Jacek Durkalec, du Center for Global Security Research évalue les implications, pour la sécurité européenne, de l’extinction du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI)

Le traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire – ou traité FNI – a été un accord historique et une pierre angulaire de la sécurité européenne. Sa signature par les États-Unis et l’Union soviétique en 1987 a été annonciatrice du vent de changement qui allait balayer les relations Est-Ouest au niveau politique. L’accord sur la destruction, prescrite par le traité, de près de 2 700 missiles balistiques et de croisière à lanceur terrestre soviétiques et américains a précédé la désintégration de l’Union soviétique. Le traité FNI faisait partie d’une série d’accords de maîtrise des armements qui définissaient l’architecture de sécurité euro-atlantique de l'après-Guerre froide. Dans ce contexte, les exigences relatives à une posture crédible de dissuasion et de défense de l’OTAN avaient été nettement revues à la baisse, ce qui a permis aux Alliés et à leurs anciens adversaires de profiter d’un nouvel environnement de sécurité, placé sous le signe de la paix.

Le président des États-Unis, Ronald Reagan, et le secrétaire général du parti communiste de l'Union soviétique, Mikhaïl Gorbatchev, signent le 8 décembre 1987 à la Maison Blanche le traité, d’une portée historique, sur les forces nucléaires à portée intermédiaire. © White House Photographic Office
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Le président des États-Unis, Ronald Reagan, et le secrétaire général du parti communiste de l'Union soviétique, Mikhaïl Gorbatchev, signent le 8 décembre 1987 à la Maison Blanche le traité, d’une portée historique, sur les forces nucléaires à portée intermédiaire. © White House Photographic Office

La fin du traité FNI est donc le signe d’une détérioration fondamentale de la sécurité européenne et mondiale. Cet événement ne saurait être dissocié des récents actes d'agression de la Russie, de ses ambitieux programmes de modernisation militaire et de ses tentatives de déstabilisation de l’ordre de sécurité européen de l’après-Guerre froide. L’extinction du traité FNI a affranchi la Russie de l’obligation de se comporter avec retenue, à un moment où l’OTAN a déjà beaucoup à faire pour relever les défis émanant de l’Est et d’autres directions stratégiques. Par ailleurs, la fin du traité n’est pas sans lien avec les développements stratégiques intervenus ailleurs dans le monde, en particulier la prolifération des missiles à portée intermédiaire en Asie.

Ce n’est pas l’OTAN qui a souhaité un monde sans le traité FNI, mais l’Alliance n’a pas d’autre choix que d’en affronter les conséquences. L’extinction du traité entraîne pour les Alliés de nouveaux défis militaires venant de Russie et donc de nouvelles exigences liées au maintien d’une posture OTAN de dissuasion et de défense apte à remplir sa mission. Elle impose aussi d’adapter la ligne de conduite de l’OTAN en matière de maîtrise des armements à l’évolution des réalités géopolitiques, stratégiques et technologiques. Dans une plus large mesure qu’auparavant, les pays européens de l’Alliance doivent analyser de quelle façon la sécurité en Europe est touchée par les turbulences qui agitent de plus en plus l’environnement de sécurité dans la région Asie-Pacifique. Tous ces éléments seront synonymes de nouveaux défis pour la cohésion de I’Alliance - un facteur clé de l’endurance et l’efficacité de l’OTAN dans le monde de l’après-FNI.

Défis émanant de Russie

Seuls les décideurs russes savent quelles étaient leurs véritables intentions lorsqu’il s’est agi de violer le traité FNI. Ce n’est pas uniquement le mécontentement de Moscou lié aux restrictions imposées par le texte - l’élimination de tous les missiles balistiques et de croisière à lanceur terrestre soviétiques et américains ayant une portée comprise entre 500 et 5 500 km - qui était en cause. Si cela avait été le cas, la Russie aurait pu se retirer du traité au milieu des années 2000, avant de se lancer dans la mise au point de systèmes de missiles interdits.

