Le partenariat, fondement de la sécurité européenne

Discours par Jan Krzysztof Bielecki,<br />ex-Premier ministre de la Pologne<br />EAPC Conference - 10 years of Partnership and Cooperation

  • 26 Oct. 2001
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  • Mis à jour le: 03 Nov. 2008 20:05

Mesdames,
Messieurs,

Je voudrais, pour commencer, rappeler un événement qui s'est déroulé voici plus de 20 ans, en septembre 1981, dans une salle de sport de Gdansk, au cours du premier Congrès de Solidarité (Solidarnosc). Il s'agissait du congrès d'une opposition politique et nationale qui se faisait passer pour un mouvement syndical. Mais c'était aussi le premier mouvement de masse organisé depuis 1956, l'année de la révolution hongroise, qui s'opposait au communisme et qui, plus important encore, et à la différence de l'expérience hongroise, rejetait sciemment le recours à la force. Son avenir ne semblait guère prometteur : les autorités communistes devenaient plus agressives, et l'Union soviétique exigeait avec une véhémence croissante des mesures énergiques face à la "contre-révolution". C'est à cette réunion que l'on a entendu pour la première fois - et vivement applaudi - le "Message aux travailleurs de l'Europe de l'Est". Alors que le général Jaruzelski et son état-major mettaient les touches finales à leur loi martiale, les travailleurs et les intellectuels réunis à Gdansk affirmaient leur solidarité, leur partenariat et leur coopération avec leurs amis d'Europe de l'Est : "Nous soutenons ceux qui parmi vous ont décidé de s'engager sur la voie difficile de la lutte pour un mouvement syndical libre. Nous sommes certains que, très bientôt, vos représentants et les nôtres pourront se rencontrer." Vous pourriez difficilement trouver un meilleur exemple d'isolement total par rapport à la réalité. Même l'historien officiel de Solidarité devait écrire, plus d'un an après, dans un samizdat, que ce message était une "preuve d'un messianisme totalement divorcé de la realpolitik".

Mais il avait tort, même s'il était loin d'être seul à le croire. Moins de huit ans plus tard, un électricien des chantiers de Gdansk, avec sa moustache désormais célèbre et qui devait devenir le président d'une Pologne libre, était assis à une table ronde, pour négocier les conditions de la remise du pouvoir par les communistes. Une version moderne du printemps des nations avait commencé. Dans cette révolution essentiellement pacifique, l'esprit du message de 1981 a joué un rôle important. Et tandis que je réfléchis au rôle du partenariat en tant que fondement de la sécurité européenne au cours de la décennie écoulée, je voudrais poser une question, et c'est celle-ci : cet esprit a-t-il survécu aux années qui ont suivi, années marquées par de profondes mutations politiques, sociales et économiques, des guerres et des conflits locaux, et une restructuration fondamentale de l'espace européen de sécurité ?

Il n'est plus possible, aujourd'hui surtout, d'examiner cette question dans un esprit de ravissement et d'optimisme enfantins. Au cours de ces dix années, nous avons traversé ensemble trop d'événements, heureux et malheureux, pour pouvoir retenir la possibilité d'un optimisme au rabais. Tant que les guerres dans les Balkans jettent une ombre sur le progrès de l'Europe et l'unification du continent, tant que l'effusion de sang dans le Caucase continue de troubler nos consciences, et tant que nous ne voyons pas la fin de la guerre froide dans le Haut-Karabakh (qui n'est plus, heureusement, une guerre ouverte), nous ne pouvons pas nous installer confortablement et contempler avec plaisir les résultats de la défaite pacifique du totalitarisme. Aujourd'hui, les événements du 11 septembre ont marqué nos vies d'une empreinte indélébile. Dans la situation actuelle, nous tous, pays membres de l'OTAN et pays partenaires, notre communauté tout entière, sommes engagés à des degrés divers dans la lutte contre le mal qui s'est manifesté, le 11 septembre, de manière si terriblement destructrice et inhumaine.

