Débat

Le Moyen-Orient doit-il constituer le nouveau front central de l’OTAN?

  • 01 Jan. 2004
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  • Mis à jour le: 04 Nov. 2008 00:34

Will Marshall dirige le Progressive Policy Institute àWashington.

Peter Rudolf est analyste au Stiftung Wissenschaft undPolitik, basé à Berlin et spécialisé dans les relationstransatlantiques.

Cher Peter,

Depuis les attaques terroristes du 11septembre, l’opinion publique aux Etats-Unis s’est fermementralliée à l’opinion suivant laquelle, au XXIe siècle, leGrand Moyen Orient constitue ce que l’Europe a été auXXe siècle, à savoir le principal creuset de conflitsdans le monde.

Il y a, naturellement, d’autres pointschauds ; la Corée du Nord est particulièrement inquiétante. Mais leGrand Moyen Orient, qui s’étend du Maroc au Pakistan, est, de loin,le point d’origine le plus probable des dangers auxquels noussommes actuellement confrontés : terrorisme nihiliste, armes dedestruction massive, dictateurs voyous et Etats endéliquescence.

Ce point de vue semble gagner du terrainen Europe. C’est ainsi, par exemple, que, lors de la Conférence surla politique de sécurité qui s’est tenue à Munich en février,Joschka Fischer a décrit le Moyen-Orient comme « l’épicentre de laplus grande menace pour notre sécurité régionale et mondiale àl’aube de ce siècle : le terrorisme djihadiste destructeur, avecson idéologie totalitaire ».

L’OTAN doit se consacrer à la défense de nosintérêts de sécurité communs contre le nouveau totalitarisme engestation au Grand Moyen-Orient.

Si les Américains et les Européenss’orientent effectivement petit à petit vers une définition communedes nouvelles menaces auxquelles nous sommes confrontés, il enrésulte que l’OTAN, la pierre angulaire institutionnelle del’Alliance transatlantique, doit se réorienter pour faire face àces menaces.

Quelle est l’alternative ? L’Alliancepoursuit sur sa lancée depuis l’effondrement de l’Union soviétique.L’élargissement de l’OTAN donne l’impression d’une activitérésolue, mais il s’agit plutôt de consolider les acquis de laGuerre froide pour l’Occident que de définir une nouvelle missionpour l’Alliance. La question demeure de savoir à quoi sert l’OTAN.Après la rupture sur l’Irak en particulier, les partenairestransatlantiques seraient bien avisés de convenir – rapidement –d’une réponse. Sinon, ils risquent d’emprunter inexorablement deschemins divergents.

Je pense que la réponse est relativementsimple : l’OTAN doit désormais se consacrer à la défense de nosvaleurs libérables et de nos intérêts de sécurité communs contre lenouveau totalitarisme en gestation au Grand Moyen Orient. Il nes’agit pas exclusivement d’un défi militaire. A long terme, laréussite exige la modification des conditions – dure répressionpolitique, stagnation économique et craintes omniprésentes dedéclin culturel – qui alimentent le fanatisme et la violence dansla région. Aux Etats-Unis, tant le président George W. Bush que lesénateur John Kerry, son rival démocrate à la Maison blanche, enappellent à une vaste stratégie de modernisation de la région, parle biais de l’extension des échanges commerciaux, del’accroissement de l’aide liée aux réformes en matière degouvernance et d’un vigoureux soutien aux droits de l’homme, à laprimauté du droit et aux groupes civiques indépendants. Fischerqualifie cette stratégie de « mondialisation positive », mais celarevient au même.

Toutefois, si, en elle-même, la puissancemilitaire ne peut vaincre la nouvelle menace totalitaire, lavictoire n’est pas davantage probable sans une menace crédible derecours à la force. Après tout, al-Qaïda a déjà attaquétrois Alliés de l’OTAN : l’Espagne et la Turquie, de même que lesEtats-Unis. Afin de défendre la « patrie transatlantique » contrede nouvelles attaques terroristes, l’OTAN doit développer sacapacité à détecter et à démembrer les cellules terroristes et àles priver de refuges. Cela justifie naturellement l’interventionsans précédent de l’OTAN dans un pays aussi lointain quel’Afghanistan.

