Anticiper le monde de demain pour prendre de meilleures décisions aujourd'hui : mode d’emploi

« Don't fight the problem, decide it! » Attribuée à l’ancien secrétaire d'État des États-Unis George C. Marshall, cette citation, que l'on pourrait traduire par « Ne combattez pas le problème, façonnez-le ! », résume bien la manière dont il convient d’envisager la planification des politiques en période de turbulence. Ce qui nous pousse à vouloir systématiquement combattre les problèmes, c’est l’idée préconçue que tout problème a une solution. Or, c’est faux : certains problèmes sont tout bonnement insolubles, auquel cas le combat est perdu d’avance.

Aussi, une autre approche s'impose. Dans le présent article, il sera question du rôle particulièrement essentiel que joue la prospective stratégique dans la planification des politiques, des objectifs qu’elle permet d’atteindre et de l’aide qu’elle peut apporter aux responsables de la planification dans leur tâche. La prospective stratégique est la capacité d'une organisation à percevoir des évolutions futures, à les appréhender et à agir en conséquence quand elles se concrétisent. L’idée n’est pas ici de « prédire l’avenir avec certitude », mais plutôt d’élaborer plusieurs versions possibles du monde en gestation pour éclairer la réalité actuelle et aider les responsables à prendre des décisions aujourd'hui.

Marshall l'avait compris : pour que nos actions aient un effet décisif, il faut les planifier. Le rôle qu'il avait joué en tant que chef d'état-major de l'Armée de terre de 1939 à 1945 lui valut d’être surnommé plus tard par Winston Churchill « l’organisateur de la victoire » de la Deuxième Guerre mondiale. Sous son commandement, les effectifs des forces armées américaines furent multipliés par 40, passant de 200 000 soldats en 1939 à plus de 8 millions en 1945, une décision qui aida les États-Unis à remporter la guerre avec leurs Alliés et à devenir une superpuissance mondiale.

L’équipe de George C. Marshall a joué un rôle déterminant dans l’élaboration du plan de reconstruction de l’Europe (le fameux « Plan Marshall), et dans les travaux qui conduiraient à la création de l’OTAN et de l’OCDE. Photo : George C. Marshall © US National Archive
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L’équipe de George C. Marshall a joué un rôle déterminant dans l’élaboration du plan de reconstruction de l’Europe (le fameux « Plan Marshall), et dans les travaux qui conduiraient à la création de l’OTAN et de l’OCDE. Photo : George C. Marshall © US National Archive

Par la suite, Marshall a voulu importer cette culture de la planification dans la prise de décisions en mettant sur pied une nouvelle équipe, chargée de la « planification des politiques ». Ce fut, là encore, un succès : l’équipe de George Marshall allait jouer un rôle déterminant dans l’élaboration du plan de reconstruction de l’Europe (le fameux « Plan Marshall), et dans les travaux qui conduiraient à la création de l’OTAN et de l’OCDE.

Depuis 1947, des dizaines d’autres États et d’organisations du monde entier ont mis sur pied des équipes semblables au sein de leurs administrations. Dotées d'un mandat assez souple et large, ces services ont pour tâche d’anticiper les futures tendances et les défis stratégiques qui se profilent, de définir les mesures à prendre pour y répondre le cas échéant et d’éclairer les décideurs. L’OTAN est dotée d'une unité Analyse de politique générale depuis 2023, et l’OCDE, qui fait de la prospective stratégique depuis des dizaines d’années, compte une unité qui se consacre spécifiquement à cette activité depuis 2013.

Tous ceux qui, sans être nécessairement des planificateurs, sont associés à l’élaboration d'orientations doivent s’efforcer tant bien que mal de formuler des politiques et des décisions qui permettent de répondre aux défis actuels comme aux défis futurs. C’est là que la citation de Marshall prend tout son sens.

La prospective stratégique, un outil plus essentiel que jamais pour la planification des politiques

En 1947, Marshall estimait que toute action devait avoir pour mot d’ordre l’efficacité. Si c’était vrai à l’époque, ça l’est d’autant plus aujourd'hui. En effet, le monde dans lequel nous vivons est infiniment plus complexe que celui d’alors : les grandes puissances sont plus nombreuses, la population de la planète dépasse les 8 milliards d’habitants, les flux d'informations, de données, de biens et de personnes sont hyperconnectés, et on assiste à une détérioration du climat et de la biosphère. Dans son concept stratégique de 2022, l’OTAN brosse le portrait du monde actuel en ces termes : « La compétition stratégique, l’instabilité et les chocs répétés sont autant de traits qui caractérisent notre environnement de sécurité au sens large. Nous sommes face à des menaces d’envergure planétaire, liées les unes aux autres. »

Dans un monde complexe, surpeuplé et connecté, qui ne s’arrête jamais et où tout va vite, il est difficile de bien discerner tous les problèmes qui se présentent constamment en matière de sécurité. Qui faut-il associer à la formulation des politiques de sécurité ? Sur quelles croyances repose notre interprétation ? Comment vivre ensemble sur la planète ? Les questionnements liés aux politiques de sécurité ont pris de l’ampleur, se sont complexifiés et se sont diversifiés depuis 1947. La ligne du « business-as-usual » devient de plus en plus difficile à suivre et, pour une grande partie des populations vulnérables de la planète, elle n’est tout simplement plus tenable.

