Points de vue : l’expérience du terrain

Entretien avec la major-général Jennie Carignan, commandant de la mission OTAN en Iraq, et le général de division Michele Risi, commandant de la mission OTAN au Kosovo.

  • 16 Nov. 2020 -
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  • Mis à jour le: 11 Dec. 2020 09:02

Les opérations et missions de l’Alliance sont des vecteurs importants pour la mise en œuvre du programme pour les femmes, la paix et la sécurité (FPS) à l'OTAN. Ainsi, des analyses selon le genre sont effectuées de manière à ce que ces activités tiennent compte des perspectives différentes qu'apportent les femmes et les hommes. Aussi avons-nous demandé à la major général Jennie Carignan, qui dirige la mission OTAN en Iraq (NMI) depuis décembre 2019, et au général de division Michele Risi, nommé commandant de la mission OTAN au Kosovo (KFOR) en novembre 2019, de nous parler de leur expérience du rôle que joue le programme FPS sur les théâtres d’opération. Nous tenons à les remercier pour leur contribution importante à l’avancement de la cause FPS.

En quoi l'action FPS est-elle importante pour le succès de la mission dont vous assurez le commandement ?

JENNIE CARIGNAN : Elle est extrêmement importante. En Iraq, notre mission est de conseiller le ministère de la Défense pour faire en sorte que l’armée nationale soit plus efficace et qu’elle puisse compter sur la confiance de la population iraquienne, sur un encadrement de qualité ainsi que sur des liens solides avec les alliés et partenaires internationaux du pays. Nous devons contribuer à mettre sur pied des forces militaires qui aient une influence positive, un effet stabilisateur en Iraq. Toutefois, pour qu’elles aient une influence positive, il faut que les Iraquiens puissent se reconnaître en elles. C’est pourquoi il est essentiel que les femmes et la population iraquienne dans toute sa diversité aient la possibilité de jouer un rôle actif et reconnu dans la défense nationale. Pour s’en convaincre, il suffit de constater que les pays du monde qui sont stables et prospères sont ceux dans lesquels les femmes contribuent à l’armée, au gouvernement et à la collectivité sur un pied d’égalité avec les hommes. Il faut garder à l’esprit que les femmes représentent la moitié de la population iraquienne. Stabilité et prospérité sont hors de portée lorsqu’une telle proportion de la population est exclue des processus de prise de décision et de règlement des conflits. Les femmes de moins de 24 ans, qui forment un quart de la population nationale, constituent un vivier de ressources inexploitées pour les forces de sécurité iraquiennes.

« Une transformation culturelle impulsée dans la durée par les hauts responsables civils et militaires de l'OTAN est la clé du succès. »

Le ministère de la Défense peut jouer un rôle moteur en promouvant le programme FPS à travers ses réformes du secteur de la sécurité, avec pour effet de développer l’intégrité des forces armées nationales et de renforcer la confiance de la population envers elles. S’il est mis en œuvre avec succès, le programme FPS pourrait permettre à tous les membres des services de sécurité iraquiens, les hommes comme les femmes, d’être mieux au fait des questions FPS, mieux à même de déjouer les tentatives ennemies d’exploiter les enjeux entourant la question du genre et, par conséquent, plus aptes à protéger les populations vulnérables de nouveaux dangers.

MICHELE RISI : La résolution 1325 est très importante pour la bonne exécution du mandat de la Force pour le Kosovo (KFOR). Je considère la dimension de genre comme un multiplicateur de forces et comme un outil qui nous aide à mieux nous acquitter de notre mission. Nous devons mettre en œuvre le programme FPS dans l'esprit du mandat de la KFOR. Celui-ci émane de la résolution 1244, selon laquelle le rôle de la KFOR est de contribuer au maintien d’un environnement sûr et sécurisé et de garantir la liberté de mouvement pour tous les habitants du Kosovo. J’estime donc qu’il est crucial de tenir compte des différents besoins des hommes, des femmes, des garçons et des filles en matière de sécurité, comme l’exige notre mandat. D’autres organisations présentes au Kosovo, telles que la Mission des Nations Unies au Kosovo, EULEX ou encore l’OSCE, mettent elles aussi en application la résolution 1325 et les résolutions connexes du Conseil de sécurité de l'ONU dans le cadre de leur mandat. La KFOR met un point d'honneur à collaborer étroitement avec ces organisations en vue d’atteindre l’objectif de la résolution 1325. Elle suit aujourd'hui une approche totalement inclusive, qui prend tout le monde en considération – les jeunes et les moins jeunes, les hommes et les femmes, les garçons et les filles –, indépendamment de toute considération ethnique ou religieuse.

La KFOR soutient la poursuite du dialogue Belgrade-Pristina, processus dans lequel j’estime que tous les membres de la société doivent être représentés. Elle part du principe qu’une paix durable au Kosovo n’est possible que si tous et toutes participent pleinement au processus de paix. Comme les femmes et les minorités sont rarement représentées – ne serait-ce que de manière proportionnelle – aux postes formels ou officiels, la KFOR accorde de l’importance à la participation tant des femmes que des minorités ethniques aux plus hauts échelons des pouvoirs publics.