En mettant sur pied la Force internationaled’assistance à la sécurité (ISAF) forte de 6 500 hommes à Kaboul,l’OTAN a d’ailleurs déjà franchi le Rubicon et entamé saréorientation stratégique vers le Grand Moyen-Orient. Le déficonsiste à présent pour l’OTAN à devenir un artisan de la paix plusagressif et efficace. Cela implique sortir de la capitale, désarmerles seigneurs de la guerre et les milices tout en les plaçant sousl’autorité du gouvernement central et coopérer plus étroitementavec les 10 000 Américains qui combattent le reste des talibans etdes membres d’al-Qaïda le long de la frontièrepakistanaise.

Comme les Etats-Unis ne peuvent sepermettre d’échouer en Irak, l’OTAN ne peut se permettre d’échoueren Afghanistan. Il est essentiel que nos partenaires européensrenforcent l’ISAF en hommes et en matériel et commencent à étendrela sécurité et la stabilité à d’autres parties du pays et enparticulier aux régions agitées du Pathan, dans le Sud.L’Afghanistan pourrait d’ailleurs constituer le catalyseur dontl’Europe a besoin pour hâter la mise sur pied de sa nouvelle Forcede déploiement rapide, de même que sa capacité de transport etlogistique nécessaire à la projection de troupes en des lieuxéloignés.

Une OTAN mieux concentrée et équipéepourrait également renforcer une diplomatie internationale plusvigoureuse visant à mettre un terme à la diffusion des ADM dans larégion. L’Europe serait-elle parvenue à obtenir de l’Iran qu’ilautorise des inspections internationales de ses installationsnucléaires sans une très nette démonstration de la puissancemilitaire américaine à ses portes ? Cela semble peu probable. Il enva de même pour la décision de la Libye de renoncer aux ADM et pourles mesures énergiques mais tardives prises par le Pakistan àl’encontre du bazar nucléaire d’A.Q. Khan. En plus del’amélioration de son aptitude à projeter des forces dans larégion, l’OTAN devrait toutefois également parvenir à desarrangements – modelés sur le programme de Partenariat pour la paixqui s’adresse aux pays de l’ex-bloc soviétique - avec les pays quila composent afin de stimuler la coopération, la transparence etles mesures de confiance en matière de sécurité dans toute larégion. Sans oublier le fait qu’il serait judicieux pour l’OTAN dedévelopper les capacités lui permettant de procéder à des frappespréventives contre les installations nucléaires des pays qui fontfi des normes internationales en matière denon-prolifération.

Qui plus est, il n’est pas inconcevable quel’OTAN joue un rôle plus actif dans l’endiguement des conflits etle renforcement des règlements politiques dans la région. C’estainsi, par exemple, qu’elle pourrait renforcer les efforts visant àarrêter la guerre civile au Soudan, en postant des forces afin deprotéger contre les massacres les non-Arabes dans le Sud. Ellepourrait fournir des garanties de sécurité pour faciliter unesolution négociée entre les deux belligérants du conflitisraélo-palestinien. Un nouvel Etat palestinien aurait besoind’assistance pour l’aider à désarmer le Hamas et les autres groupesterroristes, tandis qu’Israël devrait recevoir l’assurance de nepas devoir supporter seul la charge de la protection de sescitoyens. L’ouverture du Secrétaire général de l’OTAN Jaap de HoopScheffer à une mission en Irak est d’ailleurs de bon augure quantau soutien envers un nouveau gouvernement irakien et larestauration de l’unité de l’Alliance.