Dans son concept stratégique de 2022, l’OTAN brosse le portrait du monde actuel en ces termes : « La compétition stratégique, l’instabilité et les chocs répétés sont autant de traits qui caractérisent notre environnement de sécurité au sens large. Nous sommes face à des menaces d’envergure planétaire, liées les unes aux autres. » Photo : Le secrétaire général de l'OTAN, Jens Stoltenberg, présente le nouveau concept stratégique au sommet de Madrid. © OTAN
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Dans son concept stratégique de 2022, l’OTAN brosse le portrait du monde actuel en ces termes : « La compétition stratégique, l’instabilité et les chocs répétés sont autant de traits qui caractérisent notre environnement de sécurité au sens large. Nous sommes face à des menaces d’envergure planétaire, liées les unes aux autres. » Photo : Le secrétaire général de l'OTAN, Jens Stoltenberg, présente le nouveau concept stratégique au sommet de Madrid. © OTAN

Plus encore que leurs pairs en 1947, les planificateurs d’aujourd'hui doivent décrypter l'incertitude sans se laisser distraire par les informations accessoires et les futilités. À la lumière de la citation de Marshall, ils devraient concevoir l’avenir non pas comme l’objet d'une lutte, mais comme une opportunité de tracer, aujourd’hui, les contours du monde de demain.

L’approche classique face à l'incertitude : l’atténuation ou la résistance

Face à un défi de sécurité internationale, on peut raisonnablement chercher à atténuer les incertitudes ou à les contrer, en ne prenant des décisions que sur la base des informations dont on dispose ou de ce qui semble probable sur le moment même. Il faut alors puiser dans les données concrètes disponibles, que l'on sélectionne en fonction de leur pertinence par rapport au problème tel qu’il est perçu et envisagé.

La méthode qui consiste à fonder ses décisions sur des données factuelles et des projections est très efficace. C’est la raison pour laquelle les projections sont utilisées pour éclairer les décisions qui sont prises dans un tas de domaines, qui vont des taux d’intérêt aux ventes de billets d’avion, par exemple. En procédant de la sorte, on tire des enseignements du passé et on prend des décisions sur la base d'informations connues, et on favorise la transparence. En général, on peut raisonnablement s’attendre à ce que les choses les plus probables soient celles qui se produisent. Et les prévisions, sans jamais être parfaitement exactes, peuvent gagner en précision grâce à des techniques telles que la superprévision.

Une méthode imparfaite

Toutefois, il arrive que les incertitudes ne puissent être levées ou atténuées. C’est là que la méthode atteint ses limites. Et ces limites ne sont pas anecdotiques : elles ont parfois conduit des organisations pourtant aguerries à se tromper lourdement dans leurs prévisions, comme lors de la crise financière 2008.

Aujourd'hui, tout va très vite et, souvent, il faut prendre une décision avant d’avoir pu recueillir et analyser toutes les informations nécessaires. On finit donc immanquablement par passer à côté d’un élément, quelque chose que « personne n’avait vu venir », comme une attaque surprise ou une crise économique, et c’est cette omission qui peut tout déstabiliser. Or, la prévision est une méthode qui repose précisément sur les omissions : tout l’intérêt des modélisations réside dans le fait de réduire les incertitudes en écartant une partie des variables qui existent dans la vraie vie.

En outre, bon nombre des problèmes auxquels nous nous heurtons aujourd'hui sont si complexes qu’il est impossible de savoir avec certitude de quels facteurs il faut tenir compte, sous quel angle envisager la problématique, ou quelle forme la solution doit prendre. On les appelle les « problèmes pernicieux » (« wicked problems », en anglais), un concept inventé par Rittel et Webber en 1973. Prenons l’exemple de l’élaboration d'une stratégie optimale ou de mesures destinées à assurer le maintien de la sécurité internationale. Même en recensant et en prenant en considération tous les facteurs, il est généralement impossible d’atteindre un degré de précision qui permette de formuler des prévisions exactes tenant compte de toutes les variables qui entrent en jeu dans un système chaotique tel que l’environnement de sécurité international.

