"L'avenir de l'Alliance"

Discours du Secrétaire général, Manfred Wörner prononcé à l'Université d'Istanbul

  • 18 Sep. 1989
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  • Mis à jour le: 04 Nov. 2008 21:11

Quand j'étais étudiant, les relations Est-Ouest étaient dominées par l'idéologie. Pendant une grande partie de ma carrière politique, elles l'ont été par les armements et les équilibres militaires. A présent que je suis secrétaire général de l'OTAN, j'ai l'impression qu'elles sont de plus en plus dominées par l'économie, ce qui signifie que c'est vous, les jeunes mais talentueux représentants du monde des affaires occidental, qui êtes aujourd'hui aux avant-postes des relations Est-Ouest.

On fait appel à vous, à l'Est comme à l'Ouest, pour que vous usiez de vos ressources et de votre connaissance de l'entreprise afin de contribuer à la réussite des programmes de réformes lancés à l'Ouest, de créer des sociétés mixtes, d'investir dans les pays de l'Est, de rééchelonner leur dette, de constituer des trusts privés, et caetera. Lorsque vous observez les changements en cours à l'Est, j'imagine que vos réflexions ne sont pas si différentes que cela de celles des dirigeants politiques occidentaux. Pour vous aussi, après tout, la situation est une étonnante mosaïque faite d'éléments qui diffèrent d'un pays à l'autre. Certains Etats d'Europe de l'Est ne tolèrent pratiquement aucune évolution, ne faisant ainsi qu'aggraver les problèmes qui surgiront demain. D'autres connaissent de grands bouleversements, mais ils semblent au moins vouloir enfin affronter résolument leurs difficultés politiques et économiques.

Alors, de quelle manière devons-nous réagir à ces changements, nous, les hommes politiques, et vous qui appartenez au monde des affaires ? Quelles peuvent être les conséquences de ces changements pour les pays occidentaux, pour leurs objectifs politiques et pour leurs intérêts commerciaux ? Certes, nous constatons que les avantages sont très nombreux, même s'ils semblent n'exister qu'à long terme, mais nous constatons que les risques sont très nombreux, eux aussi, et qu' ils ne se dessinent déjà que trop nettement. Nous devons adopter une démarche qui puisse nous faire profiter des avantages à long terme, tout en nous permettant d'éviter les risques qui apparaissent dans l'immédiat. Pour l'homme d'affaires ou le dirigeant politique, un investissement ou le choix d'une ligne d'action ne peut être fructueux que dans une situation stable et prévisible. Dès lors, comment pouvons-nous faire en sorte que se produisent les changements nécessaires pour que l'action menée à l'Est par les pays occidentaux porte ses fruits, tout en pouvant compter sur la stabilité indispensable pour que cette action ait le temps de faire sentir ses effets ? C'est la question fondamentale.

Et ce n'est pas une question purement théorique! Vous n'avez qu'à regarder ce qui se passe aujourd'hui en Europe de l'Est pour voir que le communisme a échoué. Les dirigeants est-européens n'ont plus de solutions à leurs problèmes. Leurs régimes, pareils aux dinosaures surpris par les variations climatiques, sont de plus en plus à la traîne des pays occidentaux. Les citoyens d'Europe de l'Est ne sont plus disposés à tolérer les carences du système - la montée des troubles sociaux et ethniques le prouve. Et nombreux sont ceux qui pensent que ce système ne peut pas être réformé, comme en témoigne le nombre sans cesse croissant de ceux qui font tout pour fuir à l'Ouest. Le marxisme ne permet pas de résoudre les problèmes des sociétés industrielles modernes, tournées vers les technologies de pointe. Si les pays de l'Est frappent aujourd'hui à notre porte, c'est qu'ils ont besoin d'aide, d'inspiration et de compétences. Nous ne pouvons rester dans la coulisse et assister, sans rien faire, à une tragédie humaine. Nous avons le devoir humanitaire d'aider tous les peuples qui aspirent à partager nos valeurs. Ils savent en effet, comme nous l'avons appris, que seules la démocratie et les forces du marché apportent la prospérité, le dynamisme, la créativité, et le bonheur tout simplement. Mais nous avons également intérêt à aider tous ces peuples. La multiplication des échecs et l'accumulation du désespoir provoqueraient des raz-de-marée qui pourraient bien nous engloutir. Il importe donc que nous traitions ces questions dès maintenant, ce qui nous laisse encore le temps d'évaluer les diverses possibilités qui s'offrent à nous et de définir résolument notre ligne de conduite.

