La pandémie de coronavirus est le scénario auquel nous étions le moins préparés dans le domaine de la sécurité. Les États nations ont la responsabilité de la sécurité, mais ils sont largement tributaires des ressources civiles et de la résilience des populations. La situation actuelle met à l’épreuve la coopération civilo-militaire et exige une approche globale.

Comme pour la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’Union soviétique – et malgré les alertes –, nous n’avons absolument pas vu venir cette crise. Le risque d’une pandémie mondiale a longtemps été évoqué comme une menace hypothétique. Pourtant, si la santé avait été sérieusement et plus largement considérée comme une question de sécurité, nous aurions pu envisager plus concrètement ce scénario et nous y préparer différemment. Ce n’est pas parce que l’on considère une pandémie comme une question de sécurité qu’il faut céder à la panique ou qu’il faut l’assimiler à une guerre ou à une question d’ordre militaire. Cela dit, il s’agit indéniablement d’une question de sécurité. En tant que telle, la pandémie nécessite que l’on ait les idées claires et que l’on dispose des meilleures informations possible, sachant que les données disponibles sont souvent incomplètes. Cette crise illustre la nature complexe de la sécurité, domaine qui implique de nombreux acteurs et où les civils occupent une place centrale dans la compréhension du contexte sécuritaire. Aujourd’hui, nous sommes cernés par des informations incomplètes, des informations trompeuses, de la désinformation et, en réalité, un excès d’informations (« infodémie »). Cette surcharge d’informations et d’informations fallacieuses vise à susciter, parmi les citoyens, des actions et des réactions qui pourraient contribuer à une éventuelle déstabilisation. Une diminution de la confiance et/ou une polarisation accrue entre les citoyens et leurs gouvernements sont des facteurs qui influencent la manière dont les populations répondent aux crises.

©UNESCO
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La crise liée au coronavirus met en lumière des enjeux qui ne relèvent généralement pas de la sécurité militaire (emploi de la force), mais qui pourraient toutefois déstabiliser, voire paralyser, des sociétés entières. Elle constitue une importante mise à l’épreuve de la « résilience » de la société, mais également une occasion de revoir notre définition de la « résilience ». La pandémie nous permet de mieux comprendre les scénarios à envisager sur le plan de la sécurité, notamment ceux associés aux menaces hybrides et aux guerres hybrides, dans lesquels les forces armées ou l’OTAN ne sont pas les acteurs de premier plan. Il n’en demeure pas moins que ces acteurs de la sécurité doivent, dans le même temps, être en mesure de réagir de manière proportionnée, de limiter les dommages et d’adapter la réflexion selon le contexte. Dans le cadre de la préparation à l’échelon national, il importe d’étudier dans quelle mesure notre conception de la résilience est réaliste et/ou doit être modifiée, et il importe également de déterminer qui sont les parties associées à ce processus.

Résilience

L’article 3 du traité fondateur de l’OTAN porte sur la résilience, l’idée étant que tous les pays membres puissent résister à un choc majeur, comme une catastrophe naturelle, une défaillance d'infrastructures critiques ou une attaque hybride ou armée, et se remettre d’un tel choc, grâce à « leur capacité individuelle et collective ». La résilience, vue comme « l'aptitude d'une société à résister à ces chocs et à s’en remettre aisément et rapidement, s’appuie sur la préparation du secteur civil et sur des capacités militaires ». La résilience reflète la capacité de rebondir et de parer à une crise et/ou à une menace, mais également la capacité d’évoluer et de s’adapter face à un changement brusque et potentiellement durable. Les suppositions concernant la résilience sont évidentes dans les discours sur le « retour à la normale » après la crise liée au coronavirus. Ces suppositions ne prennent pas en considération la manière dont les changements eux-mêmes peuvent devenir la normalité avec le temps ni la façon dont les attitudes et les comportements, notamment ceux des citoyens, évoluent en conséquence. Lorsqu’une crise survient, les populations attendent des gouvernements qu’ils la résolvent le plus rapidement possible. Mais qu’en est-il si cela n’est pas possible, comme dans le cas de la présente crise ? La résilience de la société peut nécessiter des adaptations à une nouvelle normalité, et notamment à de nouvelles perceptions de l’insécurité. Il est utile d’examiner la situation pandémique actuelle pour réévaluer notre perception de la résilience et de la préparation des pays membres et de l’OTAN, et ce pour trois raisons :

  1. La COVID-19 représente une menace pour la santé, l’économie et la cohésion sociale des sociétés à l’échelle mondiale, et la crise qu’elle engendre appelle une réponse.

  2. La pandémie nous permet de mieux comprendre la manière dont les gouvernements et les populations répondent à une crise aussi étendue dans le temps.

