Joseph Luns, secrétaire général de l’OTAN de 1971 à 1984.
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Joseph Luns, secrétaire général de l’OTAN de 1971 à 1984.

Au cours de l’année 1975, l’une des caractéristiques insignes des relations Est Ouest a été le fort degré auquel elles ont été marquées par des contradictions. Les promesses solennelles de l’Acte final d’Helsinki ont débouché sur les graves événements en Angola. L’importance des mouvements vers un relâchement des tensions en Europe a été remise en cause par le développement continu de la puissance militaire du Pacte de Varsovie. L’espoir d’une libre circulation des personnes et des idées a été affaibli par de récents exemples spectaculaires du maintien de sévères restrictions. Les feux de signalisation oscillant entre le rouge, le vert et l’orange, ont parfois brillé tous à la fois.

Que l’opinion publique occidentale semble observer l’état actuel des relations Est Ouest avec un certain sentiment d’incertitude, voire un certain effarement, n’a rien de surprenant. Et cette perplexité n’apparaît nulle part plus clairement que dans la confusion qui règne dans le concept tout entier de la détente. Qu’est-ce que la détente ? Que signifie ce mystérieux mot français qui n’a d’équivalent ni en anglais ni, ce qui est plus lourd de conséquences, en russe ?

Récemment encore, certains commentateurs occidentaux étaient enclins à voir implicitement dans la détente l’établissement de liens d’amitié, la fin des affrontements et l’aube d’une ère de coopération. Cette interprétation optimiste se fait moins fréquemment entendre de nos jours. L’opinion occidentale est, bien entendu, pratiquement unanime à réclamer que la détente conduise finalement à des relations tout à fait normales et naturelles. Mais chacun reconnaît aujourd’hui qu’il s’agit là d’un objectif à long terme et qu’aux fins de notre stratégie et de nos objectifs dans un avenir prévisible, nous nous trouvons devant un phénomène très différent. Du reste ces différences d’interprétations du mot « détente » sont devenues si nombreuses que des hommes d’état occidentaux ont récemment laissé entendre qu’ils réutiliseraient plus ce terme.

La confusion ainsi née en Occident aurait été évitée si l’on avait pris conscience plus nettement de ce que les dirigeants soviétiques en ont dit. Ils ont défini sans équivoque les paramètres qui doivent délimiter l’exercice de la détente. Dans leur esprit, la détente est synonyme de « coexistence pacifique ». Son but premier est de fournir un moyen de régenter les relations entre l’Union soviétique et l’Ouest, afin d’éviter un affrontement militaire direct et, singulièrement, un conflit nucléaire.

En revanche, dans l’esprit du Kremlin, la détente n’a jamais eu pour but la création d’un ordre mondial stable fondé sur le statu quo. Les dirigeants soviétiques ont pris la peine de souligner que l’Acte final d’Helsinki ne marque pas la fin du conflit idéologique Est Ouest. En fait, à leurs yeux, la détente offre de plus grandes possibilités de poursuivre cette lutte. Nous voyons aujourd’hui en Afrique à quoi mène cette attitude dans la pratique.

Il est important de prendre conscience de ce qui s’est passé en Angola. Tout en professant leur fidélité à la détente, l’Union soviétique et Cuba ont fourni des armes modernes et des hommes en nombre massif à un mouvement politique rival qui luttait pour conquérir le pouvoir dans un État nouvellement indépendant dont le territoire est bien au delà des limites des grands intérêts nationaux de l’URSS ou des terres où l’influence soviétique est établie. C’est là une exploitation cynique de la puissance militaire pour étendre au delà des océans la sphère d’influence soviétique et l’événement est extrêmement sérieux.

L’une des caractéristiques tout à fait remarquables de l’intervention soviétique en Angola est que ces livraisons massives d’armements ont été acheminées sur les lignes de communications de 13.000 km de long. Cette réalisation illustre le grand essor de la puissance militaire de l’URSS à l’échelle du monde entier.