Le défi que nous avons à relever aujourd'hui nous ouvre cependant de grandes possibilités. Si nous faisons preuve de sagesse, nous pourrons profiter de l'échec du communisme pour bâtir une Europe nouvelle, plus juste, plus ouverte, plus humaine, plus pacifique, une Europe où personne ne soit forcé d'accepter un statut de citoyen de deuxième rang, car tous les peuples jouiraient de la liberté, de l'autodétermination et de la prospérité. Dans cette Europe-là, nos valeurs occidentales devront être universelles, et non subir un coup d'arrêt arbitraire au beau milieu de mon pays, l'Allemagne. Il ne suffit pas que M. Gorbatchev parle d'une maison commune européenne comme si c'était une simple question d'architecture physique. Ce qui compte, ce sont les règles que l'on applique à l'intérieur de cette construction, l'esprit, les valeurs. Elles seules, et non la forme extérieure de la maison, peuvent rendre celle-ci habitable. C'est la raison pour laquelle je préfère parler d'un "ordre européen de paix et de justice". Celui-ci servirait nos intérêts à tous. L'universalité de la démocratie, des droits de l'homme et des principes de l'économie de marché donnerait une formidable impulsion à nos objectifs, aussi bien dans le domaine des affaires que dans ceux de la culture, de l'enseignement ou de la communication. Le changement et le progrès sont indispensables pour la construction de cette nouvelle Europe, mais ils ne sont pas suffisants. J'en reviens donc à ma question fondamentale : comment pouvons-nous faire de la nécessité une vertu, comment pouvons-nous faire d'un défi à relever une occasion à saisir, comment pouvons-nous transformer progressivement la confrontation en une coopération ?

La réponse n'est pas facile, mais tous ceux d'entre vous qui se sont intéressés au dernier sommet de l'OTAN, au mois de mai, savent que l'Alliance atlantique s'emploie sans relâche à répondre à cette question et que nous donnons à l'Ouest le leadership conceptuel dont il a besoin. Notre réponse consiste à :

  • offrir une coopération économique;
  • définir une ligne d'action propre à restructurer fondamentalement les relations politiques entre l'Est et l'Ouest;
  • mettre en place un cadre de sécurité qui permettra de stabiliser le rapport des forces entre l'Est et l'Ouest, à un niveau beaucoup plus bas.

Examinons successivement chacun de ces éléments, en commençant par notre proposition de coopération économique. Nous avons offert aux réformateurs des pays de l'Est les fruits de nos sociétés axées sur la rentabilité. Nous avons proposé de procéder au rééchelonnement de leur dette et de leur fournir une aide alimentaire pour qu'ils puissent résoudre leurs problèmes immédiats et, s'agissant de leurs problèmes structurels à long terme, nous avons également formulé diverses propositions : accès plus facile aux technologies occidentales ne pouvant être exploitées à des fins militaires, formation de gestionnaires et de scientifiques, octroi de bourses pour l'étude d'institutions démocratiques, échanges techniques, ou encore contribution à la lutte contre la pollution. Nous avons clairement indiqué que nous ne négligerions aucune possibilité de coopération bénéfique.

Le cadre que nous offrons pour la stratégie occidentale vis-à-vis de l'Europe de l'Est est clair et solide. Les idées qui ont été avancées au sommet de l'OTAN sont déjà mises en pratique, depuis plusieurs mois, par les pays de l'Alliance et par d'autres institutions occidentales. Je peux donner comme exemples :

  • la déclaration germano-soviétique de juin 1989, aux termes de laquelle des places seront réservées dans les universités et les écoles commerciales allemandes à des responsables d'entreprise et à de jeunes chercheurs soviétiques, les deux pays étant convenus aussi de procéder à des échanges culturels et scientifiques;
  • les initiatives que des pays occidentaux sont en train de prendre en vue de réexaminer le problème de la dette qui pèse sur la Pologne et sur la Hongrie;
  • l'assistance que les Etats-Unis et les pays de la Communauté européenne ont apportée à la Pologne et à la Hongrie pour la création de trusts privés et pour la lutte contre la pollution;
  • l'initiative qui a été prise au sommet des sept pays les plus industrialisés, à Paris, en vue d'amener les pays occidentaux à fournir tous ensemble, grâce à la coordination assurée par la CEE, une aide alimentaire d'urgence à la Pologne.