D’aucuns pourront être tentés de croire que l’intelligence artificielle et l’apprentissage automatique permettront un jour de surmonter cette difficulté, mais leur espoir ne pourra qu’être déçu : on sait depuis des dizaines d’années que certains problèmes sont « indécidables », c’est-à-dire à la fois indémontrables et irréfutables, même pour un algorithme infiniment puissant. Les prédictions parfaites n’existent tout simplement pas.

Malheureusement, l’intelligence artificielle et l’apprentissage automatique ne seront jamais en mesure de surmonter cette difficulté : on sait depuis des dizaines d’années que certains problèmes sont « indécidables », même pour un algorithme infiniment puissant. Les prédictions parfaites n’existent tout simplement pas. Photo reproduite avec l’aimable autorisation de Vertica.
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Malheureusement, l’intelligence artificielle et l’apprentissage automatique ne seront jamais en mesure de surmonter cette difficulté : on sait depuis des dizaines d’années que certains problèmes sont « indécidables », même pour un algorithme infiniment puissant. Les prédictions parfaites n’existent tout simplement pas. Photo reproduite avec l’aimable autorisation de Vertica.

L'intérêt de la prospective stratégique pour les planificateurs de politiques

La question est donc la suivante : que peuvent faire les planificateurs de politiques pour composer avec un problème qu’ils ne peuvent résoudre, mais pour lequel ils doivent malgré tout formuler des propositions de décisions ? C’est là que la prospective stratégique entre en jeu, notamment dans des organisations telles que l’OTAN ou l’OCDE.

Cette pratique peut venir en aide aux décideurs de diverses manières :

  • Elle peut les aider à déceler les signes avant-coureurs d'une perturbation. C’est par exemple le cas au Japon, dont l’institut national des politiques scientifiques et technologiques (NISTEP) fait régulièrement, depuis 1971, des études de veille dans le cadre de ses travaux de prospection. La méthodologie consiste notamment à utiliser des sources telles que des rapports d’actualité et des avis de spécialistes pour repérer des évolutions dont les données objectives ne rendent pas encore compte, de manière à mettre à la disposition des décideurs des informations que la méthode d’analyse classique n’aurait pas encore permis de repérer. L’Organisation OTAN pour la science et la technologie recourt à des méthodologies analogues pour publier ses rapports sur les tendances en matière de science et technologie et faire les recherches nécessaires à leur élaboration.

  • Elle contribue à redéfinir et à élargir le champ d’analyse en faisant en sorte qu’il soit tenu compte, dans les rouages décisionnels, d’éléments revêtant une pertinence nouvelle, par exemple des ensembles transversaux de tendances dans des domaines divers, qui sont susceptibles de conduire à des évolutions de grande ampleur (c’est ce qu'on appelle les « mégatendances »). L’Union européenne, par exemple, s’est dotée d'une plateforme sur les mégatendances, dans l'optique de suivre les grandes évolutions dont il faut tenir compte pour élaborer les politiques. Accessible aux chercheurs, aux conseillers et aux responsables de la planification, la plateforme est essentiellement consacrée aux domaines de la défense, de l’éducation et des politiques sociales.

  • Mettre à l’essai les plans et les stratégies mis au point pour faire face à des perturbations potentielles. Pour ce faire, on peut imaginer différentes versions de l’avenir qui sont susceptibles de se manifester (c’est ce qu’on appelle des « scénarios »). Pendant la Guerre froide, par exemple, la RAND Corporation avait ébauché divers scénarios. En effet, à l’époque, on ne pouvait rien puiser dans le passé qui permette de savoir quoi faire dans le cas tout à fait inédit d’une course aux armements nucléaires. Les responsables de la planification des politiques avaient donc imaginé diverses expériences fictives de l’avenir, organisé des exercices pour chacune des situations envisagées et élaboré ainsi les décisions à prendre selon les cas. L’analyse de prospective stratégique menée au commandement allié Transformation de l’OTAN est un autre exemple : elle contribue à fournir des informations sur les diverses conditions de sécurité que les planificateurs militaires et les planificateurs de défense pourraient être amenés à rencontrer.

  • Elle peut faire naître des idées et perspectives nouvelles quant aux actions à mener et aux objectifs à atteindre. Le ministère slovène de l’Administration publique, par exemple, en a fait l’expérience en menant une analyse des mégatendances et des scénarios en matière de vieillissement et de recrutement dans le service public, qui a débouché sur quatre idées novatrices propres à améliorer le recrutement et à assurer le bien-être des agents.

Ces quelques exemples nous donnent un aperçu de tout ce que la prospective stratégique peut apporter dans la planification des politiques. On trouvera d’autres exemples dans ce rapport de l’OCDE.