Des chars de combat soviétiques T-72, aperçus en public pour la première fois l’été précédent, traversent la place Rouge avec fracas.
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Des chars de combat soviétiques T-72, aperçus en public pour la première fois l’été précédent, traversent la place Rouge avec fracas.

Ces considérations m’amènent à une autre limitation capitale que l’Union soviétique impose à la portée de la détente. Le Kremlin, n’a jamais perçu aucune contradiction entre sa conception de la détente et l’expansion continue de sa propre puissance militaire. Il n’éprouve aucune difficulté à concilier la politique de coexistence pacifique avec un accroissement de ses forces armées à des niveaux dépassant largement les besoins de sa défense. Et ni l’amélioration constante, quantitative et qualitative, des armements, des équipements et de l’entraînement des forces du Pacte de Varsovie, ni l’importance croissante donnée aux opérations offensives, ne sauraient être mises en doute.

Dans la détente, l’URSS voit donc le maintien de relations raisonnablement stables avec l’Ouest au niveau intergouvernemental, sans préjudice de la poursuite d’une lutte idéologique active, et notamment du soutien de n’importe quel groupe qu’elle choisit d’affubler du nom de « mouvement de libération » et du renforcement constant de la puissance militaire soviétique. Face à une telle politique, quelles devraient être les stratégies et les tactiques de l’Ouest ?

Les stratégies de l’Ouest

Dans ces conditions, une politique réaliste semble devoir être abordée en deux temps. Tout d’abord elle exige que l’Ouest dispose d’un potentiel militaire assez puissant pour empêcher tout expansionnisme soviétique. En second lieu, elle exige qu’il adopte une ligne de conduite destinée à favoriser à long terme des relations plus normales et plus naturelles avec l’Est. Et, à leur tour, ces deux orientations ne sauraient porter leurs fruits sans un ferme soutien des gouvernements comme de l’opinion publique en faveur d’une vigilance sans relâche.

Pour répondre à la première exigence, il faut que l’Alliance se montre sans équivoque en mesure de remplir sa responsabilité suprême – dissuader l’agresseur éventuel et, si l’agression était déclenchée, repousser l’attaquant hors du territoire de l’un quelconque des Alliés. La capacité de dissuasion de l’Alliance est le fondement même de la sécurité de chacune des nations membres. Si nous permettions à sa crédibilité d’être ébranlée, nous serions coupables d’une provocation d’une extrême gravité – le genre de provocation qui incite un opposant idéologique à penser que l’agression serait payante.

Une telle agression ne prendrait pas nécessairement une forme ouvertement militaire. Des pressions politiques seraient au moins autant à redouter. Les occupants actuels du Kremlin, nous le savons, attachent une grande valeur à la puissance militaire, qui leur permet d’exercer des pressions politiques, aussi bien en Europe qu’au-delà des océans. Les dirigeants soviétiques de demain pourraient être tentés d’exploiter plus activement encore cet instrument d’influence politique.

Pour répondre efficacement à ce défi, l’Alliance doit mener sans relâche un effort réel. Nous devons être prêts à consacrer des ressources suffisantes au maintien de la crédibilité du bouclier de la dissuasion. Il y a peu de temps encore, cela était relativement facile. Nous pouvions nous appuyer sur la supériorité nucléaire stratégique des États Unis. Mais ces jours de supériorité sont passés et ne reviendront sans doute plus jamais. Nous sommes entrés aujourd’hui dans une ère de parité nucléaire approximative, ce qui signifie que les forces conventionnelles sont, une fois encore, d’une importance capitale. La doctrine alliée de la riposte graduée se fonde sur la « Triade » et, au sein de celle ci, non seulement sur des forces nucléaires stratégiques et tactiques, mais aussi sur des forces conventionnelles adéquates. Si nos forces conventionnelles s’affaiblissaient, les dirigeants occidentaux pourraient n’avoir d’autre choix que de s’incliner devant un fait accompli militaire ou des pressions politiques, ou bien de recourir à la riposte nucléaire. L’Union soviétique, pour sa part, développe sans discontinuer son potentiel conventionnel, en même temps que sa puissance nucléaire. Nous devons veiller sans cesse à ce que notre dissuasion militaire soit suffisante pour que jamais le Kremlin ne soit tenté d’utiliser contre nous son incontestable puissance, sur le plan militaire comme sur le plan politique.

