Les systèmes aériens sans pilote embarqué représentent pour les infrastructures, les moyens et les personnels civils et militaires une menace protéiforme qui ne cesse de croître. Que font les Alliés pour y répondre ?

« Les drones ne sont pas près de disparaître. Il va falloir vivre avec », titrait en mai 2018 le magazine Time. De fait, le domaine des systèmes aériens sans pilote (UAS) et celui de la robotique en général ont enregistré des avancées spectaculaires ces deux dernières années. Et la plupart des applications sont encore à venir : il est probable que l’on assiste, dans les cinq prochaines années, à une généralisation de l'utilisation des drones civils pour la mobilité urbaine, les services de livraison, la gestion de crises, l’assistance après une catastrophe ou encore les approvisionnements d’urgence, pour ne citer que quelques exemples.

Dans le domaine militaire, nous entrons par ailleurs dans la « deuxième ère des drones », dans laquelle tous les intervenants, qu’ils soient pays pairs, terroristes ou encore acteurs non-étatiques, intègrent les drones dans leurs tactiques standard et leurs concepts d’opérations, remettant de ce fait en cause la supériorité aérienne dont les Alliés bénéficiaient jusqu’ici dans la plupart des conflits. Par exemple, des groupes terroristes tels que l’EIIL/Daech utilisent désormais des drones grand public et de loisir pour planifier, préparer et exécuter leurs attaques sur le champ de bataille. La Bande de Gaza est quant à elle devenue récemment l’un des théâtres les plus actifs en matière de guerre des drones, tant l’armée israélienne que le Hamas en faisant un usage abondant.

Deux événements récents ont toutefois fortement contribué à façonner le débat qui a lieu partout dans le monde s’agissant des drones et de leurs répercussions en matière de sécurité. Premièrement, en décembre 2018, quelques jours avant les fêtes, un drone a survolé illégalement l’aéroport de Londres-Gatwick, provoquant la fermeture de celui-ci pendant près de trois jours et occasionnant des dommages financiers se comptant en millions d’euros pour les opérateurs, les compagnies aériennes et les passagers. Deuxièmement, en septembre 2019, des rebelles houthis ont revendiqué une attaque massive menée par drones coordonnés contre deux installations de production pétrolière d’Arabie saoudite, causant d’importants dégâts matériels et entraînant pendant plusieurs semaines une baisse de la production mondiale estimée à six pour cent.

L’incursion d’un drone au-dessus de l’aéroport de Londres-Gatwick en décembre 2018 a illustré le potentiel de déstabilisation des tactiques asymétriques.
© Wired.co.uk / John Stillwell/PA Wire/PA Images
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L’incursion d’un drone au-dessus de l’aéroport de Londres-Gatwick en décembre 2018 a illustré le potentiel de déstabilisation des tactiques asymétriques. © Wired.co.uk / John Stillwell/PA Wire/PA Images

Ces deux incidents ont en commun d’illustrer à la perfection ce que représente un engagement asymétrique entre des parties de puissance très différente, et quels en sont les effets potentiels. Leurs auteurs, avec des moyens pourtant limités, sont parvenus à provoquer de lourdes pertes pour les victimes, non seulement en termes financiers mais aussi sur le plan de l’indépendance stratégique et de l’opinion publique. Dans un monde de plus en plus interconnecté, leurs effets se sont en outre fait ressentir en cascade à l'échelle planétaire : le premier événement a entraîné de sérieux problèmes de sécurité lorsqu’il a fallu dévier des centaines de vols européens vers d’autres destinations, et le deuxième a eu un impact non négligeable sur la production pétrolière, les marchés boursiers et les cours mondiaux du Brent pendant plusieurs semaines.

