La vague d’espoir de démocratie véritable qui avait déferlé sur le monde arabe ne s’est pas concrétisée, fait valoir Barak Barfi. Après avoir voyagé dans toute la région, il évoque ce qu’il y a constaté – différences d’interprétation de la notion de liberté, frustrations qui ont simplement changé d’objet, et problèmes nouveaux qui ont remplacé les anciens. Les régimes ont peut-être disparu, mais les sociétés, les structures et les problèmes qu’ils avaient créés au fil des décennies sont toujours là, dit-il.

Lorsque les Arabes sont descendus dans les rues par centaines de milliers à la fin de 2010, beaucoup d’Occidentaux ont cru qu’ils assistaient à une révolution démocratique, qui allait libérer enfin le Moyen-Orient du joug de l’autoritarisme et qui annonçait que le principe universel de liberté allait s’étendre du Chili à la Corée du Sud.

Le bon temps : pendant les révolutions, rares étaient ceux qui se souciaient de la forme que revêtirait l’avenir, pourvu qu’il soit différent du passé
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Le bon temps : pendant les révolutions, rares étaient ceux qui se souciaient de la forme que revêtirait l’avenir, pourvu qu’il soit différent du passé

Vingt-trois mois plus tard, ces espoirs ont volé en éclats. Le monde arabe a montré que sa vision de la libéralisation politique était très différente de celle de Jean-Jacques Rousseau.

En Égypte, les islamistes prônent l’inclusion dans la constitution d’une clause criminalisant l’insulte ou l’injure envers le prophète Mahomet et les quatre premiers califes. Les libéraux craignent qu’elle ne muselle l’esprit créatif de l’analyse critique de la religion. Et en Libye, quelques jours après la mort de Kadhafi, le président du gouvernement intérimaire déclarait qu’un décret interdisant la polygamie allait être annulé car contraire à la loi islamique.

Tandis que les nouveaux dirigeants arabes se concentrent sur la refonte de la société, ils semblent ne tenir aucun compte des réformes politiques qui sont au cœur d’une transition démocratique. Ces omissions tiennent en grande partie aux origines des révolutions, qui n’ont jamais eu pour objet la démocratie proprement dite, mais qui visaient à mettre fin aux régimes autoritaires corrompus et aux innombrables obstacles que ceux-ci avaient dressé sur la voie du développement social et économique.

Ces régimes ont vu leurs bases sociales s’éroder et les frustrations sociétales s’intensifier avec la prise de conscience grandissante des populations de l’impossibilité d’être gagnantes dans un jeu truqué.

Le Caire, place Tahrir – sans doute le point zéro des Printemps arabes© Reuters
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Le Caire, place Tahrir – sans doute le point zéro des Printemps arabes
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Aujourd’hui, de nombreux Égyptiens se sentent frustrés par la lenteur du processus de la révolution. Les jeunes, acteurs majeurs du soulèvement, ne semblent pas plus près de trouver un emploi stable qu’à l’époque du président Moubarak.

Leur frustration n’a pas de quoi surprendre. Un gouvernement qui n’a pas su répondre à leurs besoins ne peut être réformé du jour au lendemain. Une révolution qui renverse les élites mais laisse en place une bureaucratie hypertrophiée et inefficace ne va pas pouvoir mettre en œuvre les changements nécessaires pour moderniser le pays et le rendre apte à concurrencer les « tigres asiatiques ». Parmi ces changements figure la nécessité d’éliminer les subventions qui absorbent jusqu’à 28% du budget national.

Jusqu’ici, les changements les plus significatifs ont été l’effondrement quasi total de la sécurité et l’avènement d’un gouvernement islamiste axé davantage, à mon sens, sur la modification des mœurs sociétales que sur la réforme d’une économie délabrée. Certains Égyptiens ne peuvent plus quitter leur domicile la nuit sans crainte d’être cambriolés. Des bandits attaquent les patients dans les hôpitaux. Et les manifestations continuelles dans le centre du Caire paralysent l’économie de la capitale, ce qui excède les résidents.

Au lieu de faire face à ces préoccupations, les Frères musulmans qui gouvernent l’Égypte encouragent la piété sur les lieux de travail. Sous Moubarak, les présentatrices avaient interdiction de porter le voile sur les chaînes de la télévision publique ; aujourd’hui elles arborent d’élégants foulards à l’antenne. Les fonctionnaires qui n’osaient se laisser pousser la barbe, associée à la dévotion religieuse, la portent aujourd’hui sans crainte dans les couloirs des ministères.