Tout cela exige manifestement deconsidérables changements dans les budgets militaires européens,dans la structure de prise de décisions d’une OTAN élargie et,surtout, dans les perspectives des Européens eux-mêmes. Alors qu’àl’époque de la Guerre froide, la sécurité impliquait la dissuasiond’une attaque soviétique contre l’Europe occidentale, elle exigeaujourd’hui une approche plus active et préventive en cette époquede terrorisme et de djihad. Les Européens sont-ils prêts àéchanger les risques actuels contre leur sécurité future ? Jel’ignore, mais j’espère qu’ils méditeront sur la leçon essentielleque les Américains ont tirée après le 11 septembre : ignorerl’accumulation des menaces n’est pas un gage desécurité.

Bien à vous,

Will

Cher Will,

J’apparais peut-être comme un « réaliste »à l’ancienne, mais je crois que la gestion des relations entregrandes puissances demeure le défi international fondamental. S’ilest une région où il existe un potentiel d’escalade d’un conflitentre grandes puissances en guerre (nucléaire), c’est bien l’Asiede l’Est. L’essor de la Chine posera sans nul doute des questionsdifficiles aux décideurs politiques américains et à leurshomologues européens. Je ne nie pas le fait que le terrorismeislamiste constitue la menace transnationale la plus grave. Jesouhaite seulement mettre en question l’affirmation suivantlaquelle le Grand Moyen-Orient peut représenter, au XXIesiècle, ce que l’Europe et l’Asie ont été au XXe.

D’autre part, je suis bien trop influencépar le mode de pensée des relations internationales libérales pourcroire que l’OTAN est inévitablement appelée à se désintégrer entant qu’institution de sécurité si elle n’a pas de mission globaleen termes de réponse aux menaces communes. Une telle évolution, àlaquelle vous semblez vous attendre, impliquerait une profondeévolution des préférences stratégiques de la part des membresessentiels de l’OTAN. Il est sûr qu’un changement aussiconsidérable par rapport aux coalitions existantes et des idées enfaveur de la préservation de l’OTAN en tant qu’institution desécurité aux multiples fonctions n’est envisageable que si le coûtde l’appartenance à l’Alliance s’élève de manière inacceptable.Peut-être devrions-nous nous préoccuper davantage de la dispersionde l’Alliance plutôt que de l’absence d’une mission unificatrice etd’un nouveau front central.

Or une menace commune existe. Touterhétorique politique mise à part, il s’agit d’une menace d’uneimportance beaucoup plus grande pour les Etats-Unis en tant que «puissance moyen-orientale » que pour l’Europe. Ceci étant, lamenace représentée par le terrorisme islamiste ne constitue pas,comme vous le faites remarquer, un défi exclusivement militaire. Jeferai même valoir qu’il ne s’agit même pas d’un défi avant toutmilitaire. A mes yeux, la véritable question consiste à se demanderquelle peut être la contribution fonctionnelle de l’OTAN à unevaste stratégie pour faire face aux menaces des terroristesislamistes transnationaux et aux risques pour la sécurité que posela prolifération des armes nucléaires. Une telle stratégie devraitéviter de regrouper les différents risques et défis en une seulemenace monolithique, comme cela semble être le cas dans le cadre del’actuel débat sur la politique étrangère auxEtats-Unis.

La priorité accordée au Grand Moyen-Orientne doit pas être considérée comme une thérapie pour l’Alliance. Enl’absence d’une analyse mesurée de l’engagement au GrandMoyen-Orient – reposant sur des priorités stratégiques et prenanten compte des ressources et des capacités limitées –, votre longueliste des choses dans lesquelles l’Alliance pourrait se retrouverimpliquée pourrait facilement conduire à une dispersion. L’OTANdemeure une institution trop importante pour que son existence soitmise en danger par un engagement exagérément ambitieux et coûteuxau Moyen-Orient.

Nous devrions nous préoccuper davantage dela dispersion de l’Alliance plutôt que de l’absence d’une missionunificatrice et d’un nouveau frontcentral.

