Garantir la sécurité des connaissances suppose d’atténuer les risques d’espionnage, de transfert non souhaité de connaissances, de vol de propriété intellectuelle, de fuite de données et d’utilisation à mauvais escient des technologies à double usage (c’est-à-dire des technologies qui sont principalement destinées au marché commercial mais qui peuvent également avoir des applications dans les domaines de la défense et de la sécurité).
Dans le cadre des travaux de recherche et développement sur des technologies de pointe, il est essentiel de veiller à la sécurité des connaissances si l'on veut que l’OTAN soit en mesure d'assurer la dissuasion et la défense contre ses adversaires, et de préserver la prospérité de ses pays membres. La lutte contre les menaces hybrides qui ciblent des technologies critiques pour la sécurité nationale requiert une approche pansociétale, dans laquelle le secteur public, le secteur privé, la société civile et les citoyens accordent leurs principes et leurs normes pour coopérer efficacement sur une question donnée. Les divergences constatées entre les différents intervenants (civils et militaires, privés et publics) concernant leur perception de la menace, leurs intérêts et leur niveau de conscientisation entravent la mise en place de ce type d’approche. Si elle veut élaborer une réponse calibrée mobilisant tous les pans de la société, l’OTAN doit comprendre quels sont les impératifs contradictoires des différentes parties prenantes et comment les concilier.

Dans le cadre des travaux de recherche et développement sur des technologies de pointe, il est essentiel de veiller à la sécurité des connaissances si l'on veut que l’OTAN soit en mesure d'assurer la dissuasion et la défense contre ses adversaires, et de préserver la prospérité de ses pays membres. © NCIA
Le présent article examine les différents points de vue qu’a suscités un projet de recherche sur l’intelligence artificielle (IA) baptisé DREAMS Lab et mené en collaboration par des chercheurs chinois et néerlandais. Il offre un cadre d’analyse innovant pour recenser et comprendre ces points de vue et intérêts divergents, cadre que l'on nommera concept d’agencement. Le concept d’agencement est utilisé dans la théorie sociale internationale comme une variante des concepts plus traditionnels d’« état », d’« alliance » ou de « réseau » pour l'étude des formations socio-matérielles émergentes et fluides dans les sociétés contemporaines. Dans le cas présent, le concept d’agencement est utilisé pour comprendre ce qui a amené un groupe hétérogène d'intervenants à s'unir pour donner suite au projet DREAMS Lab, malgré leurs conceptions différentes, voire, parfois, leurs intérêts contradictoires. De la même manière, le concept d’agencement pourrait aider l’OTAN et les Alliés à reconnaître les menaces hybrides et à y répondre, dans le domaine des connaissances et au-delà.
La guerre hybride : champ d’application de la sécurité des connaissances à l’OTAN
Si le concept de « guerre hybride » fait toujours l'objet de débats houleux entre universitaires et responsables politiques, apporter une réponse efficace aux menaces hybrides est néanmoins devenu une priorité absolue pour l’OTAN et ses pays membres. Des États hostiles recourent de plus en plus à une combinaison de tactiques hybrides pour servir leurs intérêts stratégiques, leur but étant souvent de rester sous le seuil du conflit armé. En fait, les menaces hybrides sont un défi urgent et intermilieux, qui se situe dans une « zone grise » quelque part entre la guerre et la paix. Désinformation, ingérence politique, cyberguerre et vol de technologies en sont autant d’exemples.
Dans le domaine économique, les menaces hybrides posent problème sur le plan de la sécurité énergétique, des infrastructures critiques, des investissements directs étrangers et de la recherche sur les technologies de pointe. Même s’ils n’ont pas de répercussions immédiates sur le plan militaire, les défis que représentent les menaces hybrides sont d’une importance capitale pour la résilience de l’Alliance et de ses pays membres. La déclaration du sommet de Madrid, tenu en 2022, mentionne explicitement la sécurité énergétique et la résilience aux menaces cyber et hybrides, tandis que l’article 2 du Traité de l'Atlantique Nord appelle à la « collaboration économique » pour les questions touchant à la sécurité nationale, comme celles mentionnées plus haut.
Ce sujet présente également un intérêt à la lumière de la stratégie OTAN pour l’intelligence artificielle, qui a été adoptée par les ministres de la Défense des pays de l’Alliance en octobre 2021 et qui recense les risques que peut comporter l’IA pour la sécurité internationale. Il est donc particulièrement important que l’OTAN comprenne ce qu’implique la sécurité des connaissances, et en quoi elle peut contribuer à une meilleure résilience face aux menaces hybrides.
