Alors que mon mandat de secrétaire général de l’OTAN touche à sa fin, l’heure est venue de faire le bilan de ces dix dernières années pour évoquer quelques-uns des grands enseignements que j’en ai tirés et dont il me semble que l’Alliance devrait continuer de tenir compte à l’avenir.

Le monde a énormément changé depuis le jour où j’ai pris mes fonctions de secrétaire général de l’OTAN, en 2014. Vladimir Poutine a ramené la guerre en Europe, la compétition mondiale se fait de plus en plus intense, et de nombreux défis – allant du terrorisme aux technologies de rupture en passant par les cyberattaques et le changement climatique – ont transformé notre environnement de sécurité ainsi que notre vie quotidienne. Le monde a changé, l’OTAN aussi.

Jens Stoltenberg prend ses fonctions de secrétaire général de l'OTAN, le 1er octobre 2014. © OTAN
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Jens Stoltenberg prend ses fonctions de secrétaire général de l'OTAN, le 1er octobre 2014. © OTAN

La dernière décennie a, de toute évidence, transformé l’Alliance comme jamais depuis la Guerre froide. Nous avons renforcé nos défenses en stationnant sur notre flanc oriental, pour la première fois de notre histoire, des dizaines de milliers de soldats prêts au combat. Sur l’ensemble de son territoire, l’Alliance dispose aujourd’hui d’un demi-million de militaires déployables très rapidement, soutenus par une impressionnante puissance aérienne et navale. Nous accélérons la production de capacités militaires et resserrons les liens entre nos industries de défense en Europe et en Amérique du Nord. Les Alliés ont par ailleurs sensiblement accru leurs investissements de défense. Aujourd’hui, 23 Alliés consacrent au moins 2 % de leur PIB à la défense. En 2014, ils n’étaient encore qu’au nombre de trois. Nous faisons tout cela, non pas pour provoquer la guerre, mais pour la prévenir et pour préserver la paix. Telle est la mission fondamentale de l’OTAN. L’Alliance ne s’est pas seulement renforcée. Elle s'est aussi élargie. Quatre pays – le Monténégro, la Macédoine du Nord, la Finlande et la Suède – ont rejoint notre grande famille, et l’Ukraine n’a jamais été aussi proche de l’OTAN, où elle a tout à fait sa place. Nous avons également resserré nos liens de partenariat avec des pays de l’Indo-Pacifique, développé nos partenariats dans le voisinage méridional, et élevé notre coopération avec l’Union européenne à un niveau sans précédent.

Le drapeau suédois est hissé au siège de l’OTAN à l’occasion de l’adhésion de la Suède, 32e pays membre de l’OTAN. © OTAN
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Le drapeau suédois est hissé au siège de l’OTAN à l’occasion de l’adhésion de la Suède, 32e pays membre de l’OTAN. © OTAN

L’OTAN est aujourd’hui plus agile et mieux préparée pour faire face à tous les défis, d’où qu’ils viennent. Nous avons reconnu l’espace et le cyberespace comme deux nouveaux milieux d’opérations, au même titre que les milieux terrestre, aérien et maritime. Nous renforçons la résilience de nos sociétés et de nos infrastructures critiques, dans l'optique de nous affranchir de nos dépendances, néfastes, à l’égard de régimes autoritaires. Nous avons cherché à promouvoir davantage l’innovation et les deep tech, avec la création de l’Accélérateur d’innovation de défense pour l’Atlantique Nord (DIANA) et de notre fonds d’investissement doté d’un milliard d’euros. Les défis posés par les politiques coercitives de la Chine et les répercussions du changement climatique sur la sécurité figurent aujourd’hui en bonne place à l’agenda de l’OTAN. L’OTAN a ainsi opéré des changements cruciaux, et elle continuera de le faire à l’avenir. De mes dix années à la tête de l’OTAN, je tirerais cinq enseignements, qui sont pour moi les clés du succès durable de l’Organisation. Tout d'abord, premier enseignement, ne jamais oublier que notre sécurité a un coût. La paix a un prix, et nous devons être prêts à le payer. Après la fin de la Guerre froide, les tensions sont retombées, et nos dépenses de défense ont suivi la même tendance. Mais lorsque notre sécurité est en jeu, comme c’est le cas aujourd’hui, il est clair qu'il nous faut accroître nos budgets de défense. En dépensant plus, nous pourrons compter sur une défense plus robuste, une dissuasion plus efficace et une plus grande sécurité. La bonne nouvelle, c'est que, depuis que les Alliés se sont mis d’accord, en 2014, pour porter progressivement leurs dépenses de défense à 2 % de leur PIB national, les investissements de défense sont en nette croissance. Pour la première fois, considérées globalement, les dépenses en matière de défense pour le Canada et les Alliés européens ont dépassé la barre des 2 %. Toutefois, force est aujourd’hui de constater que, malheureusement, cet objectif de 2 % ne suffit plus. Au sommet de Vilnius, en 2023, les Alliés ont adopté de nouveaux et ambitieux plans de défense pour la sécurité de l’Europe. Ces plans s’accompagnent d’objectifs capacitaires spécifiques, qui mentionnent notamment les armes et les forces à mettre à disposition par les différents pays de l’Alliance, ainsi que les niveaux de préparation à prévoir. Si nous voulons remplir ces objectifs et nous assurer de pouvoir, au besoin, mettre ces plans à exécution, il nous faudra dorénavant consacrer bien plus de 2 % du PIB à la défense.