Préserver l’équilibre nucléaire stratégique – Tir d’essai d’un ICBM Titan américain.
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Préserver l’équilibre nucléaire stratégique – Tir d’essai d’un ICBM Titan américain.

En outre, il est une vérité, si amère fût-elle, que nous devons regarder en face – la croissance continue de la puissance militaire soviétique nous pose un problème qui persistera probablement pendant de longues années à venir. Nous devons prévoir en conséquence notre propre défense. Une courbe en dents de scie de nos dépenses de défense, en fonction de l’évolution rapide des conditions économiques serait dénuée de sens, qu’il s’agisse des exigences de la défense que nous devons satisfaire ou de l’utilisation économique des ressources. C’est un effort sans relâche et sans défaillance, étalé sur plusieurs années qui s’impose à nous.

Je me rends compte que les difficultés économiques que tous les pays alliés subissent aujourd’hui ont des répercussions sur leur attitude à l’égard des budgets de défense. Cependant, les considérations économiques n’ont aucune retombée sur la croissance et la modernisation des forces du Pacte de Varsovie. Pour être crédible, notre position de dissuasion ne doit pas être envisagée isolément, mais par rapport à la puissance militaire du Pacte de Varsovie.

Vue dans cette optique, la ligne d’action actuelle, tant de l’Alliance tout entière que des pays alliés individuels – car certains d’entre eux font plus d’efforts que d’autres – appelle incontestablement des améliorations.

Ce disant, je ne préconise pas que l’Ouest augmente considérablement ses dépenses de défense. Ce que je dis, c’est tout d’abord, qu’il ne devrait pas y avoir de réductions unilatérales des niveaux de forces hors du cadre d’un accord avec le Pacte de Varsovie sur des MBFR. En second lieu, que les Alliés devraient rester constamment résolus à fournir les ressources nécessaires pour maintenir une contribution appropriée à la défense de l’Ouest – correspondant au type de menace militaire que nous pouvons percevoir et, aussi, à nos possibilités économiques. De surcroît nous devons aussi essayer de trouver des moyens d’utiliser au mieux chaque dollar consacré à la défense.

Peut-être ne se rend-on pas toujours compte des grands progrès que des mesures telles que la rationalisation et la standardisation des armements ont déjà permis d’accomplir à cet égard. D’importantes dispositions ont en effet été prises dans divers domaines pour freiner la prolifération des types d’armements qui équipent les forces alliées et pour instaurer des activités en coordination en vue de parvenir à l’utilisation commune de la prochaine génération des systèmes, et aussi d’améliorer l’interchangeabilité des munitions, des carburants et d’autres produits d’importance critique.

La prolifération a été sensiblement réduite, par exemple dans les missiles et les roquettes guidés anti-chars et les systèmes de défense aérienne à courte portée. Des efforts sont en cours, ou prévus, au niveau de l’Alliance pour la prochaine génération d’armes anti chars, de missiles sol/air et de missiles anti-navires. Vers les années 1980, les caractéristiques des nouveaux canons d’artillerie de l’OTAN seront standardisées, si bien que leurs munitions seront presque complètement interchangeables. Ces perspectives de standardiser les munitions des armes portatives d’infanterie sont très encourageantes – il est fort possible que les munitions des futurs canons de chars de bataille principaux soient pleinement interchangeables, et les carburants de la plupart des bâtiments des forces navales alliées seront complètement interchangeables en 1980 au plus tard.

Ces résultats sont encourageants. Mais il reste beaucoup plus à faire. Depuis quelques mois, les pays alliés ont beaucoup mieux pris conscience de la nécessité d’adopter une attitude plus résolue. Aux réunions ministérielles de l’Alliance qui se sont tenues en décembre 1975, les Ministres sont convenus que l’examen de ces questions sera poursuivi par le Conseil permanent. Ils sont convenus aussi de créer un comité ad hoc, sous l’autorité du Conseil, qui préparera un programme spécifique d’action sur l’interopérabilité du matériel militaire. Je puis vous assurer que l’Alliance, pénétrée de l’urgence de la question, poursuivra activement ces consultations.