Le fait que l’Occident ne puisse sepermettre d’échouer en Irak et en Afghanistan est presque devenu uncliché. Il convient toutefois d’être prudent au moment de prendreen compte le prestige et la crédibilité de l’OTAN. Quereprésenterait un échec ? Il est assurément souhaitable que cesdeux pays deviennent des démocraties stables. Mais cela ne peutservir d’étalon pour mesurer la réussite ou l’échec en termes de «stratégie de sortie ». Empêcher l’Afghanistan de redevenir uneterre d’accueil pour le terrorisme transnational représente unobjectif plus raisonnable et réaliste. Les ressources sontlimitées, de même que l’acceptation des coûts, et cela même auxEtats-Unis. La rhétorique officielle et le pragmatisme despolitiques sont deux choses différentes. Les actes ont plus depoids que les mots lorsqu’il s’agit d’évaluer des intérêts vitaux.Rares sont les pays membres de l’OTAN auxquels sourit l’idée des’attaquer aux seigneurs de la guerre dans tout le pays, tâche quevous semblez destiner aux forces européennes del’Alliance.

Vous avez raison de dire que votre visionexige de « considérables changements » de la part des Européens,incluant des budgets militaires plus élevés et une perspectivestratégique différente. Mais cela n’est guère plus probable qu’unchangement venant des Etats-Unis et que vous évitez soigneusementde mentionner : la volonté de traiter les pays européens autrementque comme des partenaires subalternes, dont la seule optionconsiste à prendre le train américain en marche ou de risquer uneconfrontation avec le partenaire dominant. Les raisons pourlesquelles les Etats-Unis sont désireux de partager la charge d’uneprésence au Moyen-Orient sont claires. Mais le partage des chargesentre Alliés implique un partage au niveau de la prise desdécisions. Or, si l’on peut imaginer que le ton de la politiqueétrangère américaine puisse être plus raisonnable en cas dechangement de président, l’acceptation d’un renforcement del’influence européenne au Moyen-Orient ne sera pas acceptée degaieté de cœur par Washington, quel que soit l’occupant de laMaison Blanche.

Des frappes préventives « contre lesinstallations nucléaires qui se moquent des normes internationalesen matière de non-prolifération » pourraient un jour s’avérernécessaires. Mais peut-on imaginer qu’un président américain, quelqu’il soit, soit désireux de rechercher un consensus au sein del’OTAN sur une telle politique ? Sa légitimation par l’OTANconstituerait sans nul doute un incitant politique majeur pourentamer des négociations aussi délicates, mais le coût del’obtention d’un accord concernant une action, disons contrel’Iran, pourrait s’avérer beaucoup trop élevé.

Si les Etats-Unis parviennent à vaincrel’insurrection en Irak et si la situation politique commence às’améliorer dans ce pays et à évoluer dans une direction positive,l’implication de l’OTAN serait séduisante d’un point de vuepolitique, mais son intérêt du point de vue militaire s’avéreraitcomparativement modeste. Si cependant la situation ne s’améliorepas, que la campagne de guérilla gagne en importance et que l’Irakbascule dans la guerre civile, toute force de l’OTAN déployée dansce pays peut s’attendre à être confrontée à des missions de combat.Ce scénario n’est guère séduisant, étant donné le sentiment desopinions publiques dans la plupart des pays membres, et ce seraitassurément une excellente recette pour de nouvelles dissensionstransatlantiques.

Le Grand Moyen-Orient se mue en épicentrede la coordination politique entre l’Europe et les Etats-Unis. Lesinitiatives concernant le Grand Moyen-Orient n’aboutiront toutefoisà rien en l’absence d’une ré-implication de l’administrationaméricaine dans le conflit israélo-palestinien.