Au cœur du débat : la collaboration entre chercheurs chinois et européens en matière de technologies de pointe
Pour illustrer les défis qui se posent s’agissant de répondre aux menaces hybrides dans le domaine des connaissances, nous nous appuyons ici sur des travaux empiriques menés en 2021 dans le cadre du projet de recherche DREAMS Lab, qui porte sur l’IA et rassemble des chercheurs chinois et néerlandais. Ce projet relève d'une collaboration entre l’Université d’Amsterdam (UvA) et l’Université libre d’Amsterdam (VU). Il est financé par l’entreprise chinoise de télécommunications Huawei, qui y consacrera un montant total de 3,5 millions d’euros sur une période de quatre ans. Le projet DREAMS Lab examine comment le recours à l’IA pourrait optimiser les fonctionnalités des moteurs de recherche. Huawei cherche en effet à perfectionner la technologie de ses moteurs de recherche étant donné que l’entreprise s’est vu interdire l’utilisation d’applications comme Google Search.
Les projets tels que DREAMS Lab présentent plusieurs avantages pour les établissements de recherche européens, car ils offrent notamment un accès à des compétences, à un financement et à un savoir-faire dans des domaines technologiques clés. Toutefois, ces avantages n'empêchent pas les pouvoirs publics, responsables politiques, think tanks et journalistes en Europe de considérer avec méfiance les collaborations avec des partenaires de recherche chinois, compte tenu des tensions et de la compétition géopolitiques actuelles.

La stratégie OTAN pour l’intelligence artificielle, adoptée par les ministres de la Défense des pays de l’Alliance en octobre 2021, recense les risques que peut comporter l’IA pour la sécurité internationale. Il est donc particulièrement important que l’OTAN comprenne ce qu’implique la sécurité des connaissances, et en quoi elle peut contribuer à une meilleure résilience face aux menaces hybrides. © Union européenne
On s’attend à ce que le développement et l’utilisation de technologies de pointe comme l’IA aient de vastes retombées sur les plans économique et militaire. L’accès à l’IA est dès lors considéré comme crucial pour la prospérité économique et la sécurité nationale d’un pays. On soupçonne souvent la Chine, mue par l’ambition de s’imposer comme un leader mondial dans des domaines technologiques clés tels que l’IA, de se servir de collaborations internationales en matière de recherche pour acquérir les connaissances dont elle a besoin. Aussi des think tanks appellent-ils l'attention sur les risques de transfert non souhaité de connaissances, de vol de propriété intellectuelle, de fuite de données et d'atteinte à la liberté académique, ainsi que sur les dilemmes éthiques (voir par exemple les rapports publiés par le Leiden Asia Centre et le Centre d’études stratégiques de La Haye).
Ces inquiétudes ont poussé les Pays-Bas, mais aussi le Royaume-Uni, l’Allemagne et la Suède, à prendre des mesures préventives, qui consistent notamment à sensibiliser le personnel, à procéder à des vérifications diligentes, à veiller au respect des réglementations relatives aux technologies à double usage et à investir dans la sécurité des informations. Comme nous allons le constater, l’étude de cas DREAMS Lab apporte des enseignements pertinents pour l’OTAN au sujet de la nature des menaces hybrides dans le domaine des connaissances, enseignements qui pourraient inciter les pays membres à prendre des mesures appropriées en matière de sécurité des connaissances.
Étude de cas : le projet DREAMS LAB
Lorsqu’un journaliste du quotidien néerlandais Het Financieele Dagblad a commencé à écrire sur le projet DREAMS Lab, un débat houleux s’est engagé entre décideurs et universitaires. Les articles remettaient en cause la décision des établissements universitaires (UvA et VU) de collaborer avec Huawei en raison des craintes selon lesquelles, en tant que fournisseur 5G, l’entreprise facilitait le vol de données et l’espionnage par l’État chinois. Bien que le projet DREAMS Lab n’ait rien à voir avec la 5G, les responsables politiques ont voulu savoir pourquoi le gouvernement néerlandais avait donné son approbation. Ce dernier a fait savoir que le ministère de l’Économie et le ministère de l’Éducation, de la Culture et des Sciences, ainsi que les services de sécurité, n’avaient fait qu’informer les deux universités des risques éventuels, et que lui-même n’avait pas donné son approbation officielle, vu qu’il n’était pas habilité à le faire.