Je tiens à souligner que le programme FPS ne doit pas être considéré comme un simple ajout ou comme un volet indépendant : il s’agit d’un outil à intégrer aux procédures et aux évaluations d'état‑major, et ce dans toutes les branches, pour que nous puissions mieux remplir notre mission.

Quand avez-vous pris conscience de l'importance de l'intégration de la dimension de genre dans les opérations militaires ? Quel a été le déclic grâce auquel vous avez compris qu'il y avait une raison concrète de prendre cette dimension en considération dans les tâches opérationnelles ?

JENNIE CARIGNAN : Pour être honnête, il y a encore quelques années, je ne voyais pas l’utilité d’intégrer la dimension de genre dans les opérations militaires. Mais, à partir de 2012, j’ai été invitée à m’exprimer devant les Alliés dans le cadre de divers forums au sujet de l’intégration des femmes dans les unités de combat. N’étant pas spécialiste des questions de genre ni du programme FPS, j’ai dû passer beaucoup de temps à réfléchir à l’expérience qui a été la mienne au Canada et à m’informer sur la dimension de genre. J’ai pu ainsi non seulement découvrir tout l'éventail de perspectives et de solutions qu’offre une approche fondée sur le genre, mais également mieux comprendre ce que nous entendons par « nous » et « les autres ».

Le règlement des conflits est une question pluridimensionnelle complexe qui nécessite donc une approche multidisciplinaire et le concours d’une équipe diversifiée. D’après mon expérience, les équipes se distinguant par leur diversité font preuve de davantage de tolérance, d’empathie, de curiosité et, par conséquent, de créativité. Il est important de comprendre que, lorsque les opérations militaires et les processus de paix font abstraction de la moitié de la population, il est impossible de parvenir à une stabilité totale ou à une paix aboutie. Les femmes qui combattent dans les rangs de l’EIIL illustrent bien ce phénomène. Le camp de réfugiés d’Al-Hol, situé dans le nord-est de la Syrie et surnommé « l’école de l’EIIL », abrite 20 000 femmes et 50 000 enfants risquant d’être radicalisés et endoctrinés par ce groupe. Sur le long terme, l’existence de ce camp pourrait avoir des conséquences dévastatrices pour la sécurité, ce qui n’augure rien de bon pour la stabilité future de l’Iraq comme de la Syrie si rien n’est fait pour remédier à la situation.

« Pour que [les forces militaires iraquiennes] aient une influence positive, il faut que les Iraquiens puissent se reconnaître en elles. C'est pourquoi il est essentiel que les femmes et la population iraquienne dans toute sa diversité aient la possibilité de jouer un rôle actif et reconnu dans la défense nationale. »

 MICHELE RISI : Tout au long de ma carrière, j’ai suivi l’évolution de l’action menée en faveur de l’intégration de la dimension de genre dans les opérations militaires. À mon arrivée au Kosovo, la KFOR avait déjà établi une structure élaborée qui mettait en évidence l’impact opérationnel que la dimension de genre peut avoir sur sa mission.

La prise en compte de la dimension de genre dans les tâches opérationnelles se justifie facilement d’un point de vue pratique : c’est généralement la population qui constitue le centre de gravité des opérations de soutien de la paix. Par conséquent, il est crucial pour la mission d’inclure adéquatement l'ensemble de la population et de ne pas exclure les femmes, qui comptent pour plus de la moitié de celle-ci ; de connaître leurs besoins en matière de sécurité pour ce qui concerne les soins de santé, l’éducation et l’état de droit ; et d’encourager leur participation à la vie politique et sociale dans l’intérêt des opérations de sécurité.

Les femmes œuvrent souvent par-delà les divisions ethniques et religieuses. Elles démontrent brillamment qu’une approche inclusive aboutit à de meilleures solutions, favorise la coopération interethnique et augmente les chances de parvenir à une prospérité qui bénéficie à tous.

Alors que nous célébrons le vingtième anniversaire de la résolution 1325, nous prenons la mesure des progrès réalisés depuis deux décennies. Nous savons bien, toutefois, qu'il reste du travail à accomplir. Quelles sont vos recommandations pour l'avenir s'agissant de la prise en compte des questions FPS dans les opérations de l'OTAN ?

JENNIE CARIGNAN : Commençons par agir en interne. L’OTAN doit poursuivre sans relâche les efforts qu’elle déploie pour faire avancer la cause FPS et pour agir concrètement dans ce domaine. Ce n’est qu’en montrant l’exemple que nous pourrons réussir à mettre en œuvre le programme FPS dans le cadre opérationnel. Comme pour tout projet visant à susciter un changement, une transformation culturelle impulsée dans la durée par les hauts responsables civils et militaires de l’OTAN est la clé du succès. Ne sous-estimons pas l’impact d’un exemple inspirant, plus éloquent qu’un discours. Pour autant, les activités que nous menons dans le cadre de la mission OTAN en Iraq pour aider le ministère iraquien de la Défense à mettre en application la résolution 1325 demeurent une tâche ambitieuse. Sur 162 pays, l’Iraq se situe au 131e rang selon l’indice d'inégalité de genre. Il n’est jamais facile de faire bouger les choses, surtout lorsque plane encore l’ombre d’un conflit et dans le contexte de triple crise – économique, politique et sanitaire – que connaît actuellement l’Iraq. Mais ces difficultés ne doivent pas empêcher une évolution progressive vers l’égalité des genres. En cette période de crise et de bouleversements, les forces armées iraquiennes auront encore davantage besoin de diversité dans leurs processus décisionnels pour optimiser les résultats opérationnels sur le terrain. Le gouvernement iraquien a déjà accepté de relever le défi : en 2014, l’Iraq a été le premier pays arabe à faire sienne la résolution 1325 et à publier un plan d'action national. J’attends avec impatience la publication et la mise en œuvre du nouveau plan d'action national, actuellement en cours de ratification.