Toutefois, l'Alliance a bien précisé également que des conditions rigoureuses s'attacheraient à de tels programmes d'assistance. Les forces communistes qui s'accrochent encore au pouvoir en Europe de l'Est doivent, à tout le moins, se garder d'entraver le développement naturel de la démocratie. Elles ont même intérêt à favoriser ce processus. Elles doivent choisir une fois pour toutes entre le beurre et les canons, et créer les conditions propres à attirer les investissements occidentaux. En effet, aucun investisseur privé - je suis sûr que vous le confirmerez tous - ne se tournera vers des pays dont l'économie n'offre que des perspectives limitées en matière de croissance, d'innovation et de libre entreprise, et aucun gouvernement occidental ne dégagera d'importantes ressources au profit de systèmes économiques planifiés bureaucratiques et inefficaces. Le but de la contribution que les pays occidentaux apportent à la perestroïka n'est pas de sauver le communisme, mais de lui permettre de se transformer pacifiquement en un système plus pluraliste, plus créatif et plus dynamique - lui permettre de réussir ce que vous appelez, dans le monde des affaires, un "atterrissage en douceur".

A ce sujet, je dois cependant lancer une mise en garde. La bonne volonté et l'argent des Occidentaux ne suffiront pas à donner la prospérité à l'Est. Et ce n'est pas du jour au lendemain que seront réalisées de très grandes améliorations. Notre réussite dépend de la capacité des dirigeants de l'Est de faire aboutir leurs réformes. Et là, si forte que soit notre détermination à les aider, nous devons regarder la réalité en face.

Après quatre années de perestroïka, l'économie soviétique stagne toujours : les études de l'OTAN font apparaître une faible hausse seulement de la production, une multiplication des goulets d'étranglement au niveau de l'offre, une accélération de l'inflation et une augmentation des déficits budgétaires. De nombreuses incertitudes planent également sur l'avenir économique de la Pologne et de la Hongrie. Montrons-nous donc optimistes, mais soyons aussi réalistes. Et avant tout, tenons-nous en sagement aux résultats !

Quoi qu'il en soit, l'Alliance aidera les pays qui souhaitent sincèrement se rapprocher de nous et épouser nos valeurs. Nous n'essayons pas de créer un quiproquo. Nous insistons sur le fait qu'il est de l'intérêt des régimes eux-mêmes de promouvoir une réforme politique et économique. Une assistance de gouvernement à gouvernement peut apporter une amélioration dans l'immédiat, mais seule l'ouverture de ces sociétés, la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, l'abolition des mécanismes de planification centrale et la réceptivité à l'égard des idées et des influences de l'extérieur donneront à l'Europe de l'Est le stimulant dont elle a besoin pour réduire l'écart avec l'Ouest.

Notre ligne d'action, néanmoins, ne s'articule pas uniquement autour des changements économiques. Récemment, nous avons vu, en Chine, ce qui se passe lorsqu'une réforme économique est entreprise au sein d'un système rigide à parti unique et que les aspirations du peuple ne correspondent pas vraiment aux intentions des dirigeants. En particulier, l'Alliance ne tolérera pas que les droits de l'homme soient bafoués. On ne peut que se féliciter de la libéralisation qui s'est opérée en Hongrie, en Pologne et en Union soviétique; il faut qu'elle se poursuive, mais elle ne doit pas masquer les sombres agissements dont se rendent coupables d'autres pays d'Europe de l'Est. Je veux parler des trois cent mille personnes - au moins - d'origine turque qui ont dû quitter la Bulgarie, des villages qui ont été rasés en Roumanie, des manifestations pacifiques qui ont été brutalement réprimées en Tchécoslovaquie, ou encore des pressions que l'Allemagne de l'Est a exercées sur les autorités hongroises pour les dissuader de laisser des milliers de réfugiés est-allemands passer en République fédérale. Ceux-ci veulent quitter leur pays non parce que les denrées alimentaires, les emplois et les logements font défaut, mais parce que ces choses ne sont rien sans la liberté et l'espoir. Le respect des droits de l'homme n'est pas seulement un devoir moral : c'est le fondement de tout progrès social. Les régimes qui violent ces droits ont, finalement, plus à craindre de leur peuple que des pays occidentaux.

