Étant donné leurs incidences potentielles sur la défense et la sécurité, l’OTAN a placé les technologies quantiques sur sa liste de technologies émergentes et de technologies de rupture essentielles. Le présent article expose certaines de leurs applications futures les plus fascinantes, ainsi que les conséquences de ces dernières pour la défense et la sécurité.
Si vous n’êtes pas sidéré lorsque vous entendez parler pour la première fois de la théorie quantique, c’est que vous ne la comprenez pas.
Si vous croyez comprendre la mécanique quantique, vous ne la comprenez pas.
Non seulement l’univers est plus étrange que nous ne le pensons, mais il est plus étrange que nous ne sommes capables de le penser.
Ces trois citations de trois grands noms de la physique quantique nous montrent que le consensus est large : on ne s’attaque pas à la mécanique quantique comme aux mots croisés du dimanche. Pour autant, la mécanique quantique n’est pas seulement un casse-tête ou un exercice intellectuel de haute volée, car, bien que cela ne soit pas facile à appréhender, certaines des technologies qui nous entourent s’appuient déjà sur ce que nous en avons compris.
Les transistors et les semi-conducteurs de nos ordinateurs, comme les infrastructures de communication, sont des exemples de technologies quantiques de « première génération ». Mais le meilleur reste à venir : grâce à des avancées dans la compréhension de phénomènes tels que la superposition ou l’intrication (voir ci-dessous), la « deuxième révolution quantique », qui autorise le développement de nouvelles technologies susceptibles de changer profondément la donne, est en marche.
Des capacités civiles et militaires radicalement nouvelles vont voir le jour, d’où le grand intérêt que l’industrie et les gouvernements portent depuis quelques années aux technologies quantiques. Dans leur course à la « suprématie quantique », les grandes entreprises technologiques comme IBM, Google et Microsoft dépensent des centaines de millions de dollars en recherche et développement dans le domaine du calcul quantique. De même, les gouvernements sont conscients du potentiel de transformation et de la valeur géopolitique que recèlent les applications des technologies quantiques. Ainsi, les États-Unis, l’Union européenne et la Chine ont chacun mis en place leur propre programme de recherche doté de plus d'un milliard de dollars.
Principes de la mécanique quantique
Afin d’aider à la compréhension des applications possibles des technologies quantiques, il est intéressant de présenter, sans entrer dans les détails, les principes fondamentaux de la mécanique quantique.
Les technologies quantiques exploitent les phénomènes physiques à l’échelle atomique et subatomique. Le point de départ de la mécanique quantique est qu’à cette échelle le monde n’est plus « déterministe », mais « probabiliste ».
Cette notion de probabilité a fait l’objet, lors du cinquième congrès Solvay de physique tenu à Bruxelles en 1927, d’un échange resté célèbre entre Albert Einstein et Niels Bohr. Vingt-neuf des plus grands physiciens de l’époque (dont dix-sept futurs prix Nobel) étaient réunis à l’occasion de ce congrès pour débattre de la toute nouvelle théorie quantique.
Au cours de ce « débat du siècle », Niels Bohr défendit la nouvelle théorie de la mécanique quantique formulée par Werner Heisenberg, tandis qu’Albert Einstein essayait de soutenir le paradigme déterministe de la cause et de l’effet. Albert Einstein lança sa célèbre réplique : « Dieu ne joue pas aux dés », à quoi Niels Bohr répondit : « Mais qui êtes-vous, Einstein, pour dire à Dieu ce qu’il doit faire ? »
La communauté scientifique s’accorde aujourd’hui pour dire que c’est Niels Bohr qui avait raison. Cela signifie que notre monde ne suit pas un scénario fixé à l’avance et basé sur le principe de causalité, mais qu’il est soumis au hasard. Autrement dit, même si vous saviez tout ce qui peut être su de l’univers, vous ne pourriez pas prévoir son évolution.
Ce nouveau paradigme probabiliste a conduit à une meilleure compréhension de certaines propriétés essentielles des particules quantiques – notamment la superposition et l’intrication – sur lesquelles s’appuient les technologies quantiques. Le développement des capteurs quantiques, des communications quantiques et du calcul quantique, qui constituent la prochaine génération de technologies quantiques, a ainsi pu être stimulé.
Applications actuelles et futures
Bien que l’engouement autour des technologies quantiques se soit surtout concentré sur le calcul quantique, le monde des capteurs quantiques et des communications quantiques est tout aussi fascinant et prometteur.
Capteurs quantiques
Les capteurs quantiques utilisent des atomes ultra-froids ou des photons, placés avec soin dans des états quantiques spécifiques en s’appuyant sur les principes de superposition et d’intrication. Ces états quantiques étant extrêmement sensibles aux perturbations, les capteurs quantiques permettent de mesurer de très faibles variations de grandeurs telles que la température, l’accélération, la gravité ou le temps.