Nos réalisations passées sont clairement visibles; nos interrogations doivent donc porter sur le présent et sur l'avenir. Lorsque, il y a plusieurs années, analysant les premières phases, prometteuses mais difficiles, du processus de transformation en Europe centrale et orientale, Timothy Garton Ash évoquait le paradoxe de la transformation de Tanormalité normale" que constituait le communisme en la "normalité anormale" que constitue la démocratie, ce paradoxe pouvait être perçu comme un raccourci spirituel pour décrire un processus qui, globalement, a été incroyablement positif. Après des décennies de contrainte et d'oppression intérieure, et après la destruction des notions élémentaires de société civile et d'économie de marché en Europe centrale et orientale, nous nous trouvions en face de la "normalité anormale". Notre réalité était anormale en ce sens qu'elle nous mettait au défi de comprendre la "normalité" apparue après 1989. Nous, c'est-à-dire les membres des sociétés d'Europe centrale et orientale, avons relevé avec enthousiasme ce défi. Mais, si nous nous souvenons de la décennie écoulée, et des événements du 11 septembre, une autre question se pose, qu'il est impossible d'éluder, et qui pourrait se transformer en un nouveau défi : cette "normalité anormale" pourrait-elle avoir un sens moins positif? Pourrait-elle représenter une menace à laquelle nous devons faire face aussi rapidement et aussi efficacement que possible? La transition de "l'anormalité normale" à la "normalité" plutôt qu'à la "normalité anormale" serait-elle maintenant menacée? Et dans ce cas, comment pouvons-nous nous opposer à cette menace?

Le partenariat auquel nous songions, au cours des premiers mois et des premières années de liberté de la Pologne, nous paraissait devoir être une politique pour les bons comme pour les mauvais jours. A l'époque, en 1989 et 1990, lorsque nous imaginions les mauvais jours, nous pensions à la persistance des forces représentant le passé négatif d'une Europe divisée, quelque affaiblies que ces forces aient pu être. Cela signifiait que le partenariat ne pouvait pas constituer un programme minimaliste, exigeant simplement une coordination des intérêts. Il devait mettre en question ces intérêts, et les redéfinir sur une base nouvelle. Il devait maximiser les valeurs, et exprimer le courage et la réflexion dans l'action concrète.

Après notre arrivée au pouvoir, et alors que nous étions toujours limités par les termes de notre compromis avec les communistes, nous avons dû regarder activement autour de nous, dans notre propre région, d'autant plus que l'ordre ancien subsistait dans notre voisinage immédiat. Nous savions que nous serions confrontés à des temps difficiles si nous restions seuls. En un mot, notre c?ur et notre esprit étaient orientés dans une même direction : le partenariat et la coopération les plus étroits possibles avec les forces qui, dans la région, étaient les plus proches de nous sur le plan politique. L'histoire de cette coopération, à Prague, à Kiev, à Vilnius et même à Moscou, est encore à écrire. La raison imposait le gradualisme, ainsi qu'une démarche pas à pas pour le développement, parmi les démocraties occidentales, d'un soutien politique international au processus de transformation qui venait de commencer. Que le premier discours du Premier ministre, M. Mazowiecki, ne comportât aucune référence à l'adhésion à l'OTAN ou à la construction d'une nouvelle forme de communauté euro-atlantique ne devrait donc surprendre personne. Cela devait constituer une étape ultérieure. Cette démarche ne constituait toutefois pas un signe d'habileté ou de conspiration, mais elle s'inscrivait dans un processus d'apprentissage de nouvelles conditions et de nouvelles formes de partenariat, auprès d'élites et d'hommes politiques, de l'Est comme de l'Ouest. Lorsqu'en 1991, en ma qualité de Premier ministre, j'évoquais la nécessité d'élargir la sphère de protection de l'OTAN, nous ne faisions que les premiers pas le long de ce nouveau chemin. On pourrait parler d'un type particulier de formation sur le tas.