Le débat qui opposait les universitaires portait sur l'aspect déontologique de la collaboration avec Huawei. L’entreprise chinoise de télécoms est accusée de complicité dans la répression des Ouïgours (minorité ethnique musulmane vivant dans le Xinjiang) exercée par le gouvernement chinois. En octobre 2020, un groupement de scientifiques et d’universitaires néerlandais a publié une lettre ouverte appelant l’UvA et la VU à réexaminer le projet pour des raisons déontologiques, étant entendu que coopérer avec Huawei pouvait être interprété comme une justification symbolique des actions et de l’éthique de l’entreprise.
S’il n’a pas débouché sur l’arrêt du projet DREAMS Lab, le débat qui a agité les cercles politiques et universitaires a contribué à inscrire la question de la sécurité des connaissances en bonne place dans l’agenda politique néerlandais. La « sécurité des connaissances » est un terme utilisé par le gouvernement néerlandais (et de plus en plus par les universités) pour désigner les risques inhérents à une collaboration avec des partenaires de recherche originaires de pays comme la Chine, l’Iran ou la Russie. Après l’incident du projet DREAMS Lab, plusieurs ministères, universités et établissements de recherche nationaux ont commencé à élaborer (ensemble et séparément) des directives pratiques pour aider les instituts de recherche à évaluer les risques de sécurité et les conséquences, sur le plan éthique, des collaborations internationales en matière de recherche. L’un des principaux objectifs de ces directives est de garantir la réciprocité des échanges de connaissances et d’expertise, et d'empêcher tout transfert non souhaité de connaissances ou de technologies sensibles.
Ces travaux ont débouché sur un cadre pour la sécurité des connaissances, qui a été publié le 21 juillet 2021 par l'association d'universités néerlandaises VSNU. Ce cadre comprend non seulement les directives susmentionnées et une analyse des risques, mais également six instruments concrets pour promouvoir la sécurité des connaissances et prévenir les abus. Ainsi, il prévoit notamment un réseau national d’équipes de conseillers, une liste de contrôle pour la collaboration internationale, un registre des risques et des incidents, des séances de formation et des campagnes de sensibilisation.
Principaux enseignements
Utiliser une approche fondée sur le concept d’agencement a permis de tirer trois grands enseignements de la réponse apportée au projet DREAMS Lab.
Tout d’abord, l’idée selon laquelle le projet représentait une menace à la fois pour la sécurité et pour les droits de la personne a permis de faire converger les intérêts des différentes parties prenantes. Si les risques de sécurité trouvaient plutôt une résonance auprès des organismes publics chargés de la sécurité nationale, la communauté universitaire était quant à elle plus préoccupée par le fait que Huawei soit complice de violations des droits de la personne. Toutefois, au lieu de s’exclure, ces deux perceptions différentes de la menace se sont renforcées mutuellement. Les inquiétudes quant aux conséquences que pourrait avoir un transfert non souhaité de connaissances pour la communauté néerlandaise de la recherche et de l’innovation ont fait écho auprès du ministère de l’Économie et du ministère de l’Éducation, de la Culture et des Sciences, ainsi que d’organismes du secteur, comme la VSNU.

Il est essentiel de bien comprendre le caractère multidimensionnel et multivectoriel des défis complexes tels que les menaces hybrides dans le domaine des connaissances, et plus largement sur le plan économique. En l’espèce, l’OTAN doit investir davantage dans la recherche en sciences sociales pour comprendre la nature de ces défis et y apporter des réponses efficaces.
© Organisation OTAN pour la science et la technologie
Ensuite, la définition de politiques et l'action en matière de sécurité des connaissances ont permis d'aborder les craintes des différents intervenants sous le même angle et d’affronter la menace. Suite au débat sur le projet DREAMS Lab, la ministre de l’Éducation, de la Culture et des Sciences, la secrétaire d’État aux affaires économiques et le ministre de la Justice et de la Sécurité ont adressé au Parlement une lettre, dans laquelle ils examinaient les différents risques inhérents aux collaborations internationales en matière de recherche avec des pays jugés préoccupants et expliquaient en quoi ces risques représentaient une menace pour la sécurité des connaissances. Les ministres et la secrétaire d’État ont proposé plusieurs contre-mesures, notamment l’élaboration et la mise en application des directives qui ont abouti au cadre mentionné plus haut.