Réunion du Conseil de l’Atlantique Nord au niveau des chefs d’État et de gouvernement tenue à Washington, où les Alliés ont pris différentes décisions relatives au financement commun OTAN, 9-11 juillet 2024. © OTAN
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Réunion du Conseil de l’Atlantique Nord au niveau des chefs d’État et de gouvernement tenue à Washington, où les Alliés ont pris différentes décisions relatives au financement commun OTAN, 9-11 juillet 2024. © OTAN

Le deuxième enseignement que je tirerais est que la liberté est plus importante que le libre-échange. Nos choix économiques ne sont pas sans conséquences sur notre sécurité. Jusqu’à récemment, certains Alliés pensaient qu’acheter du gaz russe était une question purement commerciale. Or, nous avons vu que notre dépendance à l'égard des importations de gaz russe nous rendait vulnérables. Ne refaisons pas la même erreur avec la Chine. Nous devons mieux protéger nos infrastructures critiques, éviter d’exporter des technologies qui pourraient être utilisées contre nous, et réduire notre dépendance à l’égard de compétiteurs stratégiques pour nos matériaux critiques. Il en va de notre sécurité. Pour autant, il ne s’agit pas d’ériger des barrières entre Alliés. Le protectionnisme à l'intérieur de l’Alliance n’est bon ni pour notre sécurité, ni pour notre économie. Nous devons au contraire travailler main dans la main pour accroître la collaboration économique entre les Alliés, dans l’esprit de l’article 2 du Traité de l’Atlantique Nord, l’acte fondateur de notre Alliance. À titre de troisième enseignement, je dirais que la puissance militaire est indispensable à l'amorce d'un dialogue. La situation en Ukraine le montre très clairement. Je ne crois pas que nous puissions parvenir à convaincre Vladimir Poutine que l’Ukraine doit rester libre et indépendante. Par contre, je suis persuadé que nous pouvons l’amener à revoir ses calculs. En donnant plus d’armes à l’Ukraine, nous pouvons faire comprendre au président Poutine qu’il ne pourra pas l’emporter sur le champ de bataille, et qu’il n'a d'autre choix que de venir s’asseoir à la table des négociations. Cela peut sembler paradoxal, mais le chemin le plus rapide vers la paix et le dialogue est d’armer l’Ukraine. Depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, en février 2022, aucun dialogue constructif n’a été possible avec la Russie. Mais, comme l’a rappelé le président Zelensky lui-même, un accord de paix ne saurait voir le jour sans la participation de la Russie. Il appartient à l’Ukraine de déterminer quand le moment sera venu de négocier, mais il est clair que la force est le seul langage que Moscou comprenne. Le dialogue n’a donc aucune chance s’il ne s’appuie pas sur une défense forte.