Il me semble qu'il nous a été plus facile de comprendre la dynamique des événements dans notre environnement immédiat. Nous avons élaboré de nouvelles formes de partenariat, comme en témoigne le succès de la coopération entre la Pologne, la Tchécoslovaquie et la Hongrie, qui a conduit d'abord à la dévalorisation, puis à la dissolution du Pacte de Varsovie, quelques semaines avant le putsch de Yanaev à Moscou. Malgré ses vicissitudes, la tradition de cette coopération a survécu jusqu'à aujourd'hui, et se poursuit sous les auspices du groupe quadripartite de Visegrad. Je le dis sans hésitation aucune, la plus grande réussite de notre soutien politique en faveur de l'indépendance de l'Ukraine a été sa reconnaissance immédiate, par mon gouvernement, dès que ce fut possible.

Il ne fait pas de doute que la construction d'un partenariat avec nos plus grands voisins, l'Allemagne et la Russie, représentait pour nous le principal défi.

S'il m'est permis d'invoquer ici le Tout-Puissant, je voudrais dire que je considère que la nouvelle ouverture de notre politique vis-à-vis de l'Allemagne, tant avant qu'après sa réunification, a été ni plus ni moins un miracle. Notre partenariat avec ce grand voisin était handicapé, à un point qu'il est difficile d'imaginer, par un passé historique malheureux. Un partenariat ordinaire, "minimaliste", n'aurait pas permis de réaliser grand chose. Il fallait y ajouter un élément de folie inspirée, un effort de volonté, et une mobilisation des efforts autour de valeurs, non seulement pour abattre les craintes et la méfiance parmi nos partenaires dans les négociations politiques, mais aussi les craintes et les angoisses au sein de notre propre société. Nous avancions dangereusement, sur une corde raide, entre approbation méfiante et accusations virtuelles de trahison nationale. Nous avons eu la chance de trouver de bons partenaires, qui ont su apprendre aussi vite que nous. Nous avons aussi obtenu d'autres soutiens, non seulement celui des Etats-Unis, de la France et de la Grande-Bretagne, mais aussi celui de Gorbatchev en Union soviétique. Nous avons gagné, et cette victoire, nous l'avons remportée avec les Allemands et avec l'Europe.


Je ne crois pas qu'il me faille convaincre qui que ce soit que la Russie représente un chapitre à part dans l'histoire de la Pologne. Mais même dans le cas de la Russie - complexe et difficile, mais d'une certaine manière différent de celui de l'Allemagne - nous avons eu la chance d'avoir en face de nous des hommes politiques raisonnables et rationnels : d'abord Gorbatchev puis, à partir de l'automne 1991, Eltsine. Le processus de renforcement de notre partenariat avec la Russie n'est pas encore achevé, et les mesures concrètes prises par le Président Poutine sont une source d'espoir et constituent un fondement solide sur lequel édifier un nouveau partenariat.

Chacun des pays d'Europe centrale et occidentale peut écrire sa propre histoire de l'établissement de nouvelles bases et de nouvelles formes de partenariat. Ces histoires trouveraient leur image inversée dans les nouvelles histoires des pays d'Europe occidentale et d'Amérique du Nord. Il faut dire que l'effondrement de l'Union soviétique et l'émergence de nouveaux Etats s'inscrivent aussi dans ce processus. Le divorce pacifique entre les Tchèques et les Slovaques a suscité l'espoir que, comme la plus grande partie de l'ex-Union soviétique, d'autres lieux parviendraient également à connaître une vie paisible par le biais de séparations parfois douloureuses. Les guerres sauvages qui ont éclaté dans les Balkans, associées à l'effondrement de la Yougoslavie, ont mis un terme à ces espoirs. Le nationalisme, joint à l'intolérance et au fanatisme religieux, nous a dévoilé un nouveau type de menace, qui ne se manifestait alors qu'à une échelle régionale. Nombreux sont ceux qui ont caressé l'illusion que nous assistions simplement aux soubresauts d'agonie d'un système totalitaire. Mais tel n'était pas le cas : il suffit de porter notre regard sur la Macédoine, sur les mouvements fondamentalistes islamistes qui sévissent à travers l'Asie centrale, ou même sur le radicalisme populiste de droite qui se développe dans de nombreux pays d'Europe occidentale, centrale et orientale, quelque contenu ou informe qu'il puisse être aujourd'hui.