La Russie a préféré enfreindre le traité secrètement, avec l’espoir que cela allait passer inaperçu. Elle aurait pu, dans un premier temps, considérer le développement du missile de croisière à lanceur terrestre à portée intermédiaire SSC-8/9M729 comme un moyen de se prémunir contre les incertitudes futures, en laissant en suspens la décision d’entamer sa production et son déploiement. Elle a probablement estimé que l’arme interdite par le traité était un atout politique et militaire, dans un jeu qu’elle pouvait dévoiler au moment de son choix. Cela expliquerait, au moins en partie, le délai de près d’une décennie entre les premières activités de développement du missile, à la moitié des années 2000, et son déploiement effectif aux environs de 2017.

La Russie n’a commencé à déployer le SSC-8/9M729 qu’après la crise profonde survenue dans les relations entre la Russie et les pays occidentaux suite à l’annexion illégale de la Crimée. Une explication plausible est que le Kremlin a estimé que l’immobilisme n’offrait aucun avantage, que la Russie avait de plus en plus à gagner en divisant les Alliés, et que le moment était donc venu de passer à l’action.

Le déploiement du nouveau missile de croisière a offert à Moscou des avantages politiques et militaires distincts. D’un point de vue militaire, ces armes complètent utilement d’autres capacités, en augmentant le nombre et la crédibilité des options de frappe disponibles. Ce qui rend le missile SSC-8/9M729 tout à fait unique, c’est que, par rapport aux autres missiles russes à portée intermédiaire, les missiles de croisière à lanceur terrestre sont mieux à même d’éviter les systèmes de détection des tirs et les systèmes de poursuite en vol, ce qui leur permet d’atteindre des cibles distantes avec un délai d'alerte court, voire nul. Si la Russie voulait lancer une attaque surprise contre des objectifs militaires et civils essentiels de l’OTAN, le SSC-8/9M729 serait la meilleure option, surtout comparée aux plateformes aériennes et maritimes équipées de missiles de croisière destinés à l’attaque terrestre, et dont la trajectoire est plus facile à suivre.

Comme ce missile à capacité nucléaire peut atteindre presque toutes les capitales européennes, il offre aussi une option d’intimidation nucléaire sans être tributaire des capacités intercontinentales stratégiques pouvant cibler principalement les États-Unis. De plus, il peut frapper tous les aéroports et ports d’embarquement d’importance critique pour les renforts alliés, de même que d’autres infrastructures essentielles sur tout le territoire de l'OTAN, et ainsi infliger un coup décisif avec des charges conventionnelles ou nucléaires.

Politiquement, le SSC-8/9M729 est également une arme parfaite : ce missile et la réaction qu’il suscite à l’OTAN pourraient faire ressurgir dans les pays occidentaux toutes les craintes, les dilemmes et les traumatismes qui ont jalonné la crise des euromissiles, entre 1977 et 1987. La Russie a probablement estimé que l’OTAN serait divisée et incapable de répondre si elle lançait des contre-accusations affirmant que ce sont les États-Unis qui enfreignent le traité ; si elle niait l’existence du missile et, lorsqu’il ne serait plus possible de le faire, si elle dissimulait ses capacités réelles en appliquant sa stratégie de désinformation bien établie, qui consiste à démentir, à déformer la réalité et à détourner l’attention (par des contre-accusations à l’intention des États-Unis concernant les drones, les cibles de la défense antimissile, et le système Aegis Ashore).

La valeur ajoutée, politique et militaire, du missile SSC-8/9M729 cadre parfaitement avec la théorie russe de ce que serait la victoire sur l’OTAN : il s’agirait soit de briser la solidarité entre les Alliés et de leur montrer que les coûts d’une confrontation militaire avec la Russie seraient trop élevés (la victoire par une « quasi-guerre ») ; soit de pousser les Alliés, par effet de sidération, à capituler en les privant d’options de combat crédibles relevant de scénarios de défense collective (la victoire par « une guerre courte »).