L’opération Interflex, dirigée par le Royaume-Uni en association avec des formateurs de 12 autres pays, vise à donner aux recrues ukrainiennes une formation accélérée de cinq semaines sur des sujets aussi variés que les tactiques d’infanterie et les premiers secours au combat, afin de les préparer à défendre leur patrie. À ce jour, plus de 45 000 soldats ukrainiens ont été formés dans le cadre de cette opération. © OTAN
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L’opération Interflex, dirigée par le Royaume-Uni en association avec des formateurs de 12 autres pays, vise à donner aux recrues ukrainiennes une formation accélérée de cinq semaines sur des sujets aussi variés que les tactiques d’infanterie et les premiers secours au combat, afin de les préparer à défendre leur patrie. À ce jour, plus de 45 000 soldats ukrainiens ont été formés dans le cadre de cette opération. © OTAN

La puissance militaire a ses limites, ce sera mon quatrième enseignement. L’Afghanistan en est un parfait exemple. Après les attentats terroristes du 11-Septembre contre les États-Unis, le déploiement de forces sous la bannière de l’OTAN en Afghanistan était la bonne décision. Notre intervention militaire a contribué à affaiblir Al-Qaida et à faire en sorte que l’Afghanistan ne devienne pas un sanctuaire à partir duquel des terroristes internationaux pourraient attaquer les pays de l’OTAN. Nous avons atteint nos objectifs initiaux, mais l'élargissement progressif de la mission a eu pour nous un coût considérable. En nous fixant le but – aussi louable soit-il – de bâtir un Afghanistan démocratique, uni et garantissant des droits égaux à tous, nous avons vu trop grand. Ce qui était au départ une opération ciblée de lutte contre le terrorisme s’est transformé en une entreprise d’une tout autre ampleur, visant cette fois la reconstruction et la consolidation de l’État afghan. Toutefois, 20 ans plus tard, les talibans gagnaient du terrain et la communauté internationale n’était pas parvenue à mettre en place un gouvernement afghan stable, capable de préserver la sécurité du pays après notre départ. Le fait que la chute du gouvernement afghan et la débâcle des forces de sécurité nationales aient été si rapides montre que nous avons eu raison de partir. Rien ne permet de penser que, si nous étions restés 20 ans de plus, le résultat aurait été différent. Il n’est pas exclu que nous soyons encore amenés, à l’avenir, à intervenir militairement au-delà de nos frontières. Cependant, toute opération future devra avoir des objectifs clairement définis, du début à la fin. Nous devons être très clairs sur ce que la puissance militaire de l’OTAN peut – et ne peut pas – accomplir. Le cinquième et dernier enseignement de ces dix années serait pour moi de ne jamais considérer que le lien transatlantique entre l’Europe et l’Amérique du Nord peut être tenu pour acquis. De part et d’autre de l’Atlantique, nous devons prendre conscience du caractère précieux de ce lien, et investir dans notre Alliance. Les Européens doivent bien comprendre que, sans l’OTAN, il n’y a pas de sécurité en Europe. 80 % des dépenses de défense de l’OTAN proviennent d’Alliés qui ne sont pas membres de l’Union européenne. La contribution de ces Alliés est considérable, non seulement en termes de ressources, mais également de par leur position stratégique pour assurer la sécurité du continent européen : la Türkiye au sud, la Norvège au nord et les États-Unis, le Canada et le Royaume-Uni à l’ouest. De leur côté, les Américains ne doivent pas sous-estimer l'importance de leurs amis et alliés au sein de l’OTAN. Que ce soit en Corée ou en Afghanistan, les Américains n'ont jamais été seuls. Et ces trente-et-un amis contribuent grandement à promouvoir la sécurité et les intérêts des États-Unis, ainsi qu’à renforcer la puissance et l’influence dont jouit le pays sur la scène internationale. Aucune autre grande puissance mondiale ne peut en dire autant. L’OTAN est l’un des plus grands atouts de l’Amérique.

Les chefs d’État et de gouvernement des pays de l’Alliance célèbrent le 75e anniversaire de l’OTAN à Washington, le 9 juillet 2024. © OTAN
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Les chefs d’État et de gouvernement des pays de l’Alliance célèbrent le 75e anniversaire de l’OTAN à Washington, le 9 juillet 2024. © OTAN

Dans un monde toujours plus dangereux où tout est de plus en plus interconnecté, les défis de sécurité sont trop grands et la compétition trop intense pour qu’un pays de l’OTAN, quel qu’il soit, puisse faire cavalier seul. Je ne crois pas en une Europe isolée. Je ne crois pas en une Amérique isolée. Je crois en l’Europe et en l’Amérique œuvrant ensemble à ce que l’OTAN reste toujours forte. Investir dans la relation transatlantique est le meilleur – et je dirais même le seul – moyen de préserver notre paix et notre sécurité, maintenant et pour les générations à venir.