''L’Afghanistan et l'avenir des opérations de paix''

Discours prononcé par le secrétaire général de l’OTAN, M. Anders Fogh Rasmussen, à l'Université de Chicago

  • 08 Apr. 2010 -
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  • Mis à jour le: 15 Apr. 2010 10:31

Monsieur le doyen, Mesdames et Messieurs,

C'est un grand plaisir pour moi d'être ici, à l'Université de Chicago, et je tiens à remercier l'Université ainsi que le Conseil de Chicago sur les affaires mondiales de m'accueillir.

Je suis heureux d'être ici pour plusieurs raisons. Tout d'abord parce que Chicago est au cœur du Midwest, loin de Washington. Je n'ai rien contre votre capitale, bien au contraire, mais lorsque nous, hommes et femmes politiques d'autres pays, venons aux États‑Unis, nous devons généralement nous contenter, faute de temps, d'atterrir à Washington, de rencontrer nos homologues puis de repartir. Nous ne sortons pas de la ville.

Je pense qu'il est important de parcourir un pays et de rencontrer des gens de tous horizons. L'acteur américain Michael Douglas a un jour dit ceci : « je suis impressionné par les habitants de Chicago. À Hollywood on frime, à New York on cause et à Chicago on bosse. »

Chicago est une ville dynamique, qui a su préserver les solides valeurs traditionnelles du Midwest. C'est donc une joie pour moi d'avoir pu faire ce déplacement, et de m'entretenir avec vous.

Je suis également heureux d'être ici car nous sommes dans une université, un lieu où l'on pense, où l'on réfléchit et où l'on apprend, en étant tourné vers l'avenir. C'est exactement l'orientation que je souhaite donner à mes propos d'aujourd'hui, et je me réjouis de l'occasion qui se présente.

Vous ne serez pas surpris d'apprendre que je consacre une grande partie de mes journées à la gestion de l'OTAN et à nos opérations, à commencer bien sûr par l'Afghanistan.

Je passe beaucoup de temps à essayer de convaincre tel Allié de mettre à disposition davantage de formateurs ou tel autre de dégager des fonds pour une capacité militaire essentielle, ou encore à rencontrer des représentants des médias pour faire en sorte que les pays dont l'opinion publique est souvent très sceptique continuent de soutenir la mission.

Notre opération en Afghanistan dure maintenant depuis plus de huit ans, bien plus longtemps que toute la seconde guerre mondiale. Et je pense que le moment est venu de prendre du recul, de se détacher des affaires quotidiennes et de tirer des enseignements.

Le siège de l'OTAN à Bruxelles devrait d'ici peu commencer ce travail formel. Mais je souhaiterais profiter de ma présence ici aujourd'hui pour vous livrer quelques réflexions personnelles.

Et il ne s'agit pas d'un exercice purement académique, même si nous nous trouvons dans une salle de cours magistraux. À la fin de l'année, les chefs d'État et de gouvernement des pays de l'OTAN, dont le président Obama, adopteront un nouveau concept stratégique ‑ un document d'orientation, que l'OTAN publie tous les dix ans environ, et qui précise ce que devra faire l'Alliance au cours de la décennie à venir, où et comment.

Les travaux d'élaboration de ce concept stratégique sont en bonne voie, et Madeleine Albright, qui dirige une équipe d'experts, me soumettra une première proposition dans quelques semaines. Je suis convaincu que les enseignements tirés en Afghanistan aideront à donner corps à ce document très important.

Pour commencer, laissez‑moi vous raconter ma troisième journée en tant que secrétaire général de l'OTAN, le 5 août 2009. À six heures du matin, je prenais place à bord d'un avion de transport C‑17 de l'US Air Force, à Bruxelles, pour me rendre en Afghanistan.

Je souhaitais voir de mes propres yeux comment l'opération se déroulait, et comment son nouveau commandant, le général McChrystal, comptait la mener.

Dès mon arrivée, il m'a emmené dans sa salle de conférences, au QG de la FIAS, et il a projeté sur un grand écran un schéma représentant tous les facteurs, civils et militaires, qu'il fallait prendre en compte si l'on voulait réussir, ainsi que toutes les interconnexions entre eux. Il y en avait des centaines, allant dans toutes les directions. C'était comme si quelqu'un avait renversé un grand plat de spaghettis sur le projecteur.

La complexité de ce schéma avait pour but de faire comprendre une chose très simple : tout est lié. En Afghanistan, il ne saurait y avoir de développement sans sécurité. Et, inversement, il ne peut y avoir de sécurité durable sans développement.