La stratégie de l'Alliance vis-à-vis de l'Europe de l'Est repose donc sur un postulat très simple : plus loin les pays de l'Est iront sur la voie de la réforme et de la libéralisation, plus nous serons disposés - et aptes - à agir. Pourtant, nous ne voulons pas nous limiter à la recherche d'une formule de sauvetage pour l'Europe de l'Est. Et j'en arrive ainsi au deuxième volet de notre stratégie pour les années quatre-vingt-dix : la restructuration des relations politiques Est-Ouest - de façon fondamentale et permanente. Les vieux antagonismes idéologiques doivent céder le pas à la compétition pacifique; la confrontation doit céder le pas à la coopération. Et, s'il est vrai que nous pouvons faire beaucoup, sur le plan économique, pour aider l'URSS et ses alliés, il est tout aussi vrai que l'une et les autres doivent faire beaucoup sur le plan politique :

  • ramener la taille de leurs forces armées à un niveau qui exclue toute menace pour les pays de l'Alliance, et conclure avec nous des accords de maîtrise des armements qui rendent cette restructuration immuable;
  • abattre le mur de Berlin et honorer dans leur intégralité les obligations qu'ils ont souscrites en matière de droits de l'homme aux termes de l'Acte final d'Helsinki;
  • s'abstenir de contrecarrer les desseins des pays neutres - telle l'Autriche - qui souhaitent se rapprocher de l'Ouest;
  • nous rejoindre dans la lutte contre le terrorisme international, le trafic des stupéfiants et la pollution;
  • nous aider à prévenir une prolifération des armements particulièrement dangereux - comme les armes nucléaires ou chimiques - jusque dans les foyers de tension de notre planète;
  • enfin, oeuvrer avec nous au règlement des litiges régionaux dans lesquels l'Est et l'Ouest risquent de se voir entraîner directement.

Le sauvetage économique de l'Europe de l'Est prendra du temps. Mais, ce nouveau type de coopération Est-Ouest à l'échelle du globe peut démarrer dès aujourd'hui et porter ses fruits demain. Une fois de plus, il y va de l'intérêt des deux camps, car bon nombre des problèmes inscrits à cet ordre du jour leur sont communs. Je fonde, quant à moi, de grandes espérances sur cette nouvelle forme de relation entre l'Est et l'Ouest, à laquelle le président Gorbatchev a fait, lui aussi, allusion. Ces derniers temps, l'Union soviétique s'est montrée disposée à exercer une médiation dans certains conflits régionaux, à jouer un rôle plus constructif aux Nations Unies, à se soumettre aux normes juridiques internationales et à condamner divers actes de terrorisme dirigés contre l'Ouest. Nous engagerons directement les Soviétiques à consolider cette coopération mondiale, qui donnera naissance à la confiance et à la stabilité propres à promouvoir nos relations économiques.

Enfin, il nous faut parler du troisième volet de la stratégie de l'Alliance, à savoir, la construction d'un cadre de sécurité avec un moindre niveau d'armements, un cadre qui soit plus stable, un cadre qui rende pratiquement impossible une guerre future sur notre continent. Depuis trop longtemps, quarante ans!, nous vivons une situation marquée par le déséquilibre militaire. Les forces soviétiques projettent leur ombre sur l'Europe; elles qui ont perpétué la division de notre continent, en restreignant la souveraineté des nations d'Europe de l'Est et d'Europe centrale, elles qui nous donnent toutes les raisons de nous méfier des intentions de l'URSS à l'égard de l'Ouest.

