Discours du secrétaire général

Discours devant le Colloque "La Défense de la France dans l'après-guerre froid

  • 27 Mar. 1996
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  • Last updated: 05 Nov. 2008 04:05


Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs,
Chers Amis,

C'est avec grand plaisir que j'ai accepté votre invitation de prendre aujourd'hui la parole devant votre colloque. Vous me donnez ainsi l'occasion d'exposer devant un parterre de spécialistes éminents, dans le cadre prestigieux de l'Ecole Militaire, certaines de mes réflexions actuelles. Je m'en réjouis et je vous en remercie.

Je serai bref car, vous vous en doutez, je suis prisonnier du programme extrêmement chargé de ma visite officielle à Paris.

Le changement dans le contexte de sécurité qui a suivi la fin de la guerre froide a incité l'Alliance à entreprendre sa propre réforme, et il ne fait pas de doute qu'elle s'est déjà fortement transformée. Le fait que l'OTAN ait créé la force de mise en oeuvre des accords de paix en Bosnie et qu'elle se trouve ainsi à la tête de 60.000 hommes venus de 16 pays alliés et de 17 autres pays montre à quel point l'Alliance a évolué, à la fois sur le plan militaire et sur le plan politique, au cours de ces dernières années.

D'autres changements s'imposent cependant, et sont en fait inévitables. La raison en est tout d'abord que l'expérience de l'IFOR influencera profondément le débat sur le rôle et les missions de l'Alliance dans la nouvelle Europe.

Par ailleurs, la décision - fort appréciée - du président Chirac d'engager plus activement la France dans l'Alliance aura également une incidence profonde sur la nature et sur le rythme des changements que connaîtra l'OTAN. L'empressement de la France à édifier un pilier européen au sein de l'Alliance a été chaleureusement accueilli par ses Alliés. Il nous est maintenant possible de nous rapprocher sérieusement de l'objectif que nous nous sommes fixé de longue date de construire une identité européenne de sécurité et de défense, qui soit compatible avec l'Alliance et qui lui apporte son soutien.

Je souhaiterais développer quelque peu ces deux points, c'est-à-dire les conséquences de la situation en Bosnie et la future réforme des structures de l'Alliance.

Aucun autre événement depuis la fin de la guerre froide n'aura autant mis à l'épreuve nos institutions, nos objectifs et même nos idéaux que le conflit en Bosnie. Les principes et les valeurs que la communauté internationale s'était engagée à soutenir et à défendre ont été attaqués. Heureusement nous avons réagi à cette attaque.

Je tiens ici à saluer le rôle dirigeant de la France dans l'inspiration et la conduite de l'effort international pour instaurer une paix durable dans l'ex-Yougoslavie. Dès les premiers temps de la guerre en Bosnie, des officiers et des soldats français ont montré l'exemple. La protestation du général Morillon à propos de Sarajevo en 1992 a été un cri de ralliement pour ceux qui ne pouvaient pas voir sans rien faire des civils innocents soumis jour après jour à un siège sans relâche.

A mesure que croissaient les effectifs et la complexité des tâches de la Force de protection de l'ONU en Bosnie, le rôle dirigeant de la France a plus que répondu aux attentes. La France a usé de son prestige et de son expérience au Conseil de sécurité de l'ONU pour stimuler et organiser la réaction des Nations Unies au conflit. Elle a participé pleinement à chaque opération militaire destinée à faire pression sur les belligérants pour les amener à un règlement pacifique. Ses navires ont fait respecter les embargos maritimes contre l'ex-Yougoslavie; ses chasseurs ont patrouillé le ciel de Bosnie pour empêcher des attaques aériennes contre des civils sans défense et pour protéger les forces civiles et militaires des Nations Unies sur le terrain.

Les Français ont appuyé sans compter et sans faiblir la défense en Bosnie des idéaux auxquels leur pays est associé - liberté individuelle, protection des innocents, aide à ceux qui souffrent. Des dizaines de militaires français ont perdu la vie en Bosnie depuis le début de la guerre en Yougoslavie, mais la France a accepté ces sacrifices au nom de la sécurité européenne et comme prix de son rôle dirigeant.