Les raisons apparentes pour lesquelles la Russie développe des systèmes de frappe non conformes au traité ont évolué et elles pourraient encore changer au fil du temps. À court terme, la Russie cherchera sans doute à profiter de tous les avantages militaires liés, selon elle, à la possession du SSC-8/9M729. Elle s’efforcera aussi, probablement, d’en retirer un gain politique dans l’environnement de l’après-FNI, en semant la division entre Alliés et en rendant les États-Unis responsables de tous les effets négatifs de l’extinction du traité. Cette stratégie apparaît déjà clairement dans les mises en garde du président Poutine annonçant que, si les États-Unis procèdent au développement de nouveaux missiles à lanceur terrestre à portée intermédiaire, « la Russie n’aura pas d’autre choix que de lancer un vaste programme de développement de missiles similaires. » Les mêmes objectifs sous-tendent « le « moratoire » adopté par la Russie » – qui a promis qu’elle ne déploiera dans aucune région des systèmes ayant une portée interdite par le traité FNI à moins que les États-Unis ne le fassent en premier.

Adaptation de la posture de dissuasion et de défense de l'OTAN

Pour relever les défis liés aux capacités russes ayant une portée interdite par le traité FNI, l’Alliance ne doit pas tout recommencer à zéro. Elle peut s’appuyer sur les mesures d’adaptation qu’elle a prises en 2014. Néanmoins, ces seules mesures ne suffisent pas. L’expansion des capacités de frappe à longue distance de la Russie, y compris le déploiement des missiles SSC-8/9M729, a créé des déséquilibres dans la posture globale de l’OTAN, et ceux-ci doivent être corrigés.

À cet effet, l’OTAN ne doit pas nécessairement investir autant que la Russie, ni qualitativement ni quantitativement. Pour l’Alliance, la question n’est pas de savoir si elle doit investir dans de nouveaux missiles à lanceur terrestre en Europe, mais bien de savoir comment elle peut le mieux saper la confiance de la Russie dans sa stratégie de victoire par une « quasi-guerre » ou une « guerre courte ». Cela exige des ajustements mesurés, asymétriques et sur le long terme dans la combinaison globale de capacités de l’OTAN. L’OTAN a déjà évoqué cet aspect en examinant différentes options, lesquelles consistent notamment à renforcer les capacités conventionnelles ; à investir dans la défense aérienne et antimissile ; à faire en sorte que la dissuasion nucléaire de l'OTAN reste sûre, sécurisée et efficace ; à développer les activités de renseignement, de surveillance et de reconnaissance ; et à intensifier les exercices. Cependant, les Alliés doivent être conscients que, pour relever les défis posés par la Russie dans le monde de l’après-FNI, ils seront peut-être contraints d’aller au-delà des limites qu’ils préfèreraient ne pas dépasser.

Dans le domaine des capacités conventionnelles, la plus grande difficulté pour l’OTAN dans le monde de l’après-FNI sera de garantir sa capacité à renforcer les Alliés les plus vulnérables en cas de conflit. En effet, les capacités russes de frappe à longue distance pourraient entraver, retarder ou empêcher le déplacement des forces alliées depuis l’extérieur et à l’intérieur de l’Europe. L’OTAN doit disposer de moyens crédibles, y compris en termes d’infrastructures, pour transporter et déployer des forces de deuxième échelon, afin d’être en mesure de convaincre la Russie qu’une situation de fait accompli créée rapidement à l’aide de moyens conventionnels, même avec succès dans un premier temps, serait de courte durée. L’option d’un renforcement efficace donnerait par ailleurs plus de poids au message de dissuasion associé à la présence avancée rehaussée de l’OTAN en Pologne et dans les États baltes, selon lequel toute agression russe serait une attaque contre l’Alliance dans son ensemble. L’OTAN a déjà pris des dispositions pour développer son pool de forces de deuxième échelon et pour permettre à ces forces de se déplacer rapidement à travers le territoire de l’Alliance.