Les capteurs quantiques pourraient révolutionner nos technologies de mesure et de détection. Non seulement ils améliorent grandement la précision et la sensibilité des mesures, mais ils pourraient permettre de réaliser des mesures qui ne sont pas actuellement du domaine du possible. On compte au nombre de leurs applications envisageables la cartographie précise du sous-sol, des systèmes d’alerte précoce en cas d’éruption volcanique, des systèmes autonomes capables de « voir » derrière les obstacles et des scanneurs portables permettant de suivre l’activité cérébrale d’une personne (source : Scientific American).
Bien que les technologies quantiques puissent sembler appartenir à un futur éloigné, les premiers capteurs quantiques sont en réalité déjà sur le marché (horloges atomiques et gravimètres, par exemple). Au cours des cinq à sept prochaines années, d’autres applications devraient apparaître, au premier rang desquelles des systèmes PNT (positionnement, navigation, datation) et des technologies de radars quantiques.
Communications quantiques
L’intérêt des communications quantiques réside dans le fait qu’elles pourraient permettre de communiquer des données de manière ultra-sécurisée, voire totalement impossible à pirater. Aujourd’hui, nos échanges de données reposent sur des signaux électriques représentant des « 1 » et des « 0 », transmis par des câbles à fibres optiques. Un hacker parvenant à établir une connexion avec ces câbles peut lire et copier les bits qui y circulent. Dans le cas des communications quantiques, l’information transmise est codée sous la forme de particules quantiques, ou « qubits », qui se trouvent dans une superposition des états « 1 » et « 0 ». En raison de la sensibilité des états quantiques aux perturbations extérieures, dès qu’un hacker essaie d’intercepter une information transmise chaque qubit concerné prend la valeur « 1 » ou la valeur « 0 », ce qui détruit l’information quantique et, de plus, laisse une trace.
La première application des communications quantiques est la distribution quantique de clés (QKD), qui consiste à échanger des clés cryptographiques par l’intermédiaire de particules quantiques : l’information elle-même est transmise via l’infrastructure de communication habituelle et sous la forme de bits traditionnels, mais les clés cryptographiques nécessaires pour la déchiffrer sont transmises séparément et au moyen de particules quantiques. La QKD fait déjà l’objet de nombreuses expérimentations, tant dans le domaine des communications terrestres que dans celui des communications spatiales. En 2016, la Chine a lancé « Micius », le premier satellite au monde consacré à la science quantique. Micius a déjà permis de sécuriser par QKD une visioconférence entre Pékin et Vienne, démontrant ainsi la capacité QKD entre le sol et un satellite, et entre un satellite et le sol (source).
La prochaine étape en matière de communications quantiques pourrait être la « téléportation quantique ». Alors qu’avec la QKD les clés cryptographiques sont échangées grâce à la technologie quantique, avec la téléportation c’est l’information elle-même qui est transmise grâce à des paires de quanta intriqués. Jusqu’à présent, la plus grande distance à laquelle une téléportation a pu être réalisée sur une fibre optique est de 50 kilomètres (source). Le défi des années à venir va consister à faire passer la téléportation quantique à l’échelle, afin de rendre possibles les communications sécurisées sur de plus grandes distances.
Le but ultime en matière de communications quantiques est de créer un « internet quantique », c’est-à-dire un réseau d’ordinateurs quantiques intriqués, connectés par des moyens de communication quantiques ultra-sécurisés exploitant les lois fondamentales de la physique. Cependant, la mise en place d’un tel internet quantique repose non seulement sur la téléportation à de très grandes distances, mais aussi sur un développement plus approfondi d’autres technologies habilitantes essentielles telles que les processeurs quantiques, une pile de protocoles complète et des applications logicielles. Il s’agit là d’une entreprise à long terme, dont il n’est pas facile de savoir si elle aboutira un jour même si la plupart des chercheurs évoquent un horizon temporel de 10 à 15 ans.
Calcul quantique
Le calcul quantique augmentera considérablement notre capacité de résolution de certains des problèmes de calcul numérique les plus complexes. Il diffère du calcul classique autant qu’un ordinateur classique diffère d’un abaque.
Comme on l’a vu plus haut, alors que les ordinateurs classiques calculent à partir d’éléments binaires (valant « 0 » ou « 1 »), les ordinateurs quantiques représentent l’information à l’aide de bits quantiques (qubits), qui peuvent se trouver dans une superposition des deux états (« 0 » et « 1 » en même temps).