L'Alliance n'aura de cesse qu'elle n'ait transformé cette situation. Aux négociations de Vienne, nous avons avancé une proposition qui, si elle est acceptée, se traduira par la réduction, puis, avec le temps, par l'élimination des moyens sur lesquels l'Est peut compter pour lancer des attaques par surprise ou des opérations offensives de grande envergure. Notre proposition vise à établir une parité numérique, s'agissant des grandes catégories de matériels militaires : chars, véhicules blindés de transport de troupes, artillerie, avions et hélicoptères. Certes, l'instauration d'un équilibre plus sûr exige que l'on opère des réductions dans les arsenaux eux-mêmes, mais celles-ci ne suffiront pas à garantir la stabilité que nous recherchons : elles doivent être accompagnées d'une modification des structures et des comportements militaires. C'est pourquoi l'Alliance travaille dur à une proposition connexe qui est de nature à amener de tels changements. Nous demanderons notamment :

  • une limitation des dotations en équipements des unités d'activé (de telle sorte qu'il y ait davantage de matériels dans les dépôts);
  • des restrictions touchant aux exercices et aux activités hors garnison;
  • des échanges d'informations;
  • des vérifications "poussées" et continues.

Je veux souligner que notre quête d'une stabilité militaire accrue n'a rien d'utopique. L'Alliance a demandé qu'un accord sanctionne ses propositions d'ici un an, et, à en juger par la souplesse avec laquelle les Soviétiques ont récemment accueilli nos positions, ce délai semble pouvoir être tenu.

L'OTAN avance. Il ne faut pas voir en elle une coalition militaire acharnée au maintien du statu quo, mais bien une alliance politique qui s'efforce de le transformer. Ce statu quo, nous avons été contraints de l'accepter durant quarante longues et pénibles années, mais nous ne nous y sommes jamais résignés. Bien sûr, ce ne sont pas les armes qui déclenchent les guerres, mais il ne suffit pas d'en diminuer le nombre ou de les faire disparaître à jamais pour que règne la paix. La paix, on ne peut la construire que sur la liberté, l'égalité des chances, la justice sociale, dans une Europe dont tous les citoyens bénéficient des avantages et exercent les responsabilités inhérents à la démocratie. Vous êtes de jeunes entrepreneurs. Vous croyez dans le marché libre. Votre dynamisme et votre confiance vous autorisent à dresser les plans les plus audacieux. Tel est l'état d'esprit qui a permis à l'Europe occidentale de renaître des ruines et des cendres de la deuxième guerre mondiale. Il est désormais appelé à jouer un rôle décisif dans le retour de la prospérité en Europe de l'Est. Notre stratégie politique, qui consiste à provoquer le changement et à en assumer les conséquences, peut préparer le terrain sur lequel vous vous engagerez. Notre démarche, qui fait alterner ouvertures et défis, constitue une façon d'aller de l'avant tout à la fois hardie et raisonnable. Combinant le poids de l'Europe occidentale et celui de l'Amérique du Nord, l'OTAN peut, à elle seule, influer sur le dénouement de l'angoissante question posée par le futur de l'Europe. Quelle que soit sa puissance, aucun des deux continents, pris isolément, ne détient les ressources matérielles, le pouvoir politique ou l'aptitude nécessaires à la sauvegarde de la sécurité internationale, clé du succès. Si nous demeurons unis, nous verrons les autres se rapprocher de nous. Si nous sommes divisés, ce sera le contraire.

L'OTAN contribue d'une autre manière - toute aussi importante - à l'aboutissement de cette entreprise : elle peut préserver la stabilité au milieu des turbulences internationales. Car, le changement véritable n'intervient jamais dans le calme plat, sinon dans la tempête. Il y a quarante ans de cela, l'Europe occidentale n'a pu entamer son redressement économique avant que la situation politique, à l'intérieur de ses frontières comme à l'étranger, se fût apaisée.