Le monde de l’après-FNI impose à l’Alliance d’étudier de nouvelles approches quant à la manière de mener des opérations efficaces malgré les capacités de déni d'accès et d'interdiction de zone (A2/AD) de la Russie, renforcées par les nouveaux missiles de croisière à lanceur terrestre à portée intermédiaire. La résilience de l’Alliance sera essentielle pour montrer à la Russie que, même avec une attaque surprise, elle n’atteindra pas ses objectifs. Pour assurer l’efficacité de sa stratégie, l’Alliance devra peut-être aussi investir dans des capacités de frappe à longue distance. L’acquisition de capacités de réponse supplémentaires faisant appel à des systèmes à lanceur aérien et à lanceur naval pourrait être une solution. Néanmoins, il est plausible que, dans le monde de l’après-FNI, l’OTAN devra réexaminer périodiquement si les missiles conventionnels à lanceur terrestre contribueraient de manière plus efficace à la sécurité et à la stabilité en Europe.

La prolifération des missiles balistiques représente une menace croissante pour la population, le territoire et les forces déployées des pays de l'Alliance. L’Alliance a la responsabilité de tenir compte de cet élément dans le cadre de sa tâche fondamentale de défense collective. Toutefois, réorienter complètement la défense antimissile balistique territoriale de l’OTAN pour contrer la Russie ne serait ni techniquement faisable ni financièrement abordable. Photo : Architecture de la défense antimissile balistique de l’OTAN en 2019 © NATO
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La prolifération des missiles balistiques représente une menace croissante pour la population, le territoire et les forces déployées des pays de l'Alliance. L’Alliance a la responsabilité de tenir compte de cet élément dans le cadre de sa tâche fondamentale de défense collective. Toutefois, réorienter complètement la défense antimissile balistique territoriale de l’OTAN pour contrer la Russie ne serait ni techniquement faisable ni financièrement abordable. Photo : Architecture de la défense antimissile balistique de l’OTAN en 2019 © NATO

Le déploiement du SCC-8/9M729 par la Russie met en évidence la nécessité, pour l’Alliance, de défendre ses moyens civils et militaires d’importance critique contre les missiles de croisière russes. Renforcer la défense aérienne et antimissile intégrée de l’OTAN dans ce but sera donc une tâche importante. En fonction des investissements militaires réalisés par Moscou, l’OTAN pourrait aussi être obligée de rechercher des solutions pour défendre ses moyens essentiels contre une attaque limitée menée par la Russie avec des missiles balistiques à portée intermédiaire. Pour autant, cela ne change rien au fait qu’assurer la défense de l’ensemble du territoire et des populations des pays de l’OTAN contre tous les types de missiles russes restera hors de portée pour l’Alliance. Réorienter complètement la défense antimissile balistique territoriale de l’OTAN pour contrer la Russie ne serait ni techniquement faisable ni financièrement abordable.

Une dissuasion nucléaire crédible restera essentielle pour décourager la Russie de faire une utilisation limitée de l’arme nucléaire ou de pratiquer le chantage nucléaire. Pour ce faire, il n’est pas nécessaire que l’OTAN déploie de nouveaux missiles nucléaires à portée intermédiaire à lanceur terrestre en Europe, et cela ne devrait pas l’être dans un avenir prévisible. La première tâche qui incombe à l’Alliance est de maintenir l’efficacité des forces nucléaires dont elle dispose déjà, en particulier l’option permettant de mener des attaques avec des armes nucléaires américaines emportées par les avions à double capacité de l’OTAN. L’existence d’une capacité effective à effectuer une mission nucléaire collective signale à tout adversaire potentiel que la coercition nucléaire contre un Allié entraînera une réaction de tous les Alliés. La dissuasion nucléaire de l’OTAN restera crédible aussi longtemps que la Russie craindra qu’une utilisation, même limitée, de l’arme nucléaire contre l’un des membres de l’OTAN déclenche une intervention en représailles des forces nucléaires stratégiques des États-Unis, du Royaume-Uni et de la France.

