L’OTAN après la Libye
L’Alliance atlantique en période d’austérité, par le secrétaire général de l’OTAN, M. Anders Fogh Rasmussen
(Reprinted by permission of FOREIGN AFFAIRS, (July/August 2011). Copyright (2011) by the Council on Foreign Relations, Inc. www.ForeignAffairs.com

La mission maritime et aérienne de l'OTAN en Libye est le premier engagement militaire important depuis la crise financière mondiale. Alors que les pays européens de l’OTAN réduisent considérablement leurs dépenses de défense, la question de savoir s'ils ont encore les moyens de répondre à des crises aussi complexes suscite des inquiétudes légitimes. De premiers rapports faisant état d'un manque de capacités de frappes ont accentué ces craintes. Mais la rapidité de déclenchement, l'ampleur et le rythme sans précédent de l'opération Unified Protector donnent une tout autre image de la réalité. Le rythme des sorties aériennes est resté élevé depuis le début de l'opération et, début mai, les missions de frappe représentaient un peu moins de la moitié de ces sorties. Lorsque les besoins ont évolué après que les forces loyales au colonel Kadhafi ont changé leurs tactiques, les pays de l'OTAN ont fourni plus de capacités de frappes de haute précision que celles dont les commandants avaient besoin. Parallèlement, plus d'une douzaine de navires effectuaient des patrouilles en Méditerranée et faisaient respecter l'embargo sur les armes décrété par les Nations Unies.
La mission en Libye a révélé trois grandes vérités sur l'intervention militaire d'aujourd'hui. Premièrement, à ceux qui affirmaient que l'Afghanistan allait être la dernière mission de l'OTAN hors zone, elle a montré que la sécurité est imprévisible par nature. Deuxièmement, elle a prouvé qu'en plus des capacités « de première ligne », comme les chasseurs-bombardiers et les navires de guerre, ce que l'on qualifie d'« éléments facilitateurs », comme les avions ravitailleurs et de surveillance, et les drones, sont des composantes essentielles de toute opération moderne. Et troisièmement, elle a montré que les pays de l'OTAN ne manquent pas de capacités militaires. Les éventuelles insuffisances s'expliquaient principalement par des contraintes politiques plutôt que militaires. En d'autres termes, la crise libyenne rappelle à quel point il est important pour l'OTAN d'être prête, apte et disposée à agir.
S'il est vrai que la défense est, et doit rester, la prérogative des pays souverains, une alliance unissant l'Europe et l'Amérique du Nord exige toutefois, si elle se veut efficace, un partage équitable de la charge. Les tendances à la baisse observées dans les budgets de défense des pays européens de l'Alliance suscitent des inquiétudes légitimes. Au rythme actuel où vont les réductions, il est difficile de concevoir comment l'Europe pourrait maintenir suffisamment de capacités militaires pour soutenir des opérations de ce type à l'avenir. Et cela pose une question fondamentale à l'Europe et à l'Alliance dans son ensemble, à savoir comment éviter que la crise économique ne dégénère en crise sécuritaire. La manière dont l'Europe répondra à cette question pourrait déterminer sa place dans l'ordre mondial, ainsi que l'avenir de la sécurité.
Les pays de l'OTAN devraient avant tout s'attacher à prendre des mesures supplémentaires sur trois fronts : renforcer la défense européenne, consolider la relation transatlantique et nouer un dialogue avec les puissances émergentes sur les défis communs. Mais avant toute recommandation, il est important de revenir sur les faits et de savoir ce qui s'est passé en Libye et si la crise financière a modifié le partage du pouvoir militaire dans le monde.
Disparité dans les dépenses de défense
L'opération Unified Protector a montré que les pays européens, même s'ils dépensent moins pour leurs armées que les États-Unis ou les puissances asiatiques, peuvent encore jouer un rôle central dans une opération militaire complexe. En effet, c'est toujours l'Europe qui possède les capacités militaires les plus avancées au monde après celles des États-Unis. La question est cependant de savoir si l’Europe sera en mesure de garder cette avance dans cinq ou dix ans.
Cela est particulièrement inquiétant lorsque l'on considère la redistribution en cours de la puissance militaire dans le monde, qui se manifeste par la baisse relative des dépenses de défense en Europe par rapport à celles des puissances émergentes ou des États-Unis. À mesure que les pays européens se sont enrichis, ils ont réduit leurs dépenses de défense. Depuis la fin de la Guerre froide, les dépenses de défense des pays européens de l’OTAN ont ainsi baissé de près de 20%. Au cours de la même période, leur PIB combiné a augmenté d'environ 55%. Le tableau est quelque peu différent en Asie. Selon l'Institut international de recherches pour la paix de Stockholm, entre 2000 et 2009, les dépenses de défense de l'Inde ont augmenté de 59% et celles de la Chine ont triplé. Cela s'est traduit par deux avancées majeures pour ces pays, à savoir la transformation de leurs forces armées et l'acquisition de nouveaux systèmes d'armes.