Pour pouvoir contrôler, manipuler et exploiter les qubits, qui sont extrêmement sensibles aux perturbations extérieures, il faut les refroidir jusqu’à une température voisine de 15 millikelvins, très proche de la température minimale absolue de zéro kelvin (le zéro absolu). L’intérieur d’un ordinateur quantique est l’endroit de l’univers le plus froid que l’on connaisse. Même l’espace extra-atmosphérique n’est pas aussi froid!
Grâce aux qubits, les ordinateurs quantiques peuvent effectuer de nombreux calculs simultanément, ce qui pourrait leur permettre d’être infiniment plus efficaces que les ordinateurs classiques. Les ordinateurs quantiques révolutionneront le traitement d’un certain nombre d’applications, notamment :
la simulation de systèmes physiques en vue de la recherche de nouveaux médicaments et de la conception de nouveaux matériaux;
la résolution de problèmes d’optimisation complexes (chaîne d'approvisionnement, logistique, finance);
l’association avec l’intelligence artificielle pour l’accélération de l’apprentissage automatique;
la factorisation des entiers, qui permet le déchiffrement de la plupart des protocoles de cybersécurité courants (tels que l’algorithme de chiffrement asymétrique RSA, utilisé pour sécuriser la transmission de données).
Les grandes entreprises technologiques comme IBM, Google et Microsoft se sont lancées dans la course à la « suprématie quantique », stade auquel un ordinateur quantique permettra de résoudre un problème qu’aucun ordinateur classique ne pourrait résoudre en un temps humainement raisonnable.
En octobre 2019, Google a déclaré avoir atteint la suprématie quantique avec son ordinateur quantique de 53 qubits. Cependant, les critiques estiment que le problème résolu au cours de l’expérience menée par Google est sans intérêt pratique, et que la course à la suprématie quantique n’est donc pas terminée.
Les ordinateurs quantiques actuels ont environ 60 qubits, mais des progrès rapides sont enregistrés et les niveaux d’ambition sont élevés. En septembre dernier, IBM a annoncé avoir établi une feuille de route pour le développement de ses ordinateurs quantiques, avec l’objectif de construire un ordinateur de 1 000 qubits d’ici à 2023 (source). Google a pour sa part mis au point un plan visant à construire un ordinateur quantique d’un million de qubits d’ici à 2029 (source).
À partir de 1 000 qubits, les ordinateurs quantiques appelés calculateurs quantiques bruités de taille intermédiaire (NISQ) trouveront déjà quelques applications utiles dans les domaines de la conception de matériaux, de la recherche de nouveaux médicaments et de la logistique. Les cinq à dix années à venir promettent donc d’être fascinantes !
Conséquences pour la défense et la sécurité
Les technologies quantiques pourraient donner naissance à des capacités radicalement nouvelles et nous permettre ainsi de détecter l’indétectable, de révolutionner la cybersécurité et de résoudre des problèmes jusqu’à présent insolubles.
Dans le domaine de la défense et de la sécurité, deux de leurs applications vont avoir, sur le court à moyen terme, des conséquences particulièrement importantes.
Il s’agit premièrement des capteurs quantiques, qui ont quelques applications militaires prometteuses et qui pourraient par exemple être utilisés pour détecter les sous-marins et les avions furtifs, ou pour le positionnement, la navigation et la datation (PNT). Ainsi, des dispositifs de PNT quantiques pourraient être employés en tant que systèmes de navigation inertielle parfaitement fiables, avec lesquels la navigation sans éléments externes tels que le GPS deviendrait possible. Une telle capacité changerait la donne en matière de navigation des sous-marins par exemple, mais pourrait aussi servir de système de navigation de secours à bord d’autres plateformes en cas de perte du signal GPS.
Les premiers capteurs quantiques étant déjà sur le marché, la technologie correspondante est plus mûre que les technologies des communications et du calcul quantiques. Par ailleurs, étant donné l’énorme potentiel que représentent les communications et le calcul quantiques pour l’industrie civile, c’est le secteur civil qui devrait en principe en piloter le développement. Les applications envisageables des capteurs quantiques aux systèmes PNT et aux radars revêtent, elles, un intérêt particulier pour les militaires. C’est donc à eux qu’il appartient de financer, de soutenir et d’orienter la recherche et développement dans ces domaines, pour que ces applications puissent se concrétiser.
Deuxièmement, le calcul quantique est porteur d’une « menace quantique ». Comme indiqué dans le précédent paragraphe, la factorisation des entiers est l’un des types de problèmes que les ordinateurs quantiques permettent de résoudre avec une grande efficacité. La plus grande partie de notre infrastructure numérique, comme pratiquement tout ce que nous faisons en ligne – participation à des visioconférences, envoi de courriels, accès à nos comptes bancaires – est protégée par des protocoles cryptographiques basés sur la difficulté à résoudre ce type de problèmes (comme par exemple l’algorithme RSA). Même s’il n’existe pas encore d’ordinateur quantique utilisable en pratique, l’algorithme quantique permettant de résoudre les problèmes de factorisation d’entiers et ainsi de déchiffrer nos communications numériques, c’est-à-dire l’algorithme de Shor, existe depuis 1994 et n’attend plus que l’ordinateur quantique qui sera capable de l’exécuter.