  3. Dans le même temps, la crise est de plus en plus l’objet de tentatives de politisation au travers de campagnes de désinformation, ce qui nous renseigne en temps réel sur la manière dont les sociétés et leurs populations réagissent lorsque la politique vient exacerber une crise.

Menaces invisibles, menaces hybrides et « zones grises »

De nos jours, les menaces auxquelles la société est confrontée émanent de plus en plus de l’emploi de moyens non militaires ou non violents. Au lieu de traverser les frontières avec des chars ou de faire usage d’armes à feu, les adversaires ont trouvé des façons plus simples de provoquer des crises ou des conflits. La stratégie privilégiée aujourd’hui par certains acteurs étatiques et non étatiques s’appuie sur la désinformation ou les cyberattaques, dans le but d’éroder la confiance dans les autorités et de susciter l’agitation sociale et/ou politique, par exemple en affaiblissant les services et les infrastructures, en encourageant l’extrémisme ou la violence, et en exploitant les vulnérabilités qui sont des enjeux politiques, qu’il s’agisse d’élections, de migrations ou de pandémies. De telles activités de déstabilisation sont souvent moins onéreuses que la conduite d’attaques armées – elles constituent des menaces invisibles, qui sont difficiles à détecter et à localiser, et difficiles à attribuer à un adversaire précis. Si la maladie en tant que telle n’est pas nécessairement un ennemi, elle est une menace invisible, qui peut être utilisée dans un but politique et qui a récemment été exploitée à des fins de mésinformation, de désinformation et d’infodémie. Nous devons comprendre comment des menaces invisibles – qu’elles résultent de l’activité humaine ou de causes naturelles – peuvent voir le jour et être amplifiées, souvent involontairement, par des citoyens ordinaires.

Découvrez, dans cette vidéo, comment l’OTAN fait face à la désinformation entourant la COVID-19. © OTAN

Nombre des menaces et attaques invisibles qui entraînent une déstabilisation sont communément qualifiées d’« hybrides ». Alors que les premières conceptions de la guerre hybride conservaient une composante cinétique ou létale, en 2014 le recours accru à la guerre de l’information, au ciblage de l’opinion publique et aux cyberattaques contre les infrastructures est devenu un élément distinctif fondamental.
Les menaces hybrides et invisibles occupent une place centrale dans les conflits relevant des « zones grises », où la limite entre la paix et la guerre est de plus en plus floue, donnant lieu à un « continuum de conflit ». La guerre a toujours été associée à un « état final ». La distinction entre la paix et la guerre est nettement moins claire aujourd’hui, alors que la désinformation et les cyberattaques s’inscrivent dans des campagnes menées en continu dans le but de perturber et de déstabiliser, éventuellement sans fin. La zone grise comprend les mesures causant déstabilisation et conflit en deçà du seuil de la violence manifeste, notamment les tactiques perturbatrices telles que la désinformation, les opérations psychologiques et les procédures juridiques déstabilisatrices. La crise et le conflit sont dans le même continuum d’insécurité, la crise constituant un stade d’instabilité et d’incertitude préalable au conflit, lequel se caractérise par une instabilité encore plus forte, hostile, où la non-violence peut céder la place à la violence. Une grande partie de ce continuum englobe des instabilités qui ne sont pas de nature strictement militaire. Une des principales difficultés réside dans le fait que nous ne savons pas précisément comment les populations civiles sont susceptibles de réagir et/ou de se comporter en cas de crise. Nos exigences de base en matière de résilience suivent une approche directive, c’est-à-dire dépendante d’une mise en œuvre par les acteurs intervenant à l’échelle des États et de l’Alliance, en partant souvent de l’hypothèse par défaut que les citoyens ordinaires sont des éléments passifs dans une situation de crise. Or le manque de confiance dans les autorités peut pousser de plus en plus de personnes ou de groupes à trouver eux-mêmes des solutions sur la base d’informations fausses ou trompeuses. Par conséquent, pour se défendre contre les actions perturbatrices ou déstabilisatrices, il faut non seulement des mesures étatiques, mais également des capacités au sein de la société.

Redynamiser une approche globale?