Je n’ignore pas qu’il existe à l’Ouest un courant d’opinion qui se demande si nous sommes vraiment assez assurés de la menace soviétique pour justifier tous les efforts de défense prodigués par l’Alliance. Dans une large mesure, les faits suffisent à répondre à de tels doutes. L’expansion continue et massive de la puissance militaire soviétique dans pratiquement tous les domaines ne saurait être contestée. Et l’hostilité idéologique active de l’Union soviétique à l’égard de l’Ouest ne saurait non plus être mise en question.

Bien entendu, il est exact que nous ne pouvons être absolument assurés que, si l’Ouest renonçait à affermir la crédibilité de sa puissance de dissuasion, l’Union soviétique interviendrait contre des pays membres de l’Alliance, soit par une attaque militaire directe, soit par la voie de pressions politiques fondées sur la menace implicite ou explicite d’une agression armée. Rien de cela ne peut être prouvé scientifiquement avant l’événement. Il n’est jamais possible d’être absolument certain des intentions d’une autre personne, et moins encore d’un autre gouvernement. Mais comme l’a dit Samuel Butler « La vie est l’art de tirer des conclusions suffisantes de prémisses insuffisantes ». Et les preuves, les faits concrets, qui existent suffisent à faire d’une intervention soviétique face à un Occident affaibli, une réelle possibilité. Nombreux sont ceux qui y verraient une probabilité beaucoup plus élevée. Mais même si nous acceptons, pour les besoins de la cause, que l’intervention soviétique ne soit qu’une possibilité entre autres, n’est-il pas toujours essentiel de faire en sorte qu’elle ne devienne jamais une réalité ? Car si nous fondons notre ligne de conduite sur l’espoir que l’Union soviétique s’abstiendra d’exploiter toutes les possibilités d’intervention, et que les événements prouvent par la suite que nos espoirs étaient sans fondement, nous n’aurions aucun moyen de rétablir notre position, sauf peut être en déclenchant une guerre nucléaire.

Aucun responsable occidental ne pourrait – cela est certain – envisager un risque aussi sinistre. Payer la prime nécessaire pour nous assurer contre une éventualité aussi effroyable relève – cela est certain aussi – du bon sens le plus élémentaire. Et quand nous réfléchissons à ce qui est en jeu, la prime que les Alliés sont appelés à payer est, après tout, minime. Le coût moyen par personne, dans les pays membres de l’Alliance, est sans aucun doute, bien inférieur à celui que certains pays neutres isolés paient pour financer une politique de sécurité qui est, en tout cas, beaucoup moins efficace.

La recherche d’un terrain commun

Je viens de vous exposer la première partie d’une approche occidentale en deux temps de la détente – la nécessité de maintenir une dissuasion appropriée pour sauvegarder la sécurité de l’Alliance. Si j’en ai parlé en premier, c’est parce qu’elle est, à mon avis, d’une importance primordiale. Elle est une condition essentielle de la deuxième partie de l’approche – la poursuite d’une ligne d’action destinée à modérer, avec le temps, le comportement de l’URSS.

Manifestement, il est essentiel que l’Ouest, comme l’Est, essaye de trouver un terrain commun, s’il en existe. Nous devons explorer toutes les possibilités de créer ou de consolider des intérêts réciproques. Nous devons nous tenir prêts à négocier des questions spécifiques et tenir ouvertes toutes les options possibles pour régler les différends. Le fait d’être à la fois prêt à négocier et prêt à faire échec, chaque fois que cela sera nécessaire, à l’expansionnisme soviétique, offre l’espoir le plus sérieux d’un rapprochement progressif au long des années à venir. En fait, c’est cette voie que l’Ouest a résolument suivie au cours des récentes discussions avec l’Est dans des instances telles que la CSCE, les négociations sur les MBFR et SALT.