Les armes nucléaires - y compris l’option permettant de mener des attaques avec des armes nucléaires américaines emportées par les avions à double capacité de l’OTAN - sont une composante essentielle des capacités globales de dissuasion et de défense de l'OTAN, aux côtés des forces conventionnelles et des forces de défense antimissile. © OTAN
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Les armes nucléaires - y compris l’option permettant de mener des attaques avec des armes nucléaires américaines emportées par les avions à double capacité de l’OTAN - sont une composante essentielle des capacités globales de dissuasion et de défense de l'OTAN, aux côtés des forces conventionnelles et des forces de défense antimissile. © OTAN

En améliorant encore ses capacités de renseignement, de surveillance et de reconnaissance, l’Alliance pourrait considérablement renforcer sa défense contre les systèmes russes de frappe offensive à longue portée. De telles capacités offriraient à l’OTAN des délais plus longs pour la prise de décision en cas de crise, ce qui réduirait les risques d'erreur d'appréciation et d’escalade involontaire. Comme les moyens de frappe offensive à longue portée de la Russie ont des répercussions pour tout l’éventail des capacités dont dispose l’Alliance, celle-ci devra veiller en permanence à la cohérence de sa posture globale de dissuasion et de défense. La tenue de différents types d’exercices sur table et d’exercices réels pourrait aider les Alliés à relever ce défi.

L'avenir de la maîtrise des armements

Le traité FNI a été une avancée remarquable dans le domaine de la maîtrise des armements car il a abouti à l’élimination de toute une catégorie de systèmes de missiles soviétiques/russes et américains. Si la Russie n’avait pas enfreint le traité, celui-ci continuerait de jouer un rôle précieux dans la stabilisation de l’environnement de sécurité européen. Cependant, maintenant que le traité FNI est inopérant, il n’existe aucun moyen simple de faire marche arrière. Il semble impossible de redonner vie au traité sans l’actualiser de manière significative. En effet, il est apparu que le processus ayant conduit à la dénonciation de l’accord présentait certaines lacunes. Les failles constatées dans le traité étaient acceptables tant qu’il existait une confiance quant au fait qu’aucune des deux parties ne les exploiterait. Les activités secrètes menées par la Russie en violation du traité ont brisé cette confiance.

Les États-Unis se sont efforcés pendant cinq ans d’obtenir que la Russie se conforme de nouveau au traité FNI, en tenant avec elle plus de 30 rencontres bilatérales, dont deux dans le cadre de la Commission spéciale de vérification (SVC) du traité. Ces efforts ont échoué, et la Russie continue de nier catégoriquement que le missile de croisière à lanceur terrestre SCC-8/9M729 a une portée supérieure à 500 km. Malheureusement, les États parties sont convenus en 2001, après 10 ans, de mettre fin au mécanisme de vérification dont l’efficacité était amplement démontrée, ce qui a empêché les États-Unis de constater les infractions russes et d’enquêter de manière rapide, rigoureuse et conforme aux dispositions du traité FNI. La Russie n’était pas obligée, aux termes du traité, d’accepter des mesures qui permettraient de vérifier et d’imposer le respect des dispositions. Moscou n’ayant pas souhaité coopérer, les négociations menées au sein de la SVC – l’organe créé en vertu du traité pour régler les questions relatives au respect de ses dispositions – ont également échoué. Dans le même temps, l’absence totale de progrès dans les consultations bilatérales a aussi eu raison de la patience de Washington.