MICHELE RISI : Je considère le soutien des personnels d’encadrement comme essentiel à une bonne mise en œuvre du programme FPS dans le cadre des missions de l'OTAN. Je tiens à ce que mes conseillères pour les questions de genre (GENAD) soient soutenues par les commandants au niveau de l'état-major et des commandements régionaux. L’intégration de la dimension de genre doit s’amorcer au niveau des commandants et se répercuter à tous les niveaux inférieurs de la chaîne de commandement. Je dirige la KFOR depuis novembre 2019. Au cours des 11 derniers mois, j’ai coopéré avec le bureau de la GENAD pour intégrer la dimension de genre dans nos opérations, un objectif que la KFOR s’est fixé dès novembre 2010, date à laquelle le poste de GENAD a été créé. Mon point de vue n’est pas fondé sur le seul bilan que je dresse des 11 derniers mois, mais plus généralement sur les enseignements tirés par la KFOR depuis dix ans. Je peux compter sur une structure, le bureau de la GENAD, qui dispose d'un effectif complet, et je m’en réjouis, car le rôle de GENAD ne peut se réduire à un seul poste ni à un poste à double fonction. Ce bureau est bien trop important pour l’efficacité opérationnelle de la KFOR.

« Une paix durable au Kosovo n'est possible que si tous et toutes participent pleinement au processus de paix. »

Le saviez-vous ?

Les nombreux projets d'assistance que mène la KFOR intègrent tous la dimension de genre. La KFOR a par exemple déployé sa première équipe de liaison et de surveillance exclusivement féminine, qui a fait don de matériel au refuge pour victimes de violence domestique d'Uroševac/Ferizaj. Ce refuge a constaté une forte augmentation des cas de violence domestique depuis le début de la pandémie de COVID-19, d'où l'importance particulière du soutien de la KFOR. Celle-ci a par ailleurs récemment apporté son appui à l'ONG Jeta, qui œuvre pour la protection des femmes victimes de violence liée au genre. Les dons de machines à coudre et d'autres matériels de confection dont bénéficie l'ONG permettent à ces femmes de recevoir une formation professionnelle, qui leur procure un sentiment d'indépendance. Parmi les autres projets soutenus par la KFOR, beaucoup sont axés sur les minorités ethniques, qui font face à d'importantes difficultés financières en cette période de pandémie.

Un autre aspect très important tient à la sensibilisation au rôle des GENAD. Celui-ci doit être clairement défini : les GENAD exercent des fonctions opérationnelles consistant à prodiguer des conseils sur l’intégration de la dimension de genre. Ce rôle ne doit pas être confondu avec celui des personnels chargés des ressources humaines, qui s’occupent de questions telles que l’égalité des chances ou le harcèlement sexuel. La méconnaissance du rôle des GENAD nuit réellement à leur efficacité, et elle dessert leur mission. Les GENAD déployées au sein de la KFOR veillent à ce que nos personnels militaires, en particulier ceux des équipes de liaison et de surveillance, soient formés de manière à pouvoir intégrer la dimension de genre dans leur travail et interagir avec tous les groupes sociaux dans leur zone d’opération, l’objectif étant pour nous à la fois de recueillir et de faire passer davantage d’informations. En plus d’être mes yeux et mes oreilles, les équipes de liaison et de surveillance sont aussi ma voix, et je veux m’assurer qu’elles communiquent avec tous les membres des communautés qu’elles côtoient en portant une attention particulière aux plus vulnérables (minorités ethniques, personnes âgées, femmes et enfants), souvent ignorés. Une telle approche me permet d’avoir une vue plus complète de la situation en matière de sécurité.

Enfin, la question du genre concerne tout un chacun. La participation des hommes est requise, car elle est gage d’une plus grande crédibilité et améliore la mise en œuvre. Nous devons cesser de croire que les questions de genre sont une préoccupation exclusivement féminine. Certains des anciens GENAD déployés au sein de la KFOR étaient des hommes. Même si l’on a parfois pu trouver étrange de voir un homme exercer cette fonction, il est à mon avis préférable que le personnel du bureau du/de la GENAD soit mixte, comme n’importe quelle autre équipe. C’est pourquoi deux hommes ont été choisis pour exercer la fonction de point de liaison pour les questions de genre (GFP) au sein de l'état‑major de la KFOR.