On ne peut que se réjouir d’avoir vu figurer la sûreté spatiale en bonne place parmi les nombreuses priorités stratégiques et sécuritaires cruciales inscrites à l’ordre du jour du sommet de l’OTAN à Vilnius. Cela fait longtemps que l’espace est un champ d’opération militaire majeur ; l’Alliance l’utilise activement depuis près de vingt ans dans le cadre de son propre programme de télécommunications par satellite (SATCOM). Pourtant, il aura fallu attendre 2019 pour que les Alliés le déclarent officiellement « milieu d’opérations » et commencent à s’intéresser davantage au rôle décisif qu’il peut jouer dans notre défense.
Dans un article précédent, paru en 2020, Kestutis Paulauskas, haut responsable de la stratégie au Commandement allié Transformation de l’OTAN, analysait avec beaucoup de finesse les raisons qui avaient poussé l’OTAN à accorder plus d’attention à la sûreté spatiale. Il y énumérait les difficultés juridiques et stratégiques liées à la menace croissante que constituent les capacités contre-spatiales et donnait des pistes que l’Alliance pourrait envisager d’explorer pour faire en sorte que les normes du droit international accordent aux infrastructures critiques toute la protection voulue en favorisant des comportements responsables dans l’espace. Dans le présent article, nous nous attacherons plutôt à examiner la menace que les armes antisatellites (ASAT) et les cyberattaques font peser sur les satellites des Alliés.
À la fin de 2022, pas loin de 7 000 satellites actifs orbitaient autour de la Terre, formant la colonne vertébrale de l’essentiel des technologies modernes dont les économies mondiales hyperconnectées du XXIe siècle ont besoin pour fonctionner. Sans eux, tout s’éteint : plus de télécommunications, plus de GPS, plus rien. Ces satellites connectent la planète et nous permettent aujourd’hui d’accomplir des tâches qui, dans l’esprit de nos ancêtres, relevaient du fantasme. Il ressort clairement du communiqué publié le premier jour du sommet de Vilnius que, depuis 2019, la sûreté spatiale occupe une place de plus en plus importante à l’OTAN, les pays de l’Alliance soulignant que l’Organisation continuera « d’assurer [leur] défense collective face à toutes les menaces, quelle qu’en soit l’origine ». Ils y précisent que l’OTAN ne perd pas de vue les défis et les opportunités dont sont porteuses les technologies émergentes et les technologies de rupture, ajoutant que « l’espace joue un rôle primordial pour [leur] sécurité et [leur] prospérité ».
Comment l’OTAN se prépare-t-elle à affronter les menaces auxquelles sont exposées les opérations spatiales de ses pays membres ?
L’espace présente certes beaucoup d’avantages, mais la militarisation croissante de l’espace voisin de la Terre constitue une menace pour les Alliés. On ne peut laisser aux générations futures la tâche de remédier à ce problème : c’est à nous de nous y atteler dès maintenant. Les rivaux stratégiques de l’OTAN conduisent des opérations spatiales qui mettent en péril la sécurité de l’Alliance et des systèmes dont nous dépendons pour tout un tas de choses du quotidien, qui vont de la surveillance météorologique aux secours en cas de catastrophe. Il est donc essentiel d’avoir une idée claire de ce qui, dans les opérations spatiales, constitue ou non un comportement licite.
En 2007, la Chine a procédé à un tir d’essai d’arme antisatellite à énergie cinétique, qu’elle a dirigé contre l’un de ses propres satellites, le Fengyun-1C. Pulvérisé, celui-ci s’est désagrégé en plus de trois mille débris orbitaux qui, aujourd’hui encore, représentent un risque important pour les quelque 2 000 satellites actifs dans cette région. Les pays de l’Alliance continuent à les surveiller de près et préviennent les opérateurs de satellite en cas de conjonctions proches, associées à un risque élevé de collision.
Autre exemple : une heure avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, des pirates informatiques œuvrant pour Moscou ont pris pour cible l’entreprise américaine de télécommunications par satellite Viasat. Il se trouve que, outre d’innombrables ménages et entreprises, cette dernière comptait aussi parmi ses utilisateurs l’armée ukrainienne, qui recourait à ses services pour commander et contrôler ses forces armées. À l’aide d’un logiciel malveillant, les auteurs de l’attaque s’en sont pris à des modems et des routeurs Viasat : ils en ont effacé les données avant de les réinitialiser et de les rendre ainsi définitivement hors d’usage.