Et lorsque la réponse de la communauté internationale faiblissait et risquait de dériver, la France a réagi. En 1994, elle a proposé aux Européens, aux Etats-Unis et à la Russie de créer le Groupe de contact afin d'élaborer un plan de paix. Chaque fois qu'il a fallu plus de forces sur le terrain, ou une action plus énergique pour accomplir les missions humanitaires des Nations Unies, la France a donné l'exemple. Enfin, lorsque la dignité des casques bleues s'est trouvée menacée, lorsque des parties au conflit, avec arrogance, ont cru pouvoir recourir impunément à la prise d'otages, la France a dit : "Assez!". Le président Chirac a proposé au Royaume-Uni la création d'une Force de réaction rapide.

La Bosnie a clairement montré que les Alliés, ensemble, ont à leur disposition une gamme formidable d'instruments militaires et politiques dès lors qu'ils choisissent de les utiliser. S'agissant de la sécurité, lorsque nous avons un intérêt commun indiscutable - il est clair que mettre fin à la guerre était dans l'intérêt de chacun - et que nous employons les moyens collectifs dont nous disposons, nous pouvons produire un effet décisif.

L'IFOR va fournir de nombreux enseignements politiques et militaires. Le plus évident est l'importance de maintenir et de renforcer le système qui a rendu possible une coalition aussi large. Les crises ou les conflits futurs pourront également exiger une formule de coalition analogue, dans laquelle les membres de l'OTAN et les moyens de l'Organisation fourniront le noyau dur autour duquel pourra être structurée une force de maintien de la paix.

Il est en grande partie impossible de prévoir la composition et les caractéristiques précises d'une force d'intervention de crise. Cependant, nous ne pouvons pas nous en remettre au hasard pour la planification dans l'optique de telles crises.

La planification militaire de l'OTAN a impliqué une interaction intense avec les autorités militaires nationales des Alliés - dont celles de la France. La planification a donc été, dans toute l'acception du terme, un effort collectif. Un fait important, bien que peu connu, est que les plans de circonstance de l'OTAN pour l'ex-Yougoslavie ont été fondés sur l'hypothèse qu'aucune opération qui en découlerait ne serait limitée à la seule participation des Alliés. Nous avons espéré, et accueilli avec satisfaction, la participation de pays non OTAN au contrôle de la gestion des crises et des opérations de soutien de la paix.

La prévision par nos planificateurs militaires d'une participation de pays non OTAN a très bien complété le Partenariat pour la paix que l'Alliance a lancé il y a deux ans. A travers ce Partenariat, nous développons notre coopération pratique avec maintenant 27 pays européens dans des domaines militaires et d'autres domaines liés à la défense. Les habitudes très prometteuses qui prennent forme en matière de coopération sous les auspices du Partenariat pour la paix ont fourni la base de la participation harmonieuse et efficace de plus d'une douzaine de Partenaires à la Force de mise en oeuvre des accords de paix en Bosnie.

L'OTAN est ainsi devenue un instrument important et effectif de gestion des crises en Europe, et la base d'une large coopération avec d'autres pays européens à cette fin. Nous devons faire en sorte qu'elle reste pleinement opérationnelle.

Cela m'amène au second point, la poursuite de la réforme des structures de l'OTAN.

Au Sommet de Bruxelles de janvier 1994, les dirigeants alliés ont lancé une initiative visant à examiner comment il serait possible de développer et d'adapter les structures et procédures politiques et militaires de l'Alliance afin de permettre à celle-ci de conduire avec plus d'efficacité et de souplesse ses missions, y compris le maintien de la paix, ainsi que d'améliorer la coopération avec l'UEO et de tenir compte de l'émergence de l'identité européenne de sécurité et de défense.