C'est l'Alliance qui a brandi le bouclier à l'abri duquel les peuples ont pu, dans un climat de confiance enfin rétablie, recommencer à faire des projets et à investir dans leur avenir. L'espace de stabilité créé par l'Alliance s'étend désormais à travers toute l'Europe et s'ouvre à tous, alliés et pays neutres confondus. Il sera d'autant plus nécessaire que nos partenaires de l'Est entrent dans une période plus troublée qui rendra leurs réactions moins prévisibles. Nous continuons d'habiter à deux pas d'une superpuissance indisciplinée et surarmée. Loin de nous l'idée de la soupçonner en permanence, ou de fonder nos plans sur les pires scénarios. Pourtant, les faits sont là, et nous ne pouvons les effacer d'un simple coup de baguette magique :

  • même si nous atteignons nos objectifs immédiats en matière de maîtrise des armements, l'URSS conservera une puissance militaire énorme. A ce jour, rien n'indique que ce pays consacre moins d'argent à sa défense ou produise moins d'armes nouvelles;
  • nous n'avons pas non plus de preuve que les Soviétiques comptent se retirer d'Europe de l'Est. Leur présence militaire dans cette partie du monde restera impressionnante, en dépit des réductions unilatérales auxquelles ils peuvent procéder, et quand bien même les négociations de Vienne sur les forces conventionnelles en Europe déboucheraient sur des résultats positifs;
  • l'URSS reste aux mains d'une oligarchie dont l'action échappe encore à tout contrôle démocratique; les maîtres du Kremlin, qui ne veulent pas renoncer au communisme, ne sont pas des pacifistes, et ils peuvent changer d'avis.

M. Gorbatchev parle d'une Europe où l'équilibre des forces cédera la place à "un équilibre d'intérêts". Perspective séduisante qui, toutefois, repose entièrement sur la définition que l'Union soviétique donne de ses propres intérêts en Europe : sont-ils compatibles avec notre sécurité ? Respectent-ils le droit naturel des populations d'Europe centrale et d'Europe de l'Est à l'autodétermination ? Peuvent-ils favoriser - et non entraver - une coopération Est-Ouest fructueuse ?

Nous devons maintenir une défense sûre. Elle convaincra les dirigeants soviétiques qu'il ne serait pas aisé d'en revenir à la diplomatie de la guerre froide, et que la seule solution réaliste consiste à procéder à une réforme intérieure et à s'adapter aux conditions extérieures. Mais, parce qu'elle est réduite à son niveau minimal et qu'elle est dépourvue de tout caractère provocateur, cette défense ne peut empêcher le changement politique à l'Est, ni la réunification de l'Europe, qui aura lieu tôt ou tard.

C'est donc de vigilance que nous avons encore besoin. Foin des espérances démesurées et des attitudes suffisantes, qui risquent d'engendrer un désarmement structurel et unilatéral auquel nous devons nous opposer. Les unes et les autres sont les ennemies d'une véritable maîtrise des armements etnourrissent le sentiment trompeur qu'il est possible de faire des économies. Or, la maîtrise des armements n'est pas destinée à faire faire des économies; elle est destinée à accroître la sécurité. Il n'y a pas de protection bon marché, mais les sacrifices financiers à consentir sont bien minces, si l'on songe aux risques auxquels nous nous verrions confrontés sans une telle protection. Tout homme - ou femme - d'affaires sait qu'il faut se prémunir contre n'importe quelle menace, aussi improbable qu'elle puisse paraître, et qu'il y a lieu de réinvestir une partie des bénéfices pour garantir la croissance et le succès de l'entreprise. n en va de même pour l'Alliance. Si nous laissons se rouiller notre solide outil de défense, nous ferons deux paris hasardeux : que les Soviétiques seront toujours bien intentionnés, et que des accords parfaits de maîtrise des armements apporteront une solution à tous nos problèmes de sécurité. Mais nous compromettrons - ce qui est tout aussi grave - notre stratégie politique vis-à-vis de l'Europe de l'Est en enlevant l'échafaudage autour de la maison avant que le ciment n'ait pris.

J'ai confiance dans la perspicacité des Occidentaux : ils sauront reconnaître ces pièges et les éviter. De même, je suis persuadé que nous aurons le courage et le dynamisme voulus pour saisir les grandes occasions qui s'offrent à nous. Protégés par l'Alliance atlantique, nos peuples sont plus créatifs, nos économies plus prospères, et nos sociétés plus ouvertes et plus productives.