Sur le fond, ils sont toutefois radicalement différents : alors que l’incident de Gatwick a probablement été provoqué par un drone de loisir bon marché piloté depuis un lieu proche de l’aéroport, l’attaque sur le territoire saoudien, perpétrée contre une cible stratégique distante de plusieurs centaines de kilomètres à l’aide de drones à voilure fixe et de missiles balistiques, s’apparente davantage à une frappe aérienne. Le constat est le même pour les contremesures envisageables : si l’on trouve sur le marché d’innombrables solutions de lutte contre les systèmes aériens sans pilote (C-UAS) permettant de répondre à un incident tel que le premier, allant des techniques de guerre électronique aux filets en passant par les technologies « drone contre drone », neutraliser une menace telle que celle décrite dans le second exemple relève en revanche bien plus de la défense aérienne traditionnelle.

Une évolution incontrôlée

Dans le domaine des drones, la technologie évolue cependant à un rythme effréné, et les développements qui vont intervenir dans le secteur commercial – drones de transport, nouveaux concepts de commandement et de contrôle, autonomie, essaims, systèmes d’évitement des collisions, opérations multimodales, etc. – vont profondément remettre en cause l’efficacité des solutions C-UAS actuelles. Avec l’avènement de l’internet des objets et de la 5G, il va devenir envisageable de piloter des drones depuis l’autre bout du monde ; imaginez un avenir où l’on pourrait envoyer des essaims de drones dans tous les aéroports d’Europe en même temps.

La bonne nouvelle est que les moyens de lutte anti-drone évoluent également. D'équipements individuels et disparates, on passe peu à peu à de nouveaux systèmes plus sophistiqués, intégrant et fusionnant différentes technologies et utilisant des approches novatrices telles que l’apprentissage automatique, la fusion de capteurs, les radars cognitifs et holographiques ou encore la réalité augmentée.

Et les investissements affluent : le département américain de la Défense a ainsi consacré environ 900 millions de dollars aux solutions de lutte contre les UAS en 2019, d’après l’Institute for Defense and Government Advancement, et ce marché devrait représenter à l'échelle mondiale quelque 6,6 milliards de dollars d’ici 2024. Il s’agit en quelque sorte du début d’une nouvelle variante de la classique course aux armements, attaque contre défense, dans laquelle les fabricants de drones et de solutions anti-drones rivalisent d’ingéniosité pour déployer des technologies toujours plus intelligentes et plus novatrices, et qui verra le secteur de la lutte contre les UAS atteindre de nouveaux sommets et explorer de nouveaux domaines et concepts, allant des contremesures électroniques à la cyberguerre, des moyens cinétiques aux lasers en passant par les armes à énergie.

Un « problème diabolique »

Quoi qu’il en soit, experts, industriels et militaires s’accordent tous à dire qu’il n’existera jamais de « solution miracle » au problème des drones : pour contrer cette menace, la seule solution viable sera toujours de combiner plusieurs technologies et tactiques. C’est d’autant plus vrai dans le contexte des opérations : un drone volant à 20 mètres par seconde met moins d’une minute pour parcourir un kilomètre. Cela signifie qu’une fois celui-ci détecté (avec, idéalement, la capacité de déterminer avec certitude ses intentions), l’opérateur n’a que quelques secondes pour réagir.

Si tous les produits anti-drone actuels se caractérisent par un mode de fonctionnement nécessitant une intervention humaine (« human-in-the-loop »), ceux du futur exploreront donc probablement les possibilités de faire davantage la part belle à l’autonomie, en particulier pour les tâches susceptibles d’être insurmontables pour un opérateur, telles qu’interpréter d’immenses quantités de données, activer des effecteurs en quelques secondes, etc.

Les scénarios de ce type font partie de ce que l’on appelle les « problèmes diaboliques », pour lesquels les approches séquentielles et logiques traditionnelles ne sont d’aucune utilité : on ne peut pas les résoudre, on ne peut que les apprivoiser. Et pour apprivoiser le problème des systèmes aériens sans pilote, la seule possibilité est de bien le comprendre, d’anticiper les tendances, d’imaginer l’état final recherché et de s’employer à l’atteindre. La « solution miracle » s’avère être un mélange d’approches différentes, coordonnées avec soin : compréhension, préparation, innovation, coopération et faculté d’adaptation.