Il se pourrait, à très long terme, que lapromotion de la modernisation économique et de la libéralisationpolitique contribue à tarir la source du terrorisme. Au cours de ceprocessus, nous pouvons toutefois nous attendre à une considérableinstabilité, susceptible de poser des défis et des dilemmes plusimportants encore pour l’Occident. Si l’OTAN peut contribuer à lagestion de ces défis, elle devrait être utilisée en ce sens. C’estainsi, par exemple, que si des partenariats militaires semblablesau Partenariat pour la paix peuvent aider à rendre les officiersdes armées moyen-orientales plus réceptifs aux normesdémocratiques, il ne fait aucun doute que de telles initiativesstimuleraient l’approche stratégique globale.

Toutefois, l’on ne peut attendre de l’OTAN– une institution sécuritaire dont le nombre de membres s’accroît –qu’elle devienne l’instance centrale de coordination de lapolitique transatlantique pour le Grand Moyen-Orient. Une tellecoordination s’avérerait sans nul doute plus facile dans le cadrede groupements fonctionnels de plus petite taille impliquantl’Union européenne en tant qu’actrice importante.

Sincèrement,

Peter

Cher Peter,

Alors que j’ai encore à l’esprit les imagesde l’épouvantable carnage de Madrid, il est difficile de prendre ausérieux l’idée que « la gestion des relations entre grandespuissances » est plus importante que la lutte contre le nouveauterrorisme de meurtres massifs, de même que l’horrible perspectivede voir les terroristes mettre la main sur des armes de destructionmassive. Le premier défi apparaît comme abstrait, académique ; lesecond nous éclate au visage.

Quoiqu’il en soit, les Etats-Unis gèrentleurs relations de superpuissance avec la Chine depuis la Guerre deCorée et continueront à le faire tout en affrontant le terrorismeet le fanatisme islamiste. Je ne pense pas que le fait pour laChine d’acquérir un poids géopolitique représente une menace pourl’Amérique ni pour l’Europe. La menace, si tant est qu’elle existe,réside plutôt dans l’idéologie et les ambitions des dirigeantschinois, ainsi que dans l’habituelle tendance des régimesdespotiques à évoquer des « menaces » extérieures pour justifier larépression. Si les forces libérales qui transforment actuellementla Chine ne sont pas étouffées et continuent à déborder du secteuréconomique vers le domaine politique, les relationssino-américaines devraient s’améliorer au lieu d’empirer. C’est laraison pour laquelle, à l’heure actuelle, je suis davantagepréoccupé par la rechute de la Russie dans l’autoritarisme que parla perspective d’une guerre avec la Chine.

Mais intéressons-nous au point crucial denotre désaccord. Vous dites que l’OTAN revêt une trop grandeimportance pour que « son existence soit mise en danger par unengagement exagérément ambitieux et coûteux au Moyen-Orient ». Maiscomment cette importance se justifie-t-elle ? L’OTAN existe-t-elleuniquement pour le simple fait d’exister ou a-t-elle un butstratégique ? Si l’Alliance est aujourd’hui confrontée à des défisd’une importance si primordiale qu’elle ne peut affecter davantagede ressources pour stabiliser l’Afghanistan, j’aimerais lesconnaître. En l’absence d’une véritable mission pour contrer devéritables menaces, l’OTAN risque de devenir l’équivalentinstitutionnel d’un doudou pour enfant, c’est-à-dire une chose quiréconforte certes, mais qui ne prémunit pas véritablement contreles dangers.

L’OTAN pourrait fournir des garanties desécurité pour faciliter une solution négociée entre les deuxbelligérants du conflitisraélo-palestinien.

Incidemment et contrairement à ce quevous laissez entendre, je n’ai pas dit que la mission de l’OTAN enAfghanistan devrait consister à mettre en place un gouvernementdémocratique, mais bien à aider le gouvernement central à pacifierle pays, afin qu’il ne bascule pas dans le chaos et ne redeviennepas une terre d’accueil pour les terroristes. Effectivement, celaexigera sans doute que l’on s’attaque à certains seigneurs de laguerre, une idée qui, d’après vous, est loin de faire l’unanimitéparmi les pays européens. Or cette tâche doit être entreprise pourque la mission puisse être accomplie. Il n’y a aucun danger dedispersion dans ce cas : de toute évidence, la prospère Europedispose de suffisamment de ressources humaines et matérielles pouraider le gouvernement d’un pays arriéré et appauvri à étendre sonautorité au-delà de Kaboul et, dans la foulée, pour aider lesforces américaines à détruire le reste des talibans et des membresd’al-Qaïda le long de la frontière pakistanaise. C’est unequestion de volonté, pas de ressources.