Envisagée comme une aptitude (et pas seulement comme un outil ou une méthode), la prospective stratégique peut être appliquée de diverses manières et à n'importe quelle étape des travaux menés par les planificateurs de politiques. Plusieurs experts et organisations ont toutefois répertorié les activités et exercices clés qui peuvent être suivis pour encourager la pratique de la prospective stratégique. À titre d’exemples, on peut citer le manueldu centre Horizons politiques Canada, la Littératie des futurs de l’UNESCO, et le manuel du PNUD sur la prospective (en anglais). Bien employée, la prospective stratégique se révèle un outil de choix pour les planificateurs de politiques, en ce qu’elle les aide grandement à mieux décrypter les différentes versions envisageables de l’avenir.

Décider dans l'incertitude : la prospective à la rescousse des planificateurs

Quand il est submergé par une masse d'informations abstraites, notre cerveau ne sait pas bien comment réagir. Sachant que l’avenir qui s’offre à nous peut prendre d’innombrables formes, il est impossible de tout envisager dans le moindre détail et de savoir avec certitude quel scénario va se produire. Mais si l’on rassemble et met en forme les informations et les détails dont on dispose, on parvient à construire un récit sensé. Will Storr, auteur de son état, nous explique que le récit est un moyen pour notre cerveau de donner du sens à l’inattendu, de nous rendre attentifs et de nous préparer à prendre une décision.

Ce qui importe, ce n’est pas tant de savoir quel scénario va se produire, mais de quel scénario on peut tirer des enseignements. Pour les planificateurs de politiques, donc, construire un récit de l’avenir, c’est d’abord prêter davantage d’attention au présent. Pour développer une histoire qui tienne la route, il faut répondre à deux questions : Quel scénario veut-on éviter ? Quel avenir veut-on voir se réaliser ? Autrement dit, il faut réfléchir à la voie à suivre pour atteindre l’objectif visé. Pour ce faire, il est utile pour les planificateurs de prendre pour point de départ l’avenir, et les divers scénarios envisagés, et de cheminer, à rebours, vers la réalité du présent. On peut ainsi mieux cerner l’avenir dans toutes ses variantes et entreprendre des changements efficaces.

L’idée, en travaillant sur diverses versions de l’avenir, c’est d'amener les planificateurs à envisager les problématiques sous un angle nouveau, sans œillère : que se passerait-il si tel événement devait se produire ? Comment réagir ? Que devrions-nous faire pour nous adapter ? Cette méthode peut aussi contribuer à faire surgir des hypothèses abstraites : on construit des récits plausibles à partir de faits, de prévisions et de tendances, et ces récits nous amènent ensuite à reconsidérer les hypothèses de base sur lesquelles se fondaient les décisions.

Perspectives en guise de conclusion

Pour façonner des décisions propres à répondre à des problèmes politiques nouveaux qui sont insolubles du fait de leur complexité et de l’incertitude qui les caractérise, il faut envisager diverses versions de l’avenir qui peuvent sortir du cadre, les décoder et se préparer à y faire face si elles se matérialisent.

Réunion bilatérale entre le secrétaire général de l'OTAN, Jens Stoltenberg, et le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, lors du sommet de Vilnius en 2023. © OTAN
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Réunion bilatérale entre le secrétaire général de l'OTAN, Jens Stoltenberg, et le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, lors du sommet de Vilnius en 2023. © OTAN

La démarche prospective, que suivent déjà les planificateurs de politiques – y compris à l’OTAN et à l’OCDE –, peut se révéler utile dans plusieurs environnements. Elle vient élargir le champ des possibles en nous amenant à réfléchir par-delà les hypothèses du statu quo, à accepter de nouvelles réalités et à concevoir proactivement des approches qui permettent de faire face à ces nouvelles réalités et de les façonner.

Les organisations qui sont prêtes à renforcer leur capacité de prospective stratégique peuvent s’appuyer sur un certain nombre de ressources et de pratiques, dont une bonne partie est répertoriée, cas d’utilisation à l’appui, dans la base AIR (pour Anticipatory Innovation Resource) de l’OCDE. Les planificateurs de politiques sont de plus en plus nombreux à suivre et à développer des approches prospectives ; dans des travaux à paraître bientôt, l’OCDE s’attache à démontrer comment cette pratique peut utilement servir à anticiper et gérer les risques critiques émergents. L’analyse de prospective stratégique du Commandement allié Transformation de l’OTAN aide les commandants militaires à délimiter les contours de l’avenir. Au siège de l'OTAN, l’unité Planification des orientations s’attache à favoriser la culture de la prospective.

La prospective stratégique est une méthode qui permet d’appréhender le monde d'aujourd'hui et de demain avec davantage de sagesse et de discernement. L'objet n'est pas de prédire, planifier ou préparer. Il s'agit plutôt de valoriser tout ce qu’on ignore pour maximiser notre connaissance de la situation et notre capacité à agir : ne redoutons pas l’avenir, façonnons-le !