Face à la complexité des menaces invisibles et hybrides, une approche bien plus complexe que la guerre conventionnelle doit être développée. Il faut pour cela assurer, entre ressources civiles et ressources militaires, un équilibre et une coordination souples, qui s’adaptent à la nature de la crise. L’approche globale comprend un large éventail de réponses non militaires, prévoyant différentes configurations d’acteurs selon le contexte. La résilience est une composante importante d’une approche globale, et la résilience civile (tant au niveau des institutions qu’au niveau de la société elle-même) est primordiale. Elisabeth Braw a fait observer, à l’occasion d’un séminaire de l’OTAN sur la préparation du secteur civil en 2018, que la relation civilo militaire, et notamment la résilience de la société, était un élément de la dissuasion moderne. Une telle résilience implique une connaissance renforcée de la situation civile et une compréhension claire de l’évolution des relations entre les domaines civil et militaire. L’accent est toutefois mis sur l’impulsion citoyenne, basée sur la confiance entre les citoyens et les autorités, confiance qui leur permet de travailler ensemble et de se soutenir mutuellement en période de crise. Toutefois, comme Mme Braw en a également fait le constat, les sociétés ouvertes et démocratiques peuvent être extrêmement vulnérables face à la désinformation et à la polarisation des opinions politiques, qui sapent la confiance de la société, fondement de la coopération, et qui affaiblissent les capacités de résilience permettant de s’adapter à une situation ou de rebondir. Pour qu'une approche globale soit efficace, il est essentiel de veiller en permanence à ce que les citoyens aient un bon niveau d’instruction et soient tenus informés. En temps de crise, il est primordial de disposer aussi bien d’informations et de médias indépendants et transparents que de programmes éducatifs rigoureux, fondés sur des données scientifiques et socialement responsables. Certains pays membres de l’OTAN, tels que l’Estonie et l’Allemagne, et certains pays partenaires, comme la Suède et la Finlande, ont publié, sous la forme de brochures, des directives à l’intention de leurs citoyens. La Finlande commence même sa lutte contre les informations fallacieuses dès l’école primaire.

L’Organisation mondiale de la santé adresse des conseils au grand public pour briser les mythes entourant la COVID-19. © Organisation mondiale de la santé
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L’Organisation mondiale de la santé adresse des conseils au grand public pour briser les mythes entourant la COVID-19. © Organisation mondiale de la santé

Tirer les enseignements de la pandémie

Des acteurs hostiles se servent de la désinformation entourant la pandémie pour polariser les opinions parmi les civils et générer une méfiance sélective, comme le constate un rapport spécial publié récemment par le Service européen pour l'action extérieure. La méfiance sélective concerne les personnes qui choisissent de ne prêter attention qu’à certaines directives, mesures ou autorités, souvent en fonction de qui elles sont ou du courant politique qu'elles représentent. La manière dont les citoyens choisissent d’agir ou de réagir face à la désinformation en dit long sur la capacité des autorités à assurer la sécurité dans la société en coopération avec les communautés. La sécurité est impactée lorsque, devant une menace, des personnes expriment leur méfiance à l’unisson, par exemple en enfreignant les règles de quarantaine, en faisant des réserves de papier toilette ou en réagissant par une bravade antisociale (« Je n'ai pas peur d'une maladie »). Les pays où le degré de confiance est plus élevé – quel que soit leur système politique – ont obtenu de meilleurs résultats dans la lutte contre la pandémie par comparaison avec les pays affichant un degré de confiance plus faible. Il incombe à l’OTAN de comprendre les menaces, d’élaborer des réponses, de partager ses connaissances avec ses pays membres et de coopérer avec ses partenaires, notamment avec l’Union européenne. Des menaces de plus en plus complexes exigent des solutions complexes. Il ressort clairement de la pandémie actuelle que, pour gérer une crise, nous devons mener une réflexion critique sur le rôle que peuvent jouer des approches globales associant de multiples acteurs, des gouvernements au secteur de la recherche, en passant par la société civile, le secteur privé, l’armée et la police, sans oublier les citoyens dans leurs communautés. À partir des enseignements tirés des expériences passées, il nous faut redéfinir une approche globale en tenant compte du contexte actuel, en nous fondant sur les données en temps réel générées par la crise liée au coronavirus, et en nous appuyant sur la communauté/le terrain. Nous devons recenser les ressources et les forces déjà présentes dans les communautés, notamment : les évolutions en matière de programmes éducatifs, le rôle des organisations locales au sein de la société civile et les capacités de recrutement de volontaires au pied levé, la disponibilité et la fiabilité des ressources locales (transports, énergie, communications, alimentation et eau), la situation dans les communes s’agissant des mesures d’information et de préparation, et la façon de gérer la confiance de la société aux niveaux local, régional et national. Cette approche ascendante, combinée aux directives prévues dans les exigences de base en matière de résilience, servira de base pour recenser d’autres lacunes à combler ou définir de nouvelles initiatives à prendre, notamment des initiatives nationales de préparation aux crises pour les civils, l’évaluation et le renforcement préventif des services sociaux essentiels (santé, transports, infrastructures), et des exercices de grande ampleur associant de multiples acteurs civils. Nous devons saisir l’occasion qu’offre la pandémie actuelle de tirer des enseignements fondamentaux en ce qui concerne la confiance, la résilience, les approches globales et les difficultés inhérentes à l’instauration et au maintien de la sécurité dans le monde de menaces invisibles dans lequel nous vivons aujourd’hui.