Enfin, vous avez raison de dire qu’unnouveau projet transatlantique visant à moderniser le Grand MoyenOrient exigera une nouvelle attitude tant des Etats-Unis que del’Europe. Mais les Européens ne peuvent avoir le beurre et l’argentdu beurre : s’ils ne veulent pas être traités comme des «partenaires subalternes » par les Etats-Unis, ils doivent supporterles charges incombant à un partenaire à part entière. Cela impliquede dépenser davantage pour la défense, de développer de nouvellescapacités en matière d’armes de haute technologie et, ce qui estprobablement le plus dur, d’être désireux de recourir à la forcelorsque nos intérêts mutuels de sécurité l’exigent. Je reconnaisqu’il s’agit-là de mesures considérables et politiquementdifficiles. Il semble que de nombreux dirigeants européens nepensent pas que les menaces en provenance du Grand Moyen Orient lesjustifient. Ils ont peut-être raison, mais ce qui s’est passé àMadrid milite fortement à l’encontre de lacomplaisance.

Bien à vous,

Will

Cher Will,

Laissons de côté la question de savoir sila gestion pacifique des relations entre grandes puissances et lefait d’éviter un conflit catastrophique entre elles demeurera undéfi aussi important en ce siècle qu’il l’a été au siècle passé.J’aimerais tellement partager votre optimisme libéral quant à lafin de la rivalité entre grandes puissances. Si je mets en questionl’idée de plus en plus acceptée dans le débat de politiqueétrangère américain que le Moyen-Orient est appelé à devenirla région de conflits prédominante de ce siècle, jereconnais que nous sommes confrontés à une menace terroristemortelle et transnationale dont les proportions sont historiquementsans précédent.

Cette menace transnationale trouveeffectivement son origine au Moyen-Orient, mais elle était déjàprésente au sein des sociétés européennes depuis un certain tempset ne peut être jugulée par des moyens essentiellement militaires.Il en découle que l’OTAN n’aura qu’une importance limitée dans cecombat. Toutefois, en ce qui concerne la plupart des Européens,cela ne signifie pas que l’Alliance perdra sa justification, sielle ne s’implique pas au Moyen-Orient. Vous semblez tenir pouracquis que les dilemmes et problèmes traditionnels de la sécuritéeuropéenne ne referont plus jamais surface, même si je reconnaisque vous faites part de certaines préoccupations face auxdéveloppements en Russie. Il est possible que cela soiteffectivement le cas, mais nous ne pouvons en être sûrs. L’OTAN neconstitue pas l’équivalent d’un « doudou pour enfant », mais unepolitique d’assurance judicieuse. Si certains risques peuvent nepas être particulièrement probables et apparaissent dès lors,suivant votre propre terme, comme « académiques », il est néanmoinsprudent et rationnel de s’assurer contre eux, aussi longtemps queles primes ne sont pas trop élevées.

Les initiatives concernant le GrandMoyen-Orient n’aboutiront toutefois à rien en l’absence d’uneré-implication de l’administration américaine dans le conflitisraélo-palestinien.