Enfin, le projet DREAMS Lab a amené les ministères et les universités à se poser des questions concernant la responsabilité, l’autonomie, les dilemmes idéologiques et les dépendances extérieures. Déterminer qui est responsable de la sécurité des connaissances et comment la recherche internationale devrait être réglementée a soulevé non seulement des questions d’ordre pratique sur les compétences et la sensibilisation à cette thématique, mais aussi des questions d’ordre idéologique sur l’étendue du rôle à accorder aux pouvoirs publics sans compromettre la liberté académique. De plus, tant les organismes publics que les établissements universitaires voient leur action limitée par des dépendances extérieures. Ainsi, la communauté néerlandaise de recherche scientifique doit sa position concurrentielle à ses collaborations avec l'étranger, et en particulier avec la Chine, qui est pour les Pays-Bas un partenaire de recherche incontournable hors Europe (consulter le rapport pour en savoir plus sur l’étendue de la collaboration entre la Chine et les Pays-Bas). Plutôt que d’interdire toute collaboration avec la Chine, les parties prenantes préconisent donc d’opter pour une approche « à la carte ».
Dans un projet comme le DREAMS Lab, il faut analyser minutieusement les différents points de vue, dépendances et intérêts des parties prenantes, et veiller à mettre en place une collaboration étroite à l'échelle des pouvoirs publics et de la société dans son ensemble. Il convient également de mettre en balance les intérêts de sécurité avec, d’une part, les intérêts économiques et scientifiques et, d’autre part, les valeurs démocratiques comme la liberté académique.
Recommandations
Sans aller jusqu'à affirmer que l’OTAN devrait être directement associée à la réponse apportée à des projets tels que DREAMS Lab, nous formulons à son intention trois recommandations, qui découlent naturellement de cette étude de cas.
Premièrement, il est essentiel de bien comprendre le caractère multidimensionnel et multivectoriel des défis complexes tels que les menaces hybrides dans le domaine des connaissances, et plus largement sur le plan économique. En l’espèce, l’OTAN doit investir davantage dans la recherche en sciences sociales pour comprendre la nature de ces défis et y apporter des réponses efficaces. Il ne suffit pas de prendre acte de ces défis sous un angle purement technique ou militaro-stratégique : une perspective plus large s'impose. L'approche fondée sur le concept d’agencement utilisée pour l’étude du cas DREAMS Lab peut être appliquée à l'analyse de ce qu'on perçoit comme des menaces similaires pour la sécurité afin d’aider à établir clairement qui sont les différents acteurs et quels sont les intérêts, les technologies et les perspectives en jeu, ce qui permet d’apporter une réponse plus adaptée.
Deuxièmement, sur la base de ces recherches, l’OTAN devrait s’employer à sensibiliser davantage à la façon dont les connaissances et les technologies peuvent traverser les frontières, et aux répercussions que cela pourrait avoir. Ce faisant, elle devrait inciter ses pays membres à adopter une approche nuancée et personnalisée, et à favoriser la collaboration entre civils et militaires, au sein des pouvoirs publics et en dehors, pour répondre à des défis collectifs. Les articles 2 et 3 du traité fondateur de l’Alliance constituent le cadre nécessaire à cet égard. Toutefois, étant donné qu’une approche pansociétale est requise, l’OTAN doit prendre en considération les points de vue et les intérêts de chacune des parties prenantes. Dans ce type de collaboration, l’Alliance peut se charger des orientations et des directives d’application cruciales, tandis que la mise en œuvre à l’échelle nationale relève de la responsabilité individuelle des pays membres.
Troisièmement, pour apporter une réponse efficace aux menaces hybrides dans le domaine civil, au-delà du domaine des connaissances, les intervenants doivent mettre en balance des intérêts contradictoires et se pencher sur des questions qui sont, par nature, politiques. L’OTAN doit prendre en considération, en toute transparence, non seulement les intérêts économiques et les intérêts de sécurité, mais aussi les libertés fondamentales qui définissent sa raison d’être. Ces considérations s’appliquent également aux politiques qui visent à lutter contre la désinformation, par exemple.
Appliquer le concept d’agencement au projet DREAMS Lab a permis d’illustrer de manière empirique à quoi pourrait ressembler une réponse à des menaces hybrides dans le domaine civil. Cela a également montré qu’il était nécessaire d'examiner avec une attention soutenue la dynamique multidimensionnelle qui caractérise une collaboration avec un groupe hétérogène d'acteurs dans le cadre d’un projet universitaire international.
Cet article est le deuxième d'une mini-série qui s’intéresse à la notion de « zone grise » et, plus particulièrement, aux menaces hybrides, à la sécurité des connaissances et à la défense.