L'Alliance soutient fermement le développement d'une identité européenne de sécurité et de défense effective. Les arguments en faveur de la constitution d'un pilier européen au sein de l'Alliance gardent toute leur force - et ont même été renforcés par l'expérience bosniaque. La crise de Bosnie fait douter qu'Atlas lui-même puisse, seul, porter le monde sur ses épaules.

Dans un monde où la sécurité se caractérise par une complexité croissante, il devient encore plus nécessaire de partager le leadership aussi bien que les charges. Le Secrétaire d'Etat américain, Warren Christopher, a dit fréquemment que toute crise ne doit pas nécessairement se résoudre à un choix entre l'inaction et une intervention unilatérale des Etats-Unis. Cela présuppose toutefois que l'Europe ait elle aussi une capacité d'action adéquate. Il est dans l'intérêt de l'OTAN que l'Europe soit plus unie et plus forte - je dirais même que c'est une condition de la vitalité à long terme de l'OTAN.

Cependant, nous ne pouvons accomplir nos nouvelles missions avec de vieilles structures. Les exigences de la gestion des crises et du maintien de la paix, de même que la pression exercée par la réduction des dépenses de défense dans les capitales alliées, imposent un mode d'organisation rationalisé et plus souple. Comme convenu au Sommet de Bruxelles, nous devons aussi créer des structures qui permettent aux Alliés européens de prendre une responsabilité plus grande en matière de défense - principalement à travers le concept de groupes de forces interarmées multinationales (GFIM).

D'importants et précieux travaux ont déjà été accomplis dans ce sens, en coordination avec l'UEO. J'ai très bon espoir qu'à notre prochaine Ministérielle, en juin, nous parviendrons à un accord sur un mode de mise en oeuvre du concept de GFIM qui permette d'établir des capacités militaires séparables mais non séparées pouvant être utilisées par l'OTAN ou par l'UEO.

La volonté de la France de participer de manière plus complète à l'OTAN nous a donné la possibilité de faire vraiment progresser l'adaptation des structures de l'Organisation face aux nouvelles missions à remplir et aux défis à relever. Car la décision de la France s'inscrit dans une reconnaissance commune à tous les Alliés que l'identité européenne de sécurité et de défense doit être construite, d'abord et avant tout, au sein et non en dehors de l'Alliance. Cela est essentiel tant pour la crédibilité de l'Europe que pour la cohésion transatlantique. Les processus consistant à accroître la capacité de l'Europe d'assumer une part plus importante des charges, et à renforcer et rénover l'Alliance et les liens transatlantiques qu'elle incarne, doivent aller de pair.

Tout au long de nos débats sur la restructuration de l'Alliance, nous devons garder une chose clairement à l'esprit, à savoir que les principes de la structure militaire intégrée existante devraient rester la base sur laquelle s'appuieront les structures nouvelles, quelles qu'elles soient. Sans les décennies de fonctionnement sous un commandement unique, sans les moyens exceptionnels de planification et de logistique de la structure militaire intégrée de l'OTAN, une opération de la complexité et de l'envergure de celle de l'IFOR n'aurait pas été possible.

En fin de compte, la restructuration interne de l'OTAN devrait permettre à la fois un pilier européen plus solide au sein de l'Alliance et une consolidation du lien transatlantique. Je suis convaincu que ces deux principes ne sont pas incompatibles; en effet, comme l'expérience en Bosnie le démontre, l'OTAN ne peut mettre son potentiel important au service de la sécurité dans l'Europe au sens plus large que lorsque Alliés nord-américains et européens agissent ensemble de manière harmonieuse et contribuent de façon égale. Telle est la recette du succès, non seulement en Bosnie en 1996, mais aussi en ce qui concerne la paix et la prospérité en Europe au cours des prochaines décennies.

Je voudrais aussi vous parler, même brièvement, sur la Russie. Comme vous le savez, j'en reviens. Comme votre Président, j'estime que la Russie a un rôle central à jouer. Il n'y aura pas de nouvelle architecture européenne valable sans elle. C'est dans l'intérêt de tous.