Et maintenant les questions commencent… la meilleure façon de protéger la liberté est-elle de disposer des pleins pouvoirs ? © Reuters
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Et maintenant les questions commencent… la meilleure façon de protéger la liberté est-elle de disposer des pleins pouvoirs ?
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« Nous sommes enfin libres d’être de bons musulmans », m’a dit l’été dernier Nabil S., devant une mosquée de l’un des nombreux quartiers pauvres du Caire. « Nous ne devons pas craindre que les services de sécurité nous arrêtent si nous prions cinq fois par jour. » Mais pour Nabil et les Égyptiens du même bord idéologique la liberté représente une occasion d’imposer leurs idées aux autres. Ils veulent que l’Égypte embrasse les valeurs islamiques et supprime les droits des laïcs.

Malgré l’accent mis par les Frères musulmans sur les changements sociétaux, le président Mohammed Morsi tente d’instaurer certaines réformes d’ordre économique et administratif. Il a augmenté de 15% les salaires des employés du service public. Il a promis de s’attaquer aux pénuries de produits de base et de carburant. Et il s’est engagé à améliorer la sécurité et à réduire les problèmes d’embouteillages qui congestionnent les rues du Caire. Mais sur les soixante-quatre objectifs énoncés lors de sa campagne, neuf seulement ont été atteints.

L’échec des Frères musulmans à améliorer le sort des Égyptiens, tandis que leur sécurité se détériore, a fait naître un sentiment de nostalgie de l’ancien régime qui est, en partie, le reflet de la déception des Égyptiens vis-à-vis des valeurs démocratiques auxquelles ils n’ont adhéré que de manière sélective. Ils veulent que le gouvernement redistribue les richesses et crée des emplois, sans s’interroger sur son rôle véritable.

Le chômage, en particulier celui des jeunes hommes, est peut-être l’un des plus grands défis pour les pays arabes© Reuters
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Le chômage, en particulier celui des jeunes hommes, est peut-être l’un des plus grands défis pour les pays arabes
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Ces dilemmes traduisent les frustrations des Égyptiens. Ils sont plus soucieux du règlement de leurs problèmes socioéconomiques que de l’établissement de leurs droits politiques. «Nous voulons que nos dirigeants nous écoutent, qu’ils règlent nos problèmes», m’a dit Ahman F. dans la banlieue cairote de Gizeh. Mais lorsque je lui demandé, ainsi qu’à ses amis, quel type de gouvernement ils souhaitaient, ils ne savaient pas trop quoi répondre. Exprimer leurs doléances à propos de micro problèmes leur paraissait plus important que formuler un point de vue théorique concernant le gouvernement.

Certains libéraux ont tenté de définir ce que devrait être le rôle du gouvernement, mais leurs relations avec les pays occidentaux et les principes tels que la liberté d’expression et de religion qu’ils préconisent les ont largement discrédités. C’est un modèle de gouvernement plus islamique mettant l’accent sur la justice sociale plutôt que sur la liberté politique et sur les droits collectifs plutôt que sur les libertés individuelles qui a prévalu.

En Libye, la révolution a pris une voie différente, mais les frustrations sont les mêmes. Après avoir subi pendant 42 années l’arbitraire des politiques de Kadhafi, les gens ne souhaitent que la normalité dans leurs vies. La révolution perpétuelle contre des ennemis internes et externes qui a plombé les institutions publiques les a totalement lassés de la politique.

De nouveaux visages pour de nouveaux défis en Libye© Reuters
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De nouveaux visages pour de nouveaux défis en Libye
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Depuis la chute de Kadhafi l’importance de l’État s’est amenuisée. Le nouveau gouvernement a peu d’autorité au-delà de quelques villes côtières. Dans l’arrière-pays, les groupes ethniques s’affrontent pour le contrôle des routes de contrebande et le gouvernement semble impuissant. Parfois les Libyens manifestent de l’exaspération face à la disparition de l’État, mais parfois c’est l’indifférence qui l’emporte. « Nous voulons qu’on nous laisse tranquilles », m’a dit Mohammed al-B lors d’une visite du marché de l’or, en mars, à Benghazi.