Si l'on compare les dépenses de défense de l'Europe avec celles des États-Unis, le contraste est également important. À la fin de la Guerre froide, en 1991, les dépenses de défense des pays européens représentaient presque 34% des dépenses totales de l'OTAN, les États-Unis et le Canada prenant à leur charge les 66% restants. La part des pays européens dans les dépenses de défense de l'OTAN est depuis lors tombée à 21%.
De nombreux observateurs, y compris dans les milieux gouvernementaux de part et d'autre de l'Atlantique, affirment que le plus grand défi sécuritaire auquel est confronté l'Occident est l'augmentation des niveaux d'endettement en Europe et aux États-Unis. Ils n'ont pas tort ; après tout, il ne peut pas y avoir de puissance militaire sans argent. D'autres avancent cependant qu'il n'est pas vraiment nécessaire de s'inquiéter de la diminution des investissements de défense dans les pays européens, celle-ci étant le reflet d'une Europe entière, libre et en paix. Mais ces arguments ignorent trois points importants.
Premièrement, la puissance militaire pourrait encore compter dans la géopolitique du XXIe siècle. Parmi les défis de sécurité auxquels l'Europe est confrontée figurent les conflits de voisinage, comme en Libye ; le terrorisme d'États faillis, à plus grande distance ; et les menaces émergentes, comme la prolifération des armes de destruction massive et la guerre cybernétique. Ce qui caractérise ces menaces est à la fois leur diversité et leur imprévisibilité. Les investissements dans le domaine de la sécurité intérieure et la réduction des dépenses ne seront pas suffisants pour faire face à ces menaces.
Il ne suffira pas non plus de compter sur la seule « force douce ». Personne ne préconise un retour à la diplomatie de la canonnière qui prévalait au XIXe siècle, mais il est vrai que dans un environnement imprévisible, la « force dure » peut contribuer à la paix. De même que la présence d'un agent de police peut éventuellement dissuader un cambrioleur, la projection d'une puissance militaire peut aider à prévenir les menaces, voire, dans certains cas, à les atténuer, et peut à terme ouvrir la voie à des solutions politiques. Les événements en Libye ont souligné que si une approche militaire ne peut, à elle seule, régler un conflit, elle est toutefois un outil nécessaire dans le cadre d'un effort politique plus large. L'Europe doit mettre en place un solide dispositif alliant « force douce » et « force dure », pour lui permettre de faire face à toutes les crises et à toutes les menaces.
Deuxièmement, les nouvelles puissances économiques et militaires, telles que le Brésil, la Chine et l'Inde, entrent en lice. Il serait erroné de considérer leur présence simplement comme un défi posé à l'Occident ou de supposer que ces puissances constituent une menace militaire pour l'OTAN. Après tout, il est dans l'intérêt de tous de sortir des centaines de millions de personnes de la pauvreté. Ces pays n'ont guère d'intérêt à renverser le système mondial sur lequel ils ont bâti leur prospérité. L'Europe devrait au contraire accueillir ce que ces pays peuvent apporter à la sécurité internationale en termes de capacités militaires.
Si l'Europe crée un vide sécuritaire, alors ces puissances pourraient, en théorie, combler ce vide. Il est toutefois peu probable que cela se produise car ces puissances n'ont pas forcément les mêmes intérêts que les puissances occidentales, et il n'est pas certain que les puissances émergentes aient la même façon d'appréhender les défis sécuritaires. Dans le cas de la Libye, par exemple, le Brésil, la Chine, l'Inde et la Russie se sont certes consciencieusement mis en retrait pour permettre au Conseil de sécurité de l'ONU d'agir, mais ils n'ont pas pour autant mis leur puissance militaire à la disposition de la coalition qui s'est formée. (La Chine a certes envoyé un navire militaire et des avions dans la région, mais seulement pour aider à l'évacuation de ses citoyens). Cet épisode nous rappelle que les intérêts des puissances émergentes ne seront pas nécessairement les mêmes que ceux de l'Europe. Ce qui est paradoxal c'est que les bénéficiaires de l'ordre mondial sont plus nombreux que jamais, mais que très peu d'entre eux s'en portent garants. L'Europe est certes encore l'un de ces acteurs, mais pour combien de temps encore ?
Troisièmement, le partenariat transatlantique reste le principal outil de promotion de la sécurité mondiale. Il permet de partager des valeurs et des objectifs communs, et de pouvoir compter – non sans fierté – sur des forces interopérables et rapidement déployables. Mais les États-Unis font face à leurs propres difficultés budgétaires et, ainsi que l'a montré la crise libyenne, Washington n'assurera pas toujours un rôle de premier plan lorsqu'il s'agira de projeter une puissance. Les États-Unis exigeront avec plus d'insistance encore que les Européens assument leurs responsabilités pour ce qui est de maintenir l'ordre, notamment à la périphérie de l'Europe. Mais si les réductions des dépenses de défense en Europe se poursuivent, le Vieux Continent perdra rapidement sa capacité de se poser en force stabilisatrice, même dans son voisinage. Le risque sera alors que les États-Unis se désintéressent de l'Europe
Une défense plus intelligente
La solution évidente à tous ces problèmes serait que l'Europe augmente ses dépenses de défense. Compte tenu des événements qui se déroulent au Moyen-Orient, plusieurs capitales européennes ont commencé à s'interroger sur la possibilité d'enrayer le déclin des dépenses de défense. Mais compte tenu du contexte économique en Europe, il est très peu probable que les gouvernements européens modifient leur politique en profondeur. Il ne convient donc pas de dépenser plus mais de dépenser mieux -- en adoptant des approches multinationales, en faisant en sorte que le pacte transatlantique soit plus ciblé sur le plan stratégique, et en collaborant avec les puissances émergentes pour gérer les effets de la mondialisation de la sécurité.