Et nous n'avons pas attendu ce jour pour nous atteler à la tâche. Nous savons tous que si la Russie progresse sur la voie de la démocratie, et si nous l'y aidons, il n'y a pas de problème de sécurité dans la zone euro-atlantique, si ardu soit-il, que nous ne puissions régler.

Déjà, et c'est un grand succès, la Russie est partie intégrante de la coalition IFOR. Mais ce n'est pas suffisant: dans le cadre d'une sécurité européenne globale, il nous faut parer à toutes sortes de problèmes. Qu'il me soit permis de citer mon ami Jacques Baumel, en qui je vois l'un des stratèges européens d'aujourd'hui, lorsqu'il disait, je le cite: "la guerre froide c'était le danger de la destruction nucléaire cataclysmique totale mais sans risque grâce à la dissuasion nucléaire; aujourd'hui, le danger cataclysmique n'existe plus mais nous vivons dans un monde à risques multiples, prolifération nucléaire, conflits ethniques, débordements de la démographie, mouvements massifs de populations, etc...".

Jacques Baumel a raison. La sécurité de demain sera globale et nous ne pouvons pas en exclure la Russie. Bien sûr, me direz-vous, la Russie est hostile à tout élargissement de l'OTAN. Monsieur Eltsine à Moscou me l'a dit en des termes qui auraient pu choquer d'autres que moi. Je lui ai sereinement répondu que l'élargissement ne serait jamais dirigé contre la Russie, bien au contraire. Il s'agit-là -- et je suis convaincu que la Russie le comprendra -- de répondre aux aspirations des démocraties d'Europe Centrale et Orientale qui souhaitent rejoindre la communauté des Etats démocratiques en entrant, non seulement dans l'OTAN mais aussi dans l'Union Européenne.

Qu'il me soit permis ici de dire que l'élargissement de l'OTAN n'est pas pour demain. Mais pour après-demain sans doute. C'est un processus, je le répète, de longue haleine, déjà bien engagé et qui prendra le temps qu'il faudra. Mais nous sommes convaincus que la Russie comprendra que nous ne reviendrons jamais sur l'élargissement de l'Alliance: il correspond en effet aux aspirations des peuples d'Europe Centrale et Orientale à la démocratie.

Celà dit, il va de soi que l'élargissement fera l'objet d'un débat progressif et transparent qui permettra de déterminer les conditions de l'adhésion des nations candidates. Il reviendra à l'OTAN de dire ce qu'elle attend des nouveaux adhérents et aux nouveaux adhérents de préciser ce qu'ils attendent de l'Alliance. Comme je l'ai dit, celà prendra du temps.

Je regarde ma montre et je ne voudrais pas abuser de votre patience: l'IFOR, la réforme de l'Alliance, l'élargissement, un nouveau partenariat avec la Russie, comme vous le voyez, nous avons du pain sur la planche. Et, plus que jamais, nous devons faire front d'un seul bloc pour répondre aux défis d'un monde de plus en plus complexe.

Je vous l'ai dit, l'expérience de la Bosnie l'a clairement démontré: l'OTAN n'est jamais aussi efficace que lorsqu'elle réunit dans l'action les Nord-Américains et les Européens. Il serait absurde sur tous les grands problèmes actuels --- et ce sera ma conclusion --- que les Alliés se divisent entre "Européens" d'un côté et "Atlantistes" de l'autre. Ce débat est dépassé.

A l'heure où la France donne le signal de la refonte en profondeur de l'Alliance, l'Europe a besoin de tous ceux qui l'aiment, sans discrimination, tout à la fois les partisans de la dimension transatlantique et ceux de la construction de l'Union Politique européenne.

Pour paraphraser le Général de Gaulle dans le Volume 2 de ses Mémoires: L'UNITE, "l'heure n'est plus à délibérer mais à agir". Je vous remercie.