De toute évidence, les rivaux stratégiques de l’OTAN sont résolus à s’attaquer aux infrastructures satellitaires. Il est donc essentiel que l’Organisation soit en mesure de contrer ces attaques. Cherchant à accroître sa force et sa résilience, l’OTAN s’est fixé pour objectif, dans sa politique spatiale globale, d’encourager « les Alliés à coopérer pour accroître la compatibilité et l’interopérabilité de leurs capacités spatiales ». Créée récemment par le Commandement des forces des États-Unis pour l’espace avec la collaboration de l’armée britannique, la cellule britannique du JCO (Joint Taskforce Space Defence Commercial Operations) illustre bien cette coopération. Elle doit permettre à l’Alliance de concrétiser l’objectif qu’elle s’est fixé : assurer la connaissance de la situation spatiale 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, et accroître sa capacité à répondre aux menaces liées à l’espace.
La Guerre froide et les restrictions mises en place pour limiter expressément le déploiement d’armes dans l’espace extra-atmosphérique
Les traités qui encadrent les activités menées dans l’espace extra-atmosphérique comportent un certain nombre d’interdictions rédigées il y a plusieurs dizaines d’années, à une époque où les systèmes à satellites modernes et les types d’attaques auxquelles ils sont aujourd’hui exposés étaient tout bonnement inconcevables. Il s’ensuit que ces textes ne permettent pas de répondre adéquatement aux nouvelles menaces qui pèsent sur les systèmes à satellites, raison pour laquelle on doit s’en remettre davantage aux dispositions du droit international général, interprétées de manière extensive, en s’appuyant sur la pratique que développent les États et sur les directives et recommandations non contraignantes adoptées par l’ONU. Loin d’être idéale, cette solution de fortune s’impose eu égard aux tensions géopolitiques actuelles, qui conduisent dans l’impasse toute négociation sur de nouvelles limitations concernant l’utilisation des armes dans l’espace extra-atmosphérique.
Les tensions suscitées par la Guerre froide avaient accéléré la conclusion du traité sur l’espace extra-atmosphérique de 1967, l’objectif principal étant alors d’éviter une course aux armements dans l’espace extra-atmosphérique. Si elles limitent dans une certaine mesure la militarisation de l’espace extra-atmosphérique, les dispositions du traité n’y proscrivent pas pour autant toutes les activités militaires. Ainsi, en son article IV, le texte interdit la mise sur orbite autour de la Terre d’objets porteurs d’armes nucléaires ou de tout autre type d’armes de destruction massive, mais les armes antisatellites à ascension directe (D-ASAT) et de nombreux types de cyberattaques n’entrent pas dans cette catégorie.
Le principe voulant que les parties tiennent dûment compte des intérêts de tous les autres États parties, énoncé à l’article IX du traité, pourrait être réputé violé par les États qui procèdent à des tirs d’essai d’armes antisatellites venant gêner dangereusement les activités d’autres États. Cela étant, il est généralement admis que ce principe n’est assorti d’aucune sanction en cas de non-respect et qu’il s’analyse avant tout comme une obligation de consultation. Dans les faits, aucun État ne l’a jamais invoqué pour chercher à limiter les activités préjudiciables que d’autres États mèneraient dans le milieu spatial.
Le développement du droit international au point mort, le projet de traité relatif à la prévention du déploiement d’armes dans l’espace abandonné
On constate que, depuis 1979 environ, les négociations visant à faire émerger un droit de l’espace contraignant à l’ONU sont dans l’impasse. Les initiatives prises pour faire naître des règles contraignantes tendant à maîtriser la militarisation croissante de l’espace extra-atmosphérique n’ont rencontré qu’un succès limité. On peut citer en particulier le projet de traité relatif à la prévention du déploiement d’armes dans l’espace et de la menace ou de l’emploi de la force contre des objets spatiaux présenté par la Russie et la Chine, rivaux stratégiques de l’OTAN. Le texte a été vivement critiqué par des pays de l’Alliance, notamment les États-Unis, parce qu’il ne prévoyait pas de véritable régime de vérification et qu’il ne faisait nullement mention des armes basées sur Terre susceptibles d’être utilisées pour cibler des systèmes à satellites. Faute de soutien, le traité n’est pas entré en vigueur.