Je vais vous donner un exemple. L'OTAN et les forces afghanes viennent de libérer Marjah, une zone de la province du Helmand qui a été un centre d'activité des talibans et de production d'opium. Aujourd'hui, les talibans n'ont plus de sanctuaire dans cette zone.

Est‑ce que cela veut dire que l'opération a réussi ? Pas encore. Les habitants de cette zone ont en effet besoin de voir que leurs enfants sont scolarisés, qu'il est possible de se faire soigner, et que la police s'emploie à assurer la sécurité plutôt qu'à rançonner la population.

Si rien de cela n'arrive, la population de Marjah continuera de rejeter le gouvernement. Les talibans reviendront. Et la réussite de la phase militaire, au cours de laquelle douze soldats de l'OTAN ont perdu la vie, n'aura servi à rien.

Ce qui me ramène au plat de spaghettis, et à la première leçon que j'ai retenue. En voyant son schéma, j'ai félicité le général McChrystal pour son analyse car je partage son point de vue, à savoir que tout est effectivement connecté. À terme, la réussite de la mission militaire va de pair avec celle de la mission civile, qui passe par une meilleure gouvernance, davantage de développement et une économie en progression.

Mais d'emblée j'ai eu deux questions : qui va accomplir toutes ces tâches ? Et comment nous assurer que chacun n'agit pas indépendamment des autres mais de manière cohérente, et en synergie ?

La réponse réside dans ce que l'on appelle l'approche globale. Et c'est le premier enseignement de cette mission. L'époque où les militaires pouvaient vaincre l'ennemi puis passer le relais aux civils et rentrer chez eux est révolue.

Et l'Afghanistan n'est pas un cas isolé. On dénombre actuellement seize grands conflits armés, et il s'agit toujours de conflits intraétatiques et non interétatiques. Bien souvent, ce sont les fondements de la société qui doivent être reconstruits, ce qui veut dire que les militaires et les civils doivent collaborer beaucoup plus étroitement que dans le passé.

Cela semble évident et facile à réaliser, mais c'est tout le contraire. Et, étrangement, la manière dont la situation a évolué est quelque peu paradoxale.

Au niveau national, les gouvernements des pays de l'OTAN ont généralement opté pour une approche pangouvernementale en ce qui concerne l'Afghanistan. Les diplomates, les représentants des ministères de la Défense et les experts en développement se réunissent, planifient et opèrent ensemble, notamment au sein des équipes de reconstruction provinciales présentes dans tout l'Afghanistan.

Mais au niveau international, cette leçon n'a tout simplement pas encore été apprise. Je vais vous le montrer par un exemple concret. L'Union européenne s'occupe à la fois de développement et de formation de la police en Afghanistan. Cependant, l'UE et l'OTAN ne planifient et ne coordonnent rien ensemble. Et ce, pour des raisons politiques qui n'ont absolument rien à voir avec l'Afghanistan.

Sur le fond, cette vérité s'applique également à l'OTAN et aux Nations Unies. Et, outre que c'est un gage d'inefficacité, je considère cela comme un gaspillage inacceptable de ressources.

Le manque de communication avec les ONG est lui aussi frappant. J'ai récemment déclaré publiquement que nous devions collaborer plus étroitement avec ces organisations, afin que leur « soft power » puisse venir compléter notre « hard power ».

Je peux vous dire que leur réaction n'a pas été très positive. Je pense que les ONG, qui souhaitent rester neutres, craignent de devenir partie à un conflit. Elles hésitent donc souvent à travailler sous protection militaire.

Je comprends parfaitement ces objections. Mais nous devons en discuter et trouver des solutions. Car dans une situation où tout est lié, mais où l'OTAN ne peut pas tout faire, il doit y avoir davantage de dialogue et, s'il y a lieu, davantage de coordination entre les acteurs militaires et civils, depuis la phase de planification jusqu'aux opérations sur le terrain. En temps de paix, nous devons apprendre à nous connaître et nous entraîner ensemble, afin de nous préparer au moment inévitable où nous serons tous propulsés dans une crise réelle.

Nous devons également voir quelles sont les fonctions civiles qu'il pourrait s'avérer utile de développer au sein de l'Alliance. Nous avons nommé en Afghanistan, aux côtés du commandant militaire, un haut représentant civil chargé des questions politiques. C'est une première. Certains se sont dits préoccupés lorsque nous avons mis en place ce dispositif. Mais c'est une nécessité. Et elle pourrait se représenter.