L’approche de l’OTAN

Pour se préparer au mieux, il est essentiel d’avoir une bonne connaissance de la situation et une compréhension commune du problème : les analyses de la menace et la prospective stratégique permettent de définir des politiques tournées vers l’avenir, d’accroître la résilience de l’Alliance et d’améliorer les processus de planification.

Si l’on veut contrer la menace des UAS, il faut en outre coopérer davantage à tous les niveaux :

  • au niveau technique, car les solutions indépendantes ne sont jamais efficaces à moins d’être intégrées dans un dispositif plus vaste de défense en profondeur ;

  • au niveau tactique, pour que les contre-mesures permettent de répondre à la menace sans entraîner de dommages collatéraux ;

  • au niveau opératif, car les solutions anti-UAS doivent être intégrées harmonieusement au confluent de plusieurs domaines ;

  • au niveau stratégique, car une approche pangouvernementale est essentielle pour faire face à la menace.

L’Agence OTAN d’information et de communication (NCIA) a mis au point un système d’identification, de détection et de localisation des petits systèmes aériens sans pilote. Actuellement au stade de prototype expérimental, il ne contient que des composants commerciaux peu onéreux et fait appel à l’apprentissage automatique. © NCIA
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L’Agence OTAN d’information et de communication (NCIA) a mis au point un système d’identification, de détection et de localisation des petits systèmes aériens sans pilote. Actuellement au stade de prototype expérimental, il ne contient que des composants commerciaux peu onéreux et fait appel à l’apprentissage automatique. © NCIA

Enfin, il faut savoir innover et sortir des sentiers battus. Cela signifie concrétiser rapidement sur le champ de bataille des concepts issus du domaine de la science et et de la technologie, développer de nouvelles approches en matière d’acquisitions et de passations de marchés, favoriser l’apparition d’un environnement mêlant concurrence et coopération pour les communautés des milieux universitaires, de l’industrie et des opérations, employer de nouveaux concepts et de nouvelles tactiques dans les opérations, et remettre en question les approches traditionnelles.

C’est ainsi que l’OTAN a commencé, en 2019, à examiner de près la question de la lutte contre les systèmes aériens sans pilote, sous la houlette d’un nouveau groupe de travail réunissant des experts issus de différents horizons et de tous les pays de l’Alliance. En l’espace de deux ans, ce groupe de travail est devenu une enceinte privilégiée permettant aux Alliés d’étudier les problèmes, de collaborer sur des solutions pratiques et d’apprendre les uns des autres. Parmi ses premiers résultats, citons la promotion de l’interopérabilité technique et opérationnelle, la coordination de projets novateurs et la conduite d’essais et d’exercices.

La protection des moyens et des personnels contre les UAS est en train de devenir un problème de la plus haute importance. « La lutte contre les UAS était la préoccupation numéro un de tout le monde », indiquait début 2020 la sous-secrétaire américaine à la Défense chargée de l’acquisition et du maintien en puissance, Ellen Lord, lors de l’annonce de la création d’un bureau chargé de diriger et d’orienter les efforts du département de la Défense en matière de lutte contre les drones de petite dimension, le Joint Counter-small Unmanned Aircraft System Office. « Nous constatons que les drones de petite taille deviennent de plus en plus populaires en tant qu’armes… [et] nous devons faire preuve d’agilité pour relever ce nouveau défi. »

La lutte anti-drones concentre tous les problèmes typiquement associés à la guerre moderne : une technologie incontrôlée et en rapide évolution, un cadre juridique mal défini, des questions d’éthique complexes et des pratiques standard inadaptées. Autant d’éléments qui en font également une étude de cas idéale pour déterminer comment l’OTAN et ses pays membres pourraient relever les défis qu’engendreront d’autres technologies émergentes et technologies de rupture, dans d’autres domaines.