Néanmoins, de nombreux Libyens regrettent la sécurité dont la révolution les a privés. Ce sont les milices qui se sont constituées pour faire tomber Kadhafi qui détiennent véritablement le pouvoir dans le pays. Les villes de Misrata et de Zintan ont déclaré la guerre aux villes voisines. Les pillages et les meurtres de représailles sont monnaie courante. Comme en Égypte, certains Libyens sont nostalgiques de l’ère précédente, où les libertés politiques étaient peut-être inexistantes mais où la sécurité était bien assurée.

Comme en Égypte aussi, beaucoup de Libyens sont indifférents à l’accent mis par les Occidentaux sur les droits individuels. Après les révolutions on assiste souvent à la suppression et à la marginalisation des factions qui appuyaient le régime renversé. Mais la transition démocratique s’accompagne rarement d’expulsions massives de ces groupes. Pourtant, en Libye, les milices de Misrata ont expulsé les 30 000 résidents de la ville voisine de Tawargha parce qu’ils avaient combattu aux côtés des loyalistes. Ils sont aujourd’hui disséminés dans le pays.

En décembre dernier, je me suis rendu à l’Académie navale de Tripoli, où vivent quelque 2300 Tawarghis, avec de fréquentes coupures d’électricité et pas de chauffage. « À quoi bon la liberté si nous ne pouvons pas rentrer chez nous ? », a demandé Sabri Mohammed Milad. « Où est le gouvernement qui est censé nous protéger ? »

Pour quoi nous battions-nous déjà ?... Un rebelle de Misrata fait une pause© Reuters
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Pour quoi nous battions-nous déjà ?... Un rebelle de Misrata fait une pause
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De nombreux Libyens se plaignent que c’est le gouvernement lui-même qui constitue le problème. Le Conseil national de transition (CNT), le gouvernement intérimaire qui avait pris le pouvoir lors du renversement de Kadhafi, a pris un mauvais départ. Dans un pays régi par une poignée d’hommes seulement, qui avaient accédé au pouvoir avec Kadhafi en 1969 ou qui s’étaient joints à lui dans les années 1970, peu nombreux sont ceux qui ont pu acquérir une quelconque expérience politique. Mais le CNT n’est pas parvenu à franchir auprès des Libyens une barre de réussite qui n’était pourtant pas placée haut.

Sa nature secrète a frustré une population déjà exaspérée par le régime Kadhafi, qualifié «d’opaque» dans des câbles diplomatiques américains rendus publics par Wikileaks. « Il n’y a aucune transparence dans les décisions du Conseil », m’a dit en février un ancien membre du CNT. « Nous nous entendons sur certaines choses, puis d’autres décrets sont annoncés. »

Avec une réforme politique au point mort et une sécurité qui se dégrade de jour en jour, de nombreux Libyens sont amers à propos d’une révolution qu’ils n’ont jamais vue principalement à travers le prisme de l’instauration de la démocratie. Beaucoup estiment n’en avoir retiré aucun avantage concret. Les élections n’ont pas porté au pouvoir des dirigeants capables de transcender les clivages du pays. Des dissensions à l’irakienne ont empêché la constitution d’un gouvernement au cours des trois mois qui ont suivi le scrutin national.

Ce n’est pas fini

Les Égyptiens et les Libyens ont été déçus par leur première rencontre avec la démocratie - de nouvelles crises apparaissent chaque jour au plan économique, politique et sécuritaire. Leur frustration tient pour partie à l’instabilité qui accompagne la transition démocratique.

Mais les populations elles-mêmes portent aussi une part de responsabilité, certaines personnes considérant la démocratie comme une sorte de « buffet » politique, où elles peuvent choisir quelques-uns des principes seulement et pas les autres. Elles ont embrassé avec ferveur le droit de protester, mais elles ont largement rejeté les droits individuels, qui sont l’une des marques des États démocratiques.

S’ils veulent que leurs révolutions réussissent, les peuples du Moyen-Orient doivent refondre leurs sociétés en abandonnant les idées traditionnelles et en épousant des idées modernes. Sinon, leur flirt avec la démocratie se soldera par un échec, comme ce fut le cas d’une précédente expérience de politique pluraliste.

Dans les années 1940 et 1950, des partis faibles dirigés par des notables urbains et ruraux, sans ancrage social, ont proposé des programmes politiques qui ne visaient rien d’autre que la préservation de leurs intérêts. Si les dirigeants démocratiquement élus d’aujourd’hui veulent éviter de connaître le même sort qu’eux, ils devront aussi éviter de commettre les mêmes erreurs. Mais jusqu’ici aucune des politiques qu’ils ont adoptées n’a témoigné de la compréhension du passé tellement essentielle pour leur avenir.