Selon moi, cela n’a rien d’une théorie abstraite. Moins nous serons efficaces dans l’adoption d’une approche globale, plus la réussite de la mission prendra du temps. L’année dernière, l’OTAN a perdu plus d’un soldat par jour, en moyenne, en Afghanistan. Ces chiffres parlent d’eux‑mêmes. Et derrière eux, autant de vies perdues, que l’on ne peut ignorer. Nous ne pouvons pas rester prisonniers de mentalités d’un autre âge. Le prix à payer en est bien trop élevé.

Cette réflexion m’amène au deuxième enseignement que j’ai tiré. Il ne suffit pas d’améliorer nos relations avec les autres organisations internationales et avec les ONG. J’estime que l'OTAN doit également institutionnaliser un dialogue large et inclusif en matière de sécurité et, dans certains cas, nouer des partenariats avec des pays clés à travers le monde.

Cela vous semble peut‑être évident. Et franchement, je pense qu’il devrait en être ainsi. Mais certains craignent qu’à force de s’étendre, l’OTAN ne se dilue. D’autres, qu’elle ne cherche à rivaliser avec les Nations Unies. Ce sont là quelques‑unes des raisons qui expliquent les hésitations quant à une relation plus systématique de l’Alliance avec des pays comme l’Inde ou la Chine.

On peut aisément comprendre ces inquiétudes. Mais je crois surtout que l’on peut y répondre. L’Afghanistan démontre, selon moi, l’importance vitale des partenariats élargis pour la réussite des missions internationales.

Quarante‑cinq pays sont déjà engagés dans la mission dirigée par l’OTAN, parmi eux, 28 pays de l’Alliance mais aussi, désormais, 17 pays non OTAN. Ce simple fait illustre une coalition politique forte, qui s’est maintenue et qui s’est même élargie malgré la difficulté de la mission.

Je crois cependant que nous devons aller plus loin et faire participer les pays qui n’envoient pas nécessairement de troupes, mais qui ont un intérêt clair dans l’issue de l’opération. Je pense au Pakistan, à l’Inde et à la Chine en particulier. Sans parler de la Russie, une autre partie prenante. L’Afghanistan n’est pas une île. J’estime qu’il est logique de discuter avec ces pays de la meilleure manière de travailler ensemble pour contribuer à ramener la paix et la sécurité en Afghanistan.

Le mot clé est « sécurité coopérative ». Pour mener une mission militaire ou pour prévenir un conflit, nous devons nous engager aux côtés des grands acteurs et parties prenantes concernés. L’OTAN doit devenir, pour nos partenaires internationaux, un espace de discussion pour les questions de sécurité d'intérêt commun, dont l’Afghanistan est un exemple parfait.

Voilà les grands enseignements politiques qui se dégagent : approche globale des opérations de paix et développement des partenariats. J’espère voir figurer ces deux éléments dans le nouveau concept stratégique. Évidemment, nous avons aussi tiré un certain nombre d’enseignements militaires pratiques.

Le plus évident est la nécessaire réforme de nos forces armées. Je vous épargne les détails techniques de la puissance des moteurs des hélicoptères de transport ou de l’effet de la chaleur et de l’altitude sur leur aptitude au vol.

J’en viendrai directement à l’essentiel. Nous avons un énorme réservoir de forces armées, hérité de la Guerre froide. Des millions de soldats… mais trop peu de troupes prêtes à être projetées sur une zone de combat. Des stocks considérables de chars et d'avions de combat que nous n’utilisons pas… mais pas assez de gros porteurs pour emmener nos troupes à destination. Sans parler de nos hélicoptères incapables de voler dans les régions montagneuses et dans la chaleur de l’Afghanistan, là où nous en avons justement besoin.

Beaucoup a déjà été fait pour transformer les forces armées de l’OTAN. Les États‑Unis sont sans conteste bien plus avancés que la plupart des autres pays de l’Alliance, car vos forces ont toujours été préparées aux opérations expéditionnaires.

Mais l’Afghanistan nous a appris que nous avons besoin de forces bien plus déployables. Que nous devons unir nos efforts pour acquérir des moyens de transport ou la logistique que les pays ne peuvent financer seuls. Et que nous devons réduire les dépenses consacrées aux infrastructures fixes pour investir dans de nouvelles capacités.

La liste des besoins urgents est longue, mais, selon moi, il y en a un, en particulier, qui n’est pas suffisamment pris en compte, c'est la capacité de formation.