Il semble inenvisageable sur le plan diplomatique qu’un nouvel accord interdisant l’utilisation d’armes antisatellites soit négocié dans un avenir proche, compte tenu notamment des obstacles auxquels se heurtent d’autres accords de démilitarisation, en particulier le nouveau traité START, qui a vocation à réduire les tensions nucléaires entre la Russie et les États-Unis. En effet, la Russie a récemment décidé de se soustraire provisoirement aux obligations découlant du nouveau traité, poussant les États-Unis à prendre une série de contremesures. Tant que la Russie n’aura pas fait la preuve qu’elle est disposée à s’acquitter des obligations conventionnelles en vigueur et à se soumettre à de véritables mécanismes de vérification, il est difficile d’imaginer qu’un traité analogue sur les armes antisatellites puisse voir le jour.
Les limitations prévues en droit international général
Bien qu’aucun traité spécifique n’encadre l’utilisation des armes antisatellites, le droit international général regorge de dispositions propres à limiter l’utilisation d’armes dans l’espace et qui s’avèrent d’un grand secours pour faire en sorte que les États adoptent un comportement responsable. L’article III du traité sur l’espace extra-atmosphérique prévoit clairement que les activités conduites par les États parties dans l’espace extra-atmosphérique doivent s’effectuer conformément au droit international, y compris la Charte des Nations Unies. Le paragraphe 4 de l’article 2 de la Charte fait obligation aux États de s’abstenir, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, sauf en cas de légitime défense ou si le Conseil de sécurité de l’ONU les y autorise en vertu de l’article 51 de la Charte.
S’il ne prévoit aucune interdiction en ce qui concerne l’utilisation d’armes dans l’espace extra-atmosphérique, le droit international humanitaire (DIH) circonscrit néanmoins le type d’armes qui peuvent être utilisées dans les conflits, la manière dont elles peuvent être utilisées et les cibles qui peuvent être légitimement attaquées. Les dispositions en question figurent dans les protocoles additionnels de 1977 aux conventions de Genève de 1949, qu’accompagnent un certain nombre de règles du droit international coutumier. Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) tient à jour une liste exhaustive des dispositions applicables dans ses bases de données sur le droit international humanitaire.
L'une des règles fondamentales du droit international humanitaire qui seraient applicables dans le contexte d’attaques lancées contre des systèmes à satellites est celle qui tend à distinguer population civile et combattants. Cette distinction est codifiée par l’article 48 et l’article 51, paragraphe 2, du protocole additionnel I de 1977 et n’a fait l’objet d’aucune réserve par aucun État. Dans son avis consultatif sur la licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, la Cour internationale de Justice s’est appuyée sur cette disposition, la tenant pour un des « principes intransgressibles du droit international coutumier », avant d’ajouter expressément que les principes du DIH tels que celui-là s’appliquaient « à toutes les formes de guerre et à toutes les armes, celles du passé, comme celles du présent et de l’avenir ». Or, il se trouve que bon nombre de systèmes à satellites sont destinés à un usage à la fois civil et militaire, rendant dès lors complexe la question de savoir s’ils constituent un objectif légitime au regard des règles du droit international humanitaire actuel.
L’OTAN concourt à l’élaboration d’orientations et d’engagements à caractère non contraignant
Il est absolument fondamental de comprendre comment ces règles doivent s’appliquer aux armes ASAT avant qu’un conflit ne dégénère au-delà de notre planète, et ce d’autant plus que ces armes peuvent prendre diverses formes (armes D-ASAT, cyberattaques et armes ASAT à radiofréquences, notamment). Par leurs initiatives tant unilatérales que multilatérales, dans le cadre de l’ONU, les pays de l’Alliance sont des pionniers dans le développement de normes devant encadrer les activités militaires menées dans le milieu spatial. L’OTAN a recueilli l’avis de spécialistes pour tenter de mieux comprendre comment faire face à ces menaces émergentes, et les Alliés sont souvent les premiers à s’engager à adopter un comportement responsable.