Il semble que nous commencions seulement maintenant à nous rendre compte que des phénomènes ou des processus que nous considérions comme isolés font en réalité partie d'un ensemble unifié. Nous avions abordé les problèmes régionaux et sous-régionaux comme des "cas individuels" dont le règlement pouvait nécessiter des efforts politiques (et financiers) mais ne représentaient pas un défi pour l'Europe, dénomination qui, fréquemment, désigne implicitement l'Europe occidentale.

Le moment approche à grands pas où il nous faudra commencer à envisager l'Europe comme une seule entité, et aussi, à une échelle plus large, comme un acteur sur la scène mondiale. Si je ne me trompe, cela signifiera que les différends et les conflits dans lesquels nous nous sommes impliqués jusqu'à présent seront petit à petit considérés comme ayant un caractère essentiellement régional. Ne soyons toutefois pas trop sévères dans notre autocritique. Il se peut que l'expérience précommuniste de l'Europe centrale et orientale, et aussi celle qu'elle a acquise au siècle dernier, dominé par le fascisme et le communisme jusqu'en 1945 et ensuite par les conflits idéologiques, politiques et économiques entre communisme et démocratie, ait conféré à cette partie du monde un sens particulièrement aigu des concepts de partenariat, de coopération, de communauté, d'équité et de primauté du droit. Le partenariat peut être une concession, ou le résultat d'un compromis, ou une manière d'exécuter un contrat. Il peut aussi être quelque chose de plus ambitieux : une façon de vivre, un mode de fonctionnement dans un monde divisé selon des critères différents. Dans ce second sens, le partenariat est un concept proche de ceux de la solidarité (avec un "s" minuscule) et de la communauté; il est une prescription et un antidote à la division.

La façon dont la Pologne perçoit le partenariat et son association à la sécurité européenne découle indubitablement de cette seconde interprétation, plus profonde (voire organique). Si nous repensons aux échanges de vues et aux discussions que nous avons eus à cet égard - dans le cadre, par exemple, de notre adhésion au PPP tout d'abord, et à l'OTAN ensuite - nous nous souviendrons sans difficulté qu'ils se rapportaient tant à l'extension de la sphère de protection de l'OTAN et à la stabilité politique et militaire de la région au sein de la nouvelle Europe, qu'à l'effacement des principales divisions créées au cours des cinquante années écoulées. Il importe de se rappeler que, s'agissant des différences liées au bien-être matériel, à la prospérité ou à d'autres facteurs de cette nature, ces divisions étaient enracinées bien plus profondément dans le passé.

La discussion relative à l'adhésion au PPP et à l'OTAN ne tournait pas exclusivement, ni même essentiellement, autour de la question de savoir si nous avions ou non peur de la Russie. Je ne veux pas non plus exagérer ni éviter ce sujet, mais je crois pouvoir affirmer que l'enjeu n'était pas simplement le bien-être et la sécurité des Polonais, des Tchèques et des Hongrois, mais qu'il s'agissait de l'unité de l'Europe. D'une manière plus générale, il fallait pouvoir s'affranchir des contraintes du cadre existant, résultat du conflit entre démocratie et totalitarisme. Le fait qu'il s'agissait de discussions amicales avec des partenaires de l'Ouest n'a pas rendu les débats moins âpres. Il faudrait beaucoup de temps pour en faire le compte rendu, mais si je devais en résumer la substance en quelques mots, je reprendrais l'expression que j'ai utilisée tout à l'heure : formation sur le tas. Ensemble, peuples des deux parties de l'Europe et d'outre-Atlantique, nous avons appris qu'il ne faut pas voir dans le partenariat une man?uvre technique, que beaucoup interpréteraient comme une façon de garder les problèmes en suspens, ni une forme de rejet. Au contraire, s'il fallait donner au partenariat un sens, on le définirait comme un processus destiné à la formulation d'objectifs, de critères d'évaluation et de critères de performance, et à la prise de décisions. Mais pour que cela puisse se concrétiser, nous devons pouvoir faire appel aux mêmes valeurs fondamentales, car la réunion de ce qui a été un jour divisé par la force représente plus que l'entretien de relations correctes, voire très bonnes, entre des Etats. Ceux qui ont critiqué l'élargissement de l'OTAN n'ont pas été capables ou n'ont pas voulu comprendre cette réalité fondamentale. Mais soyons honnêtes : ils n'ont pas affiché leur réticence avec trop d'agressivité.