La figure ci-dessous présente un exemple de problème de factorisation d’entiers tels que ceux utilisés pour sécuriser des informations potentiellement sensibles.
On pourrait penser que la résolution de ce problème mathématique apparemment simple est à la portée de n’importe quelle calculatrice graphique, mais il faudrait en réalité au supercalculateur le plus rapide du monde toute la durée de la vie de l’univers pour le résoudre. Pour un ordinateur quantique, ce serait l’affaire de quelques minutes (source).
Il y a là une menace imminente pour la société en général, mais plus particulièrement pour les militaires étant donné l’importance des communications et des informations sécurisées pour la défense et la sécurité. Pour contrer cette menace, il faut moderniser complètement toute notre infrastructure numérique en y intégrant une cryptographie résistant à la cryptanalyse quantique, c’est-à-dire efficace tant face aux ordinateurs quantiques que face aux ordinateurs classiques. Une solution possible consisterait à attendre l’arrivée à maturité des communications quantiques (QKD ou téléportation quantique), afin de pouvoir lutter contre une technologie quantique par des moyens eux aussi quantiques. Cependant, le temps ne joue pas en notre faveur. Non seulement le calcul quantique pourrait se développer plus rapidement que les communications quantiques, mais la menace existe déjà. Sachant que dans l’avenir l’ordinateur quantique deviendra une réalité, les hackers pourraient voler dès aujourd’hui des informations chiffrées, les archiver, puis les déchiffrer dans 10 ou 15 ans à l’aide d’un tel ordinateur.
La meilleure solution consiste à mettre en œuvre la « cryptographie post-quantique » (PQC), c’est-à-dire de nouveaux algorithmes de cryptographie classique (non quantique) qui rendront tout déchiffrement impossible, même à l’aide d’un ordinateur quantique. Le National Institute of Standards and Technology (NIST) américain pilote actuellement un processus de mise en concurrence au niveau international, visant à sélectionner le ou les algorithmes PQC appelés à être normalisés et adoptés dans le monde entier. Ce processus a été lancé en 2016, et en juillet 2020 le NIST a annoncé qu’il y avait sept finalistes.
La sélection finale du NIST est attendue pour début 2022, et les normes elles-mêmes pour 2024 (source). Au sein de l’industrie et des milieux militaires, les décideurs devraient ne pas perdre ces dates de vue, commencer à préparer une mise à niveau majeure en matière de cybersécurité et s’assurer que nous ne serons pas pris au dépourvu.
Et maintenant ?
Les progrès récemment enregistrés grâce à la recherche et développement en matière de technologies quantiques permettent aux militaires d’envisager de nouvelles capacités fascinantes. Ces technologies faisant l’objet d’un intérêt et de financements conséquents de la part de l’industrie civile et des gouvernements, elles devraient au cours des cinq à dix prochaines années arriver à maturité et donner naissance à de nouvelles applications quantiques. Il est cependant essentiel que les Alliés s’engagent résolument sur la voie des technologies quantiques et orientent le développement et l’adoption des applications militaires de ces technologies s’ils veulent que leurs forces armées puissent réellement en tirer parti. Il ne s’agit pas uniquement de dialoguer avec les grandes entreprises technologiques, mais aussi, et tout particulièrement, avec les start-up, les universités et les instituts de recherche qui jouent un rôle fondamental pour l’innovation dans le domaine de ces nouvelles technologies.
Les forces armées de l’Alliance pourraient grandement valoriser les travaux menés actuellement par l’industrie et le monde universitaire si elles mettaient à disposition leurs infrastructures d’essais et de validation (centres d’essais) et si elles ouvraient des canaux de communication entre ces acteurs civils et les utilisateurs finaux militaires. En effet, l’expérimentation des technologies quantiques à un stade précoce contribue bien sûr à leur développement, mais permet également aux militaires de se familiariser avec elles et avec les capacités qu’elles sous-tendent, facilitant ainsi leur adoption future. En outre, en participant activement à « l’écosystème quantique », les militaires peuvent mieux comprendre les risques associés aux technologies quantiques, notamment dans le domaine cyber.
Cet article est le cinquième d’une mini-série sur l’innovation, qui présente les technologies que les Alliés cherchent à adopter et les opportunités que celles-ci représentent pour la défense et la sécurité de l’Alliance. Articles précédents :
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