L'Europe devrait avant tout adopter une approche préconisant une « défense intelligente », qui persisterait à bâtir la sécurité en y consacrant moins d'argent et en travaillant ensemble de manière plus souple. Cela exige de recenser les domaines dans lesquels les pays de l'OTAN doivent continuer à investir. L'opération en Libye a souligné la nature imprévisible des menaces et la nécessité de maintenir une large gamme de capacités militaires, tant « de première ligne » que « facilitatrices ». Le maintien d'une armée de terre déployable, d'une marine puissante et de forces aériennes robustes a toutefois un coût, et les pays européens ne peuvent pas tous se permettre d'investir dans tous les domaines. Ils doivent donc fixer leurs priorités en fonction des menaces, du rapport coût-efficacité et de la performance -- et non pas seulement en fonction de considérations budgétaires ou liées au prestige.
La défense intelligente suppose aussi d'encourager la coopération multinationale. Dans la mesure où les prix des équipements militaires continuent d'augmenter, les États européens qui agissent seuls pourraient avoir du mal à acquérir des systèmes d'arme hautement perfectionnés comme ceux utilisés en Libye. Les pays européens devraient travailler en petits groupes pour mettre en commun leurs ressources et constituer des capacités qui peuvent servir à l'Alliance dans son ensemble. L'OTAN peut faire ici office d'intermédiaire en aidant les pays à établir ce qu'ils peuvent faire ensemble à un moindre coût, plus efficacement et de façon moins risquée.
Deuxièmement, les pays européens peuvent aider à réduire l'écart avec les États-Unis en faisant des efforts sur deux points, à savoir se doter de capacités déployables et soutenables, et afficher la détermination politique à utiliser ces capacités. À cette fin, l'Europe et l'Amérique du Nord devraient renforcer leurs relations par un dialogue ouvert et véritablement stratégique, en s'asseyant à une même table pour examiner des questions d'intérêt commun. La promotion de ce dialogue est l'une de mes grandes priorités à l'OTAN depuis que l'Alliance a adopté son concept stratégique au sommet de Lisbonne de novembre dernier. Mais il est possible d'aller plus loin encore. Des efforts particuliers doivent être déployés pour s'assurer que les deux principaux « pourvoyeurs » de la sécurité euro-atlantique – l'OTAN et l'UE – coopèrent plus étroitement. Cela sera essentiel, car tous deux auront un rôle à jouer pour aider les États qui mettent en place des systèmes plus démocratiques. Au Moyen-Orient par exemple, l'OTAN et l'UE pourraient aider à réformer les secteurs de la sécurité des démocraties naissantes et fragiles.
Troisièmement, l'Europe et les États-Unis devraient collaborer plus étroitement avec les puissances émergentes. La tâche ne sera pas aisée ; il sera donc essentiel d'instaurer la confiance. Le processus peut commencer par la promotion d'un dialogue « mutuellement assuré » avec ces pays, qui aiderait à désamorcer les crises, à surmonter les divergences et à dissiper les malentendus. Le fait de travailler ensemble pourrait permettre à terme d'avoir une vision commune de la manière dont la sécurité du XXIe siècle doit être instaurée, vision qui reposerait sur le partage des responsabilités. Ainsi, ce qui semble trop souvent être un « jeu à somme nulle » peut devenir un scénario « gagnant-gagnant ».
L'OTAN peut apporter une contribution majeure à cette nouvelle vision de la sécurité mondiale. L'Alliance peut s'appuyer sur le réseau – déjà vaste – de partenariats qu'elle a mis en place, et mener des consultations avec les principales puissances émergentes. Elle peut continuer de relever les défis de sécurité communs qui dépassent les frontières nationales. Bien sûr, le Conseil de sécurité de l'ONU doit rester la source générale de légitimité pour la paix et la stabilité internationales. Un dialogue plus inclusif entre les principaux acteurs de la sécurité aidera cependant à prévenir et à gérer les crises.
Les pays européens sont confrontés à des défis économiques immenses, mais ceux-ci ne doivent pas les empêcher d'avoir une vue d'ensemble plus large de la stratégie à suivre. La sécurité future du continent pourrait être compromise si des coupes non coordonnées étaient opérées dans les budgets de défense. La crise libyenne peut susciter une prise de conscience qui devra se traduire en actes. C'est en rendant la défense européenne plus cohérente, en renforçant les liens transatlantiques et en consolidant les relations de l'OTAN avec d'autres acteurs mondiaux que l'on empêchera la crise économique de dégénérer en crise sécuritaire.