Le partenariat pris dans cette acception ne devait exclure personne a priori, sauf, bien sûr, les dictatures, qui n'étaient pas très nombreuses dans l'espace euro-atlantique en 1989. Il n'excluait naturellement pas la Russie. Au contraire, il fut l'une des manières de forger une nouvelle relation avec ce pays, celui-ci y trouvant quant à lui une façon d'obtenir la place qu'il méritait en Europe. Lorsque je réfléchis à nos relations avec ce grand pays, plus de deux ans après avoir adhéré à l'OTAN, j'observe que nos contacts, loin de s'être détériorés, ont plutôt gagné en qualité. Ce qui était impossible hier, ou représentait un sujet tabou, peut aujourd'hui être débattu, voire réglé. Ce résultat peut-il être considéré comme procédant du miracle? Loin s'en faut. La logique du partenariat, la logique de la communauté européenne et celle des actions de l'OTAN et d'autres organisations européennes montrent clairement que la décennie qui vient de s'achever n'avait rien à voir avec un jeu où l'un gagne et l'autre perd. L'élargissement de l'OTAN, qui est un élément dans la création d'une communauté européenne plus large, doit davantage être considéré comme une stratégie où toutes les parties sont gagnantes. Mais à vrai dire, cet élargissement ainsi que tous les autres éventuels élargissements futurs ne sont en réalité qu'un fragment d'un processus plus large dans lequel l'Union européenne va être amenée à jouer un rôle de plus en plus dynamique et de plus en plus marquant, y compris dans une dimension politique et militaire. Dans le cadre de ce processus, il reste de la place pour une coopération stratégique entre l'OTAN, l'Union européenne et la Russie.

Des spécialistes du partenariat venant d'horizons divers, y compris nos ambassadeurs auprès de l'OTAN, de l'Union européenne, de l'OCDE et à Strasbourg, ont tendance à se lasser de voir l'Europe ressembler progressivement à un assemblage d'institutions interdépendantes. Leurs plaintes ne sont pas entièrement sans fondement, surtout si nous pensons à l'efficacité du fonctionnement de ces institutions, et en particulier à l'efficacité de la coopération entre celles-ci. Mais en même temps, la densité des relations mutuelles tend à montrer que l'institutionnalisation du partenariat est un fait accompli, et qu'y consacrer l'argent du contribuable n'est pas considéré comme une extravagance. Au cours de la décennie écoulée, la situation a changé du point de vue qualitatif.

Il y a dix ans, en Pologne, nous considérions le partenariat comme la réponse à apporter aux bons comme aux mauvais jours. En dépit des différends et des conflits locaux dont j'ai déjà parlé, les dix dernières années ont, dans l'ensemble, été bonnes. C'est uniquement grâce à cela que nous avons pu consacrer du temps non seulement à des questions d'une importance stratégique, mais aussi à des futilités (des problèmes importants en soi, mais néanmoins futiles). Et nous n'étions pas les seuls. Le fameux conflit de la banane a montré que même l'Union européenne et les Etats-Unis pouvaient consacrer du temps et de l'énergie au règlement d'un conflit dont on pourrait dire, en paraphrasant Keynes, que malgré le coût qu'il représente, il peut devenir un luxe que nous avons les moyens de nous offrir, simplement si nous le voulons.