En plus du rôle structurel que l’Alliancejoue en garantissant la sécurité européenne, à la suite d’habitudesbien installées qui résultent de nombreuses années de coopérationmilitaire, la « nouvelle » OTAN constitue, à de nombreux égards, unprestataire de services de sécurité. En tant que telle, elle estégalement en mesure de rassembler des forces pour des coalitions devolontaires. Dès lors, si l’OTAN peut apporter une contributionutile pour résoudre ou gérer des problèmes spécifiques auMoyen-Orient, il ne fait aucun doute qu’elle devrait être utilisée.Mais les plans d’urgence pour des missions militaires politiquementdélicates dans la région – et l’on pourrait aisément imaginer desscénarios de crise impliquant des pays « amis » tels que l’Arabiesaoudite et/ou le Pakistan – sont une chose. Accroître l’importancedu Grand Moyen-Orient de sorte qu’il devienne le nouveau frontcentral de l’OTAN et sa raison d’être en est uneautre.

Dans le cas de l’Afghanistan, personne nenie tout simplement le fait qu’aucun membre de l’OTAN – pas mêmeles Etats-Unis – n’est désireux de consacrer les ressourceshumaines et matérielles nécessaires pour faire le travail. Desappels bien intentionnés à des entreprises ambitieuses, qui netiennent compte ni des contraintes politiques ni des perspectivesstratégiques différentes, ne peuvent engendrer que frustration etirritation.

J’estime néanmoins que nous sommes d’accordpour considérer que, tant dans le cadre de l’OTAN que, plusprobablement, dans celui d’autres enceintes, il est impératifd’ouvrir d’urgence un dialogue transatlantique soutenu quant auxpriorités stratégiques et aux politiques communes éventuellesconcernant le Grand Moyen-Orient.

Sincèrement,

Peter

Cher Peter,

Je ne considère pas comme acquise la fin dela rivalité entre grandes puissances. Il n’est pas inconcevable quede nouvelles tensions liées au nationalisme panslave apparaissenten Russie et elles pourraient inciter Moscou à une tentativeagressive d’absorption de certaines parties de l’ancien empiresoviétique. Il s’agit, bien sûr, d’un scénario du pire. Toutefois,alors que l’on assiste au recul du libéralisme en Russie, il n’estpas entièrement exclu. Préservons donc, par tous les moyens, lapolitique d’assurance apportée par l’OTAN.

Ce qui est toutefois curieux, c’estl’argument suivant lequel de tels dangers purement hypothétiquesdoivent avoir la préséance sur les menaces indubitables auxquellesnous sommes actuellement confrontés. L’OTAN constitue une alliancemilitaire formée pour protéger ses membres contre des attaquesarmées et l’intimidation. Trois membres de l’OTAN ont désormais étéattaqués par un réseau terroriste mondial enraciné au Moyen-Orientet dans l’extrémisme islamique. De deux choses l’une : soit l’OTANdéveloppe des plans, des capacités et une volonté de combattrecette menace efficacement, soit elle renonce à toute prétention dedemeurer un véritable pacte de défense mutuelle.

La notion suivant laquelle l’OTAN pourraitdevenir une réserve où des membres puisent des ressourcesmilitaires pour former des « coalitions de volontaires » semblefantaisiste en l’absence d’un consensus politique quant aux butsauxquels ces ressources doivent être affectées. Plus probablement,l’on peut s’attendre à ce que l’Alliance se mue plutôt en uneinstance de sécurité transatlantique, voire en un cadre àprédominance européenne pour l’intégration de la sécurité. Dans lesdeux cas, cela sonnerait le glas de l’OTAN telle que nous l’avonsconnue : le puissant partenariat américano-européen, reposant surune mission sans ambiguïté, à la base de la stratégie victorieusede l’Occident à l’époque de la Guerre froide et de la fantastiqueexpansion de la démocratie libérale.

Nous sommes d’accord pour considérer que leterrorisme ne peut être terrassé par des moyens exclusivementmilitaires. Certaines tâches – telles celles qui consistent àempêcher les terroristes de trouver refuge dans des Etats endéliquescence ou voyous, à détecter et à détruire les cellulesterroristes là où elles peuvent projeter de nous nuire, à préserverla paix et la reconstruction nationale au Kosovo, en Afghanistan eten Irak, à interdire le transport de matières nucléaires etdangereuses en général – impliquent toutefois inévitablement lerecours à la force militaire. L’Afghanistan constitue à cet égardun test crucial. Vous affirmez que pas plus les Etats-Unis que lesmembres européens de l’OTAN ne sont désireux de consacrer desressources pour effectuer le travail. Devons-nous alors nousretirer et espérer que tout ira pour le mieux ? Ousama ben Ladena-t-il raison lorsqu’il parle du manque de résolution de l’Occidentdémocratique ?