En substance, l’Afghanistan, en 2001, n’avait plus de structures d’état. Plus de gouvernement national. Plus d’armée. Plus de police. Il fallait tout reconstruire de zéro.

Le fait est que nous avons mis beaucoup trop de temps à réaliser que, tant que les Afghans ne seraient pas en mesure de garantir leur sécurité, ce serait à nous de le faire. Ce qui signifie que la formation des forces de sécurité afghanes n'est pas une mission militaire de deuxième ou de troisième plan : elle est au cœur même de notre future stratégie de sortie.

Nous aurions dû, dès le départ, intégrer la formation des forces de sécurité locales dans notre raisonnement et dans notre planification. Nous ne l’avons pas fait. Mais l’année dernière, nous avons finalement mis en place une mission OTAN de formation chargée de superviser l’entraînement de la police et de l’armée afghanes. Voilà une leçon à retenir pour les missions futures.

À condition toutefois de disposer de suffisamment de formateurs. Ce qui n’est pas le cas. En fait, il est plus facile de mettre sur pied un bataillon de 800 soldats d’infanterie que de trouver 50 formateurs à déployer dans une zone de guerre.

Les armées sont composées de multitudes de brigades, de bataillons et de compagnies. Mais elles n’ont jamais vraiment envisagé de former d'autres forces et ne s’y sont donc jamais préparées. Et la police, encore moins. C’est pourquoi le quatrième enseignement que j’ai tiré de la mission en Afghanistan est que l’OTAN doit mettre la formation au cœur de ses capacités. Les pays de l’OTAN doivent faire de même. Et nous devons développer ces capacités de manière à ce qu’elles soient prêtes et déployables dès que nous en avons besoin.

Bien sûr, le cœur de métier de l’OTAN est, et restera, la défense de notre territoire et de nos populations. Mais, aujourd’hui, cela implique parfois d’aller au‑delà de nos frontières géographiques ‑ parfois même jusque dans le cyberespace. Cette priorité à l’expéditionnaire devra également occuper une place importante dans le concept stratégique.

Mesdames et Messieurs,

Voici en résumé les grands enseignements tirés de l'Afghanistan.

Premièrement, la solution aux conflits n’est pas que militaire. Nous devons intensifier l’interaction entre sécurité militaire et développement civil, bref, adopter une approche globale.

Deuxièmement, nous devons engager un dialogue et des consultations avec les principaux acteurs et les principales parties prenantes en élargissant nos partenariats au niveau international.

Troisièmement, nous devons réformer nos armées et faire en sorte que nos forces soient plus déployables.

Quatrièmement, nous devons développer une capacité d’entraînement et de formation des forces de sécurité locales.

Enfin, cette mission nous aura aussi appris quelque chose d’autre sur la puissance et le potentiel de l’OTAN.

Je sais bien qu’aux États‑Unis, certains se plaignent que l’OTAN est une organisation trop lourde, trop bureaucratique et trop complexe pour la mission en Afghanistan. Et, croyez‑moi, je suis le premier à m’opposer à la bureaucratie.

Mais quand je regarde cette opération, j’y vois autre chose. J’y vois une manifestation de la solidarité de tous les Alliés. Le 11 septembre 2001, les États‑Unis étaient frappés par une attaque terroriste. Dès le lendemain, les pays de l’Alliance invoquaient l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord ‑ qui prévoit que toute attaque contre un pays est considérée comme une attaque contre tous. C’était la première fois dans l’histoire de l’OTAN que les Alliés invoquaient leur clause de défense collective.

C’était là un bel exemple de solidarité ‑ une solidarité qui est aujourd’hui plus forte que jamais. Je constate que, malgré les victimes et malgré toutes les difficultés rencontrées, 45 pays opèrent ensemble sous la bannière de l’OTAN. Je constate aussi que, sur la centaine de milliers de soldats, 40 % sont fournis par des pays autres que les États‑Unis. Et je constate enfin que ces pays ont subi près de 40 % des pertes. Bref, un réel partage du fardeau.

À mes yeux, un des enseignements fondamentaux de la mission en Afghanistan est que l’OTAN peut assumer l'opération la plus difficile du monde. Qu’elle peut maintenir son unité, sa cohésion, et sa force, au fil des années, dans des conditions extrêmement éprouvantes. Et qu’elle peut, j’en suis certain, l’emporter. Je suis convaincu qu'une fois cette mission achevée, l’Alliance en sortira plus forte, plus efficace et plus unie que jamais.

Je vous remercie de votre attention. À présent, je me ferai un plaisir de répondre à vos questions.