L’extinction du traité FNI ne marque pas la fin de la maîtrise des armements en Europe. L'OTAN reste attachée à sa double approche en matière de sécurité – d’une part, la dissuasion et, d’autre part, le dialogue et la maîtrise des armements. Même la Russie, qui a très souvent mis à mal les accords de maîtrise des armements (y compris le Traité sur les forces armées conventionnelles en Europe, le Traité Ciel ouvert et le Document de Vienne), pourrait s’intéresser, dans certaines circonstances, à une nouvelle architecture de maîtrise des armements en Europe plus en phase avec ses intérêts.

Ce que la faillite du traité FNI signifie, c’est que la Russie ne se sent plus concernée par des accords de maîtrise des armements qui sont fondés sur la reconnaissance d’intérêts communs pour la réduction des risques militaires et le renforcement de la confiance mutuelle. Dans le monde de l’après-FNI, l’OTAN devra apprendre comment assurer la maîtrise des armements avec une Russie qui n’est pas intéressée par le maintien de l’architecture de sécurité européenne mise en place après la Guerre froide, qui engendre l’instabilité et l’imprévisibilité pour fragiliser cette architecture, et dont les objectifs actuels en termes de maîtrise des armements sont incompatibles avec les intérêts de l'OTAN.

Comme c’est le cas pour la posture de dissuasion et de défense de l’OTAN, la politique de maîtrise des armements de l’Alliance dans l’environnement de l’après-FNI devrait avoir pour objet de contrer directement la « théorie de la victoire » de la Russie. Tenant compte des objectifs fondamentaux de la maîtrise des armements – « réduire la probabilité d’un conflit, en amoindrir la portée et la violence s’il se produit, et diminuer les coûts politiques et économiques à assumer pour s’y préparer » – l’OTAN devrait avoir pour priorité de limiter la marge de manœuvre dont la Russie dispose pour mener des actions déstabilisatrices et de rendre plus difficile la réalisation des objectifs russes par une « quasi-guerre » ou par « une guerre courte ».

Face à un risque de « quasi-guerre », l’Alliance devrait être prête à contrer et à rejeter toute offre de la Russie en matière de maîtrise des armements qui aurait pour seul but de diviser les Alliés, de donner une légitimité aux mesures agressives de la Russie, et de promouvoir un équilibre militaire en Europe qui soit favorable à la Russie. Il faut que les Alliés façonnent l’environnement de sécurité en formulant leurs propres propositions pour la maîtrise des armements et pour des mesures de confiance et de sécurité qui apporteraient la preuve que les craintes liées aux menaces russes n’ont pas lieu d’être.

Face à un risque de « guerre courte », les propositions de l’OTAN relatives à la maîtrise des armements devraient avoir pour but de limiter la capacité de la Russie à exploiter son avantage temps/distance sur le plan militaire. Pour y parvenir, ces propositions devraient cibler les éléments constitutifs de la puissance de la Russie :

1. sa supériorité militaire régionale dans des zones situées à proximité de ses frontières avec le territoire de l'OTAN ;
2. son aptitude à mobiliser et à déplacer rapidement un très grand nombre de forces conventionnelles à travers le vaste territoire russe ; et
3. sa capacité à empêcher, perturber ou compliquer les options de renforcement de l’OTAN, notamment ses capacités de frappe à portée stratégique et à portée intermédiaire.

Il apparaît que le mieux serait d’adopter une approche holistique de la maîtrise des armements permettant à l’OTAN de trouver une « combinaison idéale » qui tienne compte des trois éléments constitutifs de l’avantage militaire de la Russie. Cela étant, un accord de maîtrise des armements centré sur un seul des trois éléments constitutifs de la puissance russe pourrait influencer indirectement les deux autres. Par exemple, si l’avantage militaire russe était amoindri dans des zones proches des frontières de l'OTAN, il pourrait s’avérer plus difficile pour la Russie d’utiliser ses forces de deuxième échelon et ses capacités de frappe à longue portée. Dans le monde de l’après-FNI, il est certes souhaitable de limiter les options qu’a la Russie de mener par surprise des frappes à longue portée, mais on pourrait également priver ce pays des avantages liés aux missiles à portée intermédiaire à lanceur terrestre en concluant des accords de maîtrise des armements concernant d’autres types de capacités.