L’objectif à court terme des négociations SALT est de limiter les armements stratégiques alors que l’objectif à long terme est d’arriver à une réduction des capacités offensives stratégiques de l’Union soviétique et des États Unis. À la suite des Traités de 1972, limitant les systèmes défensifs, et des Accords de Vladivostok, fixant des plafonds aux systèmes offensifs, on peut dire qu’un certain résultat a été acquis dans les objectifs à court terme.

Par les négociations MBFR1 nous nous efforçons d’obtenir un rapport militaire plus équilibré en Europe centrale avec un niveau de forces plus bas. Dans ces négociations le problème fondamental provient de la grande supériorité du Pacte de Varsovie tant en personnel des armées de terre qu’en matériel blindé en Europe centrale. À nos yeux, c’est là le facteur essentiel de déséquilibre dans cette région. Dès le début des négociations la position de base des participants occidentaux fut que ces négociations devraient amener la réalisation d’une parité approximative en ce qui concerne les forces terrestres dans cette zone sous forme d’un plafond commun et une réduction de la disparité des blindés. En décembre dernier, dans l’espoir de donner un peu d’animation aux négociations, les alliés occidentaux ont déposé à Vienne des propositions supplémentaires offrant de faire figurer dans les négociations MBFR certains éléments nucléaires en échange de l’acceptation par le Pacte de Varsovie de la position de base occidentale comportant un plafond commun et le retrait d’une armée blindée soviétique. Bien que l’Est ait critiqué cette dernière proposition, elle demeure encore au cœur des discussions à Vienne et nous devons insister pour qu’elle soit acceptée.

Dans le domaine plus vaste des relations Est-Ouest, l’année dernière a vu la conclusion des négociations de la CSCE. Malgré toutes ses imperfections, l’Acte final signé à Helsinki contient des dispositions importantes pour l’Ouest, surtout s’agissant des questions humanitaires. Sa portée ultime dépendra de la manière dont les promesses d’Helsinki seront traduites dans la réalité. Les auspices ne sont pas très encourageants jusqu’ici, mais le sommet d’Helsinki est encore tout récent et l’Ouest devra continuer à insister fermement pour que l’Acte final soit mis en pratique par tous les participants.

Dans toutes ces négociations, il est essentiel que les Alliés maintiennent une forte cohésion politique afin de parler d’une seule voix dans tout dialogue avec le Pacte de Varsovie. L’excellente cohésion que l’Ouest a réalisée aux négociations de la CSCE, et actuellement aux entretiens sur les MBFR, a été d’une valeur immense pour renforcer la main des négociateurs occidentaux. Peut-être ne sait-on pas assez que le mécanisme de la consultation politique au Conseil atlantique a joué un rôle important dans la réalisation de ce haut degré de coordination. En particulier, les politiques négociées de tous les participants alliés aux entretiens sur les MBFR sont mises en forme au sein de l’Alliance.

Parfois, on me pose des questions au sujet de la coordination entre les membres de la Communauté européenne et les autres pays de l’Alliance. À mon avis, la tendance vers une coopération et une unité plus larges en Europe est une condition essentielle du renforcement de l’Alliance. Je suis heureux que dans son récent rapport, M. Tindemans, Premier ministre de Belgique, ait appelé à la poursuite des progrès vers une unité politique, aussi bien qu’économique, entre les Neuf. Je suis très heureux aussi que, faisant preuve de réalisme, il ait reconnu que c’est l’Alliance atlantique qui assure la sécurité et la stabilité de l’Europe et qu’il n’y a guère d’espoir qu’une politique de défense européenne commune soit réalisée dans un proche avenir. C’est absolument exact. Non pas que ceci réduise si peu que ce soit le rôle de l’Europe en matière de défense, ni la nécessité de renforcer la contribution européenne à la défense collective dans le cadre de l’Alliance. Mais, dans un avenir prévisible, l’Europe ne sera pas assez forte pour se défendre isolément, ni pour dissuader une grande puissance de l’attaquer.