Cette période s'est clôturée lorsque le premier avion a heurté le World Trade Centre. Nous ne savons pas encore comment la situation va évoluer sur le front du conflit militaire contre les terroristes, ni à l'échelle mondiale, au-delà de la chasse à Ben Laden. Nous pouvons toutefois affirmer que nous entrons très probablement dans une période difficile, et que le temps du partenariat des mauvais jours est arrivé.
Le moment que nous vivons nous fait réfléchir à nouveau à nos principes et à nos valeurs de base, aux éléments fondamentaux. Surtout lorsque nous devons réagir à des phénomènes et à des processus qui, tant au niveau théorique qu'au niveau politique, sont beaucoup plus complexes que la simple dichotomie de la guerre froide, de la démocratie contre le totalitarisme. Venir à bout des terroristes, détruire leur infrastructure logistique et financière et neutraliser leurs complices est la partie opérationnelle de notre mission. Ce combat, qui est en cours, doit être mené sans la moindre hésitation. La seconde partie de notre mission est le combat contre nous-mêmes, afin que nous ne nous laissions pas envahir par le désir de représailles et de revanche. Il ne s'agit pas d'un problème qui se pose aux gouvernements, du moins pas essentiellement. Il s'agit de nous-mêmes, de notre manière de voir le monde et de voir les autres peuples. Les pièges sont évidents. Il n'y a à cela qu'une réponse : protéger et étendre l'espace démocratique. C'est là aussi la réponse à apporter aux sentiments chauvinistes et populistes en Europe même. La troisième partie de notre mission n'est pas nouvelle non plus, elle exige de nous en définitive que nous trouvions une réponse concrète, pas tant au problème de la misère, qu'à celui du sentiment de désespoir qui mine des centaines de millions de personnes.

Permettez-moi de vous relater brièvement une anecdote, empreinte d'héroïsme, qui s'est déroulée le mois dernier au World Trade Centre. Elle nous permettra de considérer le terme "partenariat" dans une perspective différente.

Peut-être aurez-vous déjà entendu parler des six hommes qui sont montés dans un ascenseur de la tour n° 1 du World Trade Centre le 11 septembre au matin. Leur ascenseur filait à toute vitesse vers le haut de la tour lorsque, après une minute, il s'est brusquement arrêté puis a amorcé un plongeon. Quelqu'un a appuyé sur un bouton d'arrêt d'urgence. Un peu plus tard, de la fumée a commencé à s'infiltrer dans l'ascenseur. L'un des hommes a essayé d'ouvrir la trappe au plafond, d'autres ont écarté les portes de la cabine parvenant à les ouvrir à l'aide du long manche en bois d'une raclette de laveur de vitres appartenant à l'un des six hommes.

J'hésite maintenant à mentionner le nom de ce laveur de vitres, car vous comprendrez alors pourquoi j'ai été interpellé à ce point par cette anecdote. Son nom est Jan Demczur. Oui, c'est un Polonais.

M. Demczur et les autres hommes se sont vite rendu compte que l'ascenseur s'était arrêté au cinquantième étage, où, normalement, il ne s'arrête pas. Il n'y avait pas de porte. Pour s'échapper, il fallait en creuser une. M. Demczur, qui avait travaillé dans la construction à l'époque où, immigré polonais, il venait d'arriver aux Etats-Unis, a vu que le mur était fait de Placoplâtre. Il savait qu'il y avait moyen de le découper avec un canif bien aiguisé. Bien sûr, personne n'avait de canif. Ils avaient néanmoins la raclette de M. Demczur, dont un bord est métallique. Pendant les trente minutes qui ont suivi, les hommes se sont relayés pour scier la paroi et tailler un orifice dans le mur. Finalement, ils se sont retrouvés dans des toilettes, au grand étonnement de plusieurs pompiers. Tous se sont empressés de descendre les escaliers et de gagner la rue, tout juste cinq minutes avant que la tour s'effondre.

Dans ces cas-là, comme bien souvent, le partenariat sauve des vies. Si on réfléchit après-coup à la façon d'adopter l'attitude du brave M. Demczur face aux défis auxquels l'Europe est confrontée, il va également de soi que le partenariat exige aujourd'hui de nous une vision claire, parfois empreinte de grandeur, une capacité de poser des questions et de donner des réponses avec une même audace. Cela ne concerne pas seulement notre pays ou notre région, cela concerne le monde entier. Il s'agit de valeurs que Jésus, Mahomet, Moïse et Bouddha ne contesteraient jamais : le droit des peuples à la dignité, à la liberté et au libre arbitre. Ils sont de notre côté, mais nous devrons le prouver.