Le monde sans le traité FNI impose à l’OTAN de faire preuve de créativité pour mettre au point différentes options de maîtrise des armements donnant, chacune à leur manière, le même résultat souhaité, à savoir améliorer la sécurité européenne en limitant les options et les actions déstabilisatrices de la Russie. L'expérimentation, y compris la simulation opérationnelle, pourrait aider l’OTAN à développer et à améliorer un certain nombre d’options pour la maîtrise des armements, et pourrait servir de base à de nouvelles propositions dans ce domaine. Même si la perspective de parvenir à une maîtrise des armements efficace semble aujourd'hui éloignée, les idées novatrices de l’OTAN en la matière pourraient, à plus long terme, préparer le terrain pour des accords qui soient satisfaisants pour l’Alliance et acceptables pour la Russie également.

Le « facteur Asie-Pacifique »

Le traité FNI montre à quel point les arrangements de sécurité qui concernent la région euro-atlantique et la région Asie-Pacifique sont étroitement liés. C’est grâce à la position adoptée par le Japon que le traité FNI de 1987 a abouti à l’élimination de tous les missiles de croisière et missiles balistiques de portée intermédiaire à lanceur terrestre soviétiques et américains. Ainsi, en février 1986, le premier ministre japonais Nakasone est intervenu directement auprès du président Reagan en lui adressant un courrier (déclassifié par le Japon en décembre 2018) marquant son opposition à toute proposition de maîtrise des armements qui éliminerait en Europe les missiles soviétiques ayant une portée interdite par le traité tout en autorisant leur maintien en Asie. M. Nakasone a insisté pour que toutes les zones géographiques soient concernées par les limitations, et cela afin d’éviter que l’Union soviétique puisse profiter d’une possible faille dans le traité pour redéployer rapidement en Europe des missiles qui auraient été stationnés en Asie, faisant peser un danger permanent sur la sécurité des alliés des États-Unis dans la région, dont le Japon.

En 2007, lorsque le président Poutine a suggéré publiquement que, dans l'intérêt de sa sécurité nationale, la Russie pourrait bien se retirer du traité FNI, il a évoqué l’inventaire des missiles à portée intermédiaire des pays d'Asie, en citant plus particulièrement l’Inde, l’Iran, la Corée du Nord, le Pakistan et la Corée du Sud. Des inquiétudes inexprimées concernant l’équilibre militaire à long terme avec la Chine pourraient bien avoir joué un rôle encore plus important dans la décision de la Russie de développer le SSC-8/9M729.

Un lanceur mobile nord-coréen peut emporter jusqu’à deux missiles Musudan à portée intermédiaire. © Reuters
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Un lanceur mobile nord-coréen peut emporter jusqu’à deux missiles Musudan à portée intermédiaire. © Reuters

Le puissant arsenal chinois de missiles à portée intermédiaire à lanceur terrestre est entré en ligne de compte également dans la décision des États-Unis de se retirer du traité FNI. Des responsables civils et militaires américains ont insisté sur les défis que cet arsenal représente pour la dissuasion élargie des États-Unis dans la région Asie-Pacifique et ont suggéré que des missiles à portée intermédiaire à lanceur terrestre pourraient compléter la posture régionale des États-Unis. Pour autant, l’importance du « facteur Asie-Pacifique » ne change rien au fait que la principale motivation des États-Unis quant à son retrait du traité a été le non-respect de ses dispositions par la Russie. Sans les infractions russes, les autorités américaines seraient probablement arrivées à la conclusion que les avantages politiques et militaires qu’offrait en Europe le maintien du traité FNI l’emportaient sur les inconvénients susceptibles d’apparaître ailleurs.