En l’absence d’une véritable mission pourcontrer de véritables menaces, l’OTAN risque de devenirl’équivalent institutionnel d’un « doudou pour enfant».

Des craintes réciproques et, pour laplupart, inavouées sont sous-jacentes au débat transatlantiqueactuel sur le terrorisme, l’Irak et la transformation duMoyen-Orient. Les Européens redoutent que l’Amérique les entraînedans des combats inutiles ; les Américains craignent que lesEuropéens n’aient pas le courage de mener les combats nécessaires.Je suis d’accord avec vous pour considérer qu’un dialoguetransatlantique sincère est nécessaire d’urgence pour dissiper cescraintes et élaborer une réponse commune plus efficace afin defaire face aux nouveaux dangers auxquels nous sommesconfrontés.

Bien à vous,

Will

Cher Will,

Vous faites à juste titre mention decraintes sous-jacentes au débat transatlantique. Elles semblentconstituer la manifestation actuelle de ce que les universitairesappellent « le dilemme sécuritaire d’une alliance ». D’une part,les pays qui appartiennent à une alliance craignent que leursalliés les abandonnent au moment où ils ont besoin d’eux. Del’autre, ils redoutent eux-mêmes de se retrouver piégés dans desconflits auxquels ils ne considèrent pas devoir participer pourdéfendre leurs intérêts vitaux. La Guerre en Irak a, ainsi, suscitécertaines craintes pour l’Europe de se voir prise au piège, tout engénérant de sérieux doutes quant à la sagesse stratégique del’Administration américaine en place et à ses priorités à un momentoù le terrorisme islamiste mondial constitue, sans aucun doute, ledanger manifeste et omniprésent.

Permettez-moi de réaffirmer que je ne pensepas que la « vieille » OTAN reposant sur une mission primordialegéographiquement centrée puisse être ressuscitée. Après lesattaques terroristes du 11 septembre 2001, l’OTAN a invoquél’Article 5 du Traité de l’Atlantique Nord, sans qu’aucun paysmembre n’ait interprété cette action comme une obligation defournir un soutien militaire inconditionnel. Qui plus est, commevous vous en souviendrez, Washington a clairement opté pour laformation d’une coalition de volontaires pour mener sa guerrecontre le terrorisme, plutôt que de risquer de se retrouverempêtrée dans les processus décisionnels del’Alliance.

L’OTAN ne constitue pas l’équivalent d’un «doudou pour enfant », mais une politique d’assurancejudicieuse.

Je ne me suis pas prononcé et ne meprononce pas en faveur d’un retrait de l’OTAN de l’Afghanistan. Jene vois toutefois pas comment mettre fin aux dissonances entre larhétorique de haut vol et les politiques concrètes. Pas plus que jene suis en mesure de discerner la moindre preuve que Washingtonaccorde une haute priorité à la stabilisation de l’Afghanistan. Parconséquent, je préfère me montrer prudent quant à la mesure danslaquelle nous engageons la crédibilité et le prestige de l’OTANdans cette opération. Voici plus de dix ans, les Nations Unies ontété fortement (et à tort) critiquées pour l’intervention de lacommunauté internationale en Somalie et les Américains les ontultérieurement tenues pour responsables de son échec. Cetteattitude a contribué au renforcement de l’érosion du soutienaccordé par les Etats-Unis aux Nations Unies. Dans l’intérêt del’OTAN et des relations transatlantiques, j’espère que l’Alliancesera en mesure d’éviter un bis repetita avecl’Afghanistan.

Bien à vous,

Peter