Paru pour la première fois en 2013, le Manuel de Tallinn sur le droit international applicable à la cyberguerre est le fruit des travaux d’éminents auteurs et praticiens du droit international ayant contribué à la codification d’environ 154 règles applicables aux cyberopérations, assorties de commentaires. Un chapitre est même consacré aux dispositions qui s’appliquent en particulier aux cyberopérations menées dans l’espace. L’ouvrage a l’ambition d’offrir une analyse objective du droit international tel qu’il s’applique dans le contexte cyber. Il faut noter que les spécialistes qui ont contribué à la rédaction de la deuxième version du manuel sont convenus que l’interdiction du recours à la force telle qu’énoncée dans la Charte des Nations Unies s’applique pleinement aux activités menées dans l’espace extra-atmosphérique, et que toute cyberopération qui commence ou s’achève dans l’espace extra-atmosphérique ou y transite et qui constitue une menace ou un emploi illicites de la force est interdite (voir règle 68 du manuel). S’il n’est ni contraignant ni représentatif de la position de l’OTAN ou des pays de l’Alliance, le Manuel de Tallinn reflète l’avis de spécialistes et fait désormais autorité auprès des conseillers juridiques et politiques. L’opinion des experts nous aide en effet à comprendre la manière dont les États pourraient être amenés à interpréter et à appliquer le droit international actuel dans des scénarios futurs de conflit, et le manuel est régulièrement mis à jour pour tenir compte de l’évolution rapide de l’opinion et de la pratique. Une nouvelle version est d’ailleurs en cours de préparation.
À l’ONU, une résolution de l’Assemblée générale (A/RES/76/231)], présentée par le Royaume-Uni et datée du 30 décembre 2021, a donné lieu à la création d’un groupe de travail à composition non limitée chargé de « formuler des recommandations au sujet d’éventuelles normes, règles et principes de comportement responsable à l’égard des menaces que les États font peser sur les moyens spatiaux ». Tandis que les travaux du groupe de travail touchent à leur fin, le bilan est mitigé. Dans une déclaration conjointe, une bonne partie des États participants se sont félicités des progrès accomplis. Il ressort cependant d’autres observations qu’il existe des désaccords fondamentaux entre les États s’agissant de certaines notions élémentaires au cœur des travaux du groupe de travail.
L'adoption de la résolution A/RES/76/231 a été suivie en 2022 par une résolution présentée par les États-Unis, dans laquelle l’Assemblée générale demande que les essais de missile antisatellite à ascension directe et à visée destructrice soient interdits (A/RES/77/41). La résolution a recueilli le soutien de 150 pays, mais la Russie, la Chine, l’Iran et cinq autres États ont voté contre. Même si en l’occurrence aucun accord n’a été trouvé, les initiatives qui sont prises pour faire émerger un plus large consensus au sein de la communauté internationale constituent une première étape importante en vue de la mise en place de règles d’engagement universellement reconnues.
Perspectives et prochaines étapes cruciales
Les pays de l’Alliance doivent impérativement dialoguer avec les entreprises commerciales de télécommunications par satellites pour faire en sorte que notre infrastructure spatiale essentielle soit protégée contre d’éventuelles attaques. L’Alliance continue de faciliter les contacts avec le secteur par l’intermédiaire de son Accélérateur d'innovation de défense pour l'Atlantique Nord(DIANA).
Par ailleurs, les Alliés doivent poursuivre les travaux cruciaux qu’ils mènent au sein du Bureau des affaires spatiales des Nations Unies en vue d’élaborer des directives encadrant l’utilisation d’armes ASAT. De telles dispositions devraient souligner tout l’intérêt qu’il y a à mettre au point de nouvelles technologies spatiales, et promouvoir le développement de technologies que l’Alliance pourrait utiliser pour se prémunir des menaces auxquelles l’espace extra-atmosphérique est exposé et auxquelles celui-ci l’expose. Seule une démarche collaborative permettra de faire émerger des règles propres à favoriser des comportements responsables et à faciliter dans le même temps le développement de telles technologies.
Les pays de l’Alliance contrôlent plus de la moitié des satellites actifs en orbite autour de la Terre et, même si le mandat que l’Alliance s’est donné concernant l’espace n’a que quelques années, sa politique spatiale, élaborée avec soin, concourra à la sûreté et à la sécurité de son infrastructure spatiale pendant des dizaines d’années. L’OTAN a su se positionner en fer de lance dans ce nouveau domaine d’importance, et les discussions qui se sont tenues cette année à l’occasion du sommet de Vilnius montrent bien qu’elle continuera de jouer un rôle de premier plan dans l’élaboration des politiques spatiales.