Dans le monde de l’après-FNI, les interdépendances entre la région Europe et la région Asie-Pacifique deviendront encore plus flagrantes. Toute décision politique relative au déploiement de systèmes FNI en Asie par les États-Unis influencera les débats sur des déploiements de ce type en Europe et inversement. Le facteur « Asie-Pacifique » aura aussi son importance dans toutes les considérations pertinentes de l’OTAN sur la maîtrise des armements. Les besoins liés à la dissuasion élargie des États-Unis dans la région Asie-Pacifique influeront sur leur marge de manœuvre dans le domaine de la maîtrise des armements en Europe.

Les pays membres de l’OTAN ainsi que les alliés des États-Unis dans la région Asie-Pacifique devraient par ailleurs s’attendre à ce que la Russie et la Chine coopèrent étroitement pour contrer toute initiative américaine destinée à remettre en cause l’importance que semblent avoir les capacités à portée intermédiaire russes et chinoises. Comme l'Union soviétique l’a fait dans les années 1980, ces pays chercheront à tirer avantage du contexte de l’après-FNI pour semer la division entre les États-Unis et leurs alliés régionaux et pour susciter des différends entre les alliés des États-Unis dans les régions euro-atlantique et Asie-Pacifique, notamment l’Australie, le Japon et la Corée du Sud.

La cohésion de l’OTAN : la clé du succès

Le processus ayant conduit les États-Unis à se retirer du traité FNI a fait figure de test pour la cohésion de l’OTAN. Jusqu’à présent, l’Alliance a réussi le test, même si cela n’a pas été facile.

Depuis 2014, des appels de plus en plus fermes ont été lancés à la Russie pour qu’elle se conforme de nouveau au traité FNI. En décembre 2018, les Alliés ont souscrit pleinement à l’analyse des États-Unis selon laquelle la Russie violait le traité. Tous les Alliés se sont aussi associés aux décisions ultérieures prises par les États-Unis de suspendre leurs obligations découlant du traité à partir du 1er février 2019, et de se retirer du traité six mois plus tard, le 2 août 2019. Les Alliés sont par ailleurs convenus de réfléchir aux mesures qu’ils pourraient prendre pour s’adapter au monde sans le traité FNI.

S’adressant à la presse après le retrait des États-Unis du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire, le 2 août 2019, le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, souligne que tous les pays membres de l’OTAN soutiennent cette décision. © OTAN
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S’adressant à la presse après le retrait des États-Unis du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire, le 2 août 2019, le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, souligne que tous les pays membres de l’OTAN soutiennent cette décision. © OTAN

L’environnement de l’après-FNI sera source de défis nouveaux, voire de défis encore plus complexes, pour la cohésion de l’OTAN. Les Alliés devront continuer de réévaluer leur analyse collective des menaces et des risques représentés par les systèmes à portée intermédiaire de la Russie, dans le contexte des efforts constants déployés par Moscou pour les diviser. Il leur incombera en permanence de maintenir une posture OTAN de dissuasion et de défense qui soit apte à remplir sa mission, ce qui impliquera peut-être des décisions difficiles. Associer tous les Alliés aux nouvelles initiatives et stratégies de l’OTAN en matière de maîtrise des armements sera aussi une tâche exigeante. Compte tenu des besoins liés à la dissuasion élargie américaine à l’échelle mondiale, tous les pays membres de l’OTAN doivent également tenir compte du fait que les actions des États-Unis en Europe seront influencées par les engagements américains en faveur de la sécurité dans la région Asie-Pacifique.

La cohésion de l’OTAN sera la clé du succès pour l’Alliance dans le monde de l’après-FNI. Ce qui incite à l’optimisme, c’est qu’au fil de ses 70 années d’existence, l’OTAN a fait montre d’une résilience remarquable, de constance et d’une capacité à établir un consensus malgré les divergences initiales entre Alliés. Cela a été le cas avant la signature du traité FNI, et pendant les 30 années de sa mise en application. Il ne fait aucun doute que cela sera encore le cas dans le monde de l’après-FNI.