Aussi longtemps que cette situation persistera, les États Unis auront un rôle indispensable – en fait un rôle prépondérant – à jouer en matière de sécurité européenne et atlantique. Ceci signifie que tous les membres de l’Alliance doivent voir dans la défense une tâche collective, comportant une stratégie commune et des procédures communes pour la mettre en œuvre. Dans le domaine politique, ceci signifie aussi que la reconnaissance de l’étroite interdépendance des membres de l’Alliance doit être au premier plan de la formulation de la politique suivie par tous les gouvernements alliés. Ceci signifie enfin que même si les membres européens de l’Alliance peuvent accorder une attention distincte à leurs propres intérêts et à leurs propres problèmes spéciaux, ils doivent accepter d’assurer la sécurité d’ensemble de l’Alliance, au niveau de l’Alliance, ce qui répond à une exigence essentielle. Un dur effort de coordination, poursuivi sans relâche, s’impose donc au sein de l’Alliance. Et, j’en suis absolument convaincu, la volonté qui le mènera au succès ne fait pas défaut.

La nécessité d’informer le public

J’ai souligné le caractère à long terme de la menace soviétique et, en conséquence, la nécessité pour les pays de l’Ouest d’y opposer une réaction également à long terme, tant militaire que politique or, cette réaction ne sera possible que si les gouvernements occidentaux et l’opinion publique reconnaissent que le maintien sans défaillance d’une position forte et ferme est impératif.

C’est ici qu’une opinion publique pleinement informée prend une grande importance. L’un des grands avantages dont jouit l’Ouest par rapport aux régimes totalitaires est la puissance de renouvellement inhérente au mode de vie démocratique. Si pesant que soit le processus démocratique, il est néanmoins le système politique doté du plus grand potentiel de rajeunissement créateur. C’est seulement par l’examen constant des opinions et des idées des forces politiques en conflit que la société peut, à long terme, éviter le danger de stagnation. Mais nous devons reconnaître aussi que ces processus démocratiques exigent un effort spécial pour garantir que le débat politique soit conduit en pleine connaissance et en pleine conscience des réalités de la situation. Il ne suffit pas de dire que l’opinion publique prendra les décisions qui s’imposent lorsque le danger lui apparaîtra clairement. Nous devons veiller à ce qu’elle prenne ces décisions en temps voulu pour qu’il soit effectivement remédié à ce danger.

C’est aux gouvernements alliés qu’il incombe avant tout de diriger clairement et fermement l’opinion publique. Mais ils ne peuvent réagir de manière efficace que s’ils sont assurés du soutien de tous ceux qui ont la possibilité d’influencer l’opinion publique de leur pays. Et ce ne sont pas uniquement ceux qui détiennent le pouvoir. Car le soutien dont les gouvernements alliés ont besoin n’est pas seulement celui d’une élite : il doit avoir une large base et rallier toutes les couches de la société.

Les lecteurs de la Revue de l’OTAN reconnaîtront, j’en suis sûr, qu’ils ont un rôle important à jouer en veillant à ce que la politique que j’ai décrite – être prêt à négocier et être prêt à faire échec à l’expansion soviétique, si besoin est – soit bien comprise dans leur pays. Car ce n’est pas pure flatterie de dire que les lecteurs de la Revue de l’OTAN sont sans doute parmi ceux qui sont le plus conscients de la nature de la situation que nous affrontons tous. Et ils peuvent apporter une réelle contribution au maintien de la sécurité de l’Alliance en diffusant le plus largement possible cette information.

Nous devons convaincre nos peuples que nous faisons tout ce qui est possible pour maintenir la paix. Et nous devons les convaincre aussi que nos efforts ne peuvent aboutir que s’ils se fondent sur une cohésion politique et une puissance militaire assez fortes pour résister à des pressions militaires ou politiques. Nous serons alors capables de faire face avec confiance aux défis quotidiens dont il y a tout lieu de penser qu’ils seront notre lot au cours des mois et des années à venir.