Les attentats terroristes récemment perpétrés à Paris et à Bruxelles ont marqué un tournant dans la tactique du groupe « État islamique en Iraq et au Levant » (EIIL). Pourquoi ont-ils été commis ? Pourquoi à ce moment-là ? Et, partant, comment combattre le groupe ?
La nouvelle tactique de l'EIIL est le reflet d'une modification de sa stratégie de recrutement, visant à l'adapter à des circonstances nouvelles. Les groupes insurgés, quels qu'ils soient, ont tous pour but premier de maximiser leur pouvoir. Pour ce faire, ils s'appuient essentiellement sur leurs effectifs, dont la quantité importe autant que la qualité. Ainsi, il est vital pour ces groupes d'attirer des recrues aussi nombreuses et aussi performantes que possible.
Les groupes rebelles peuvent avoir recours à trois types de combattants :
1. des combattants motivés par la cause du groupe ou par un ressentiment ;
2. des combattants attirés par un profit immédiat ;
3. des combattants enrôlés de force.
En Syrie, au fil du temps, l'EIIL a employé différents procédés pour recruter des combattants de ces trois catégories. Étudier l'évolution de sa stratégie de recrutement est un moyen de repérer des fenêtres d'opportunité pour combattre et vaincre ce groupe.










































































Combattants motivés par la cause Combattants attirés par le profit Combattants enrôlés de force
Pour les combattants
Motivation Ressentiment Appât du gain Aucune
Avantages matériels Minimaux Maximaux Aucun
Possibilité de quitter le groupe Oui Non Non
Propension à prendre des risques Maximale Modérée Aucune
Pour le groupe
Coût financier Minimal Maximal Modéré
Efficacité au combat Maximale Modérée Minimale
Risque de défection Minimal Modéré Maximal
Pour les adversaires du groupe
Chances d'éradiquer complètement le groupe Minimales Modérées Maximales
Exemple: EIIL (2013-2014) EIIL (2014-2015) EIIL (2015-?)

Combattants motivés par la cause

Sur le plan des ressources humaines, toute organisation vise fondamentalement à ce que la totalité de ses membres soient acquis à sa cause. Pour un groupe insurgé, c'est la garantie d'avoir les combattants les plus efficaces, les plus attachés à ses objectifs, les moins enclins à faire défection et les plus disposés à prendre les risques nécessaires au combat (y compris en participant à des missions-suicide). Ces membres sont de surcroît ceux qui coûtent le moins cher.
Au début, les candidats se bousculaient pour aller gonfler les rangs de l'EIIL : en plus des Syriens, des hommes parés au combat affluaient du monde entier, pressés de prendre les armes, voire de mourir, pour les idéaux du groupe. D'après un déserteur de l'EIIL, le groupe accueillait dans les premiers temps jusqu'à 3 000 recrues et volontaires par jour. Face à un tel afflux, l'organisation terroriste ne pouvait se permettre de sélectionner que les candidats les plus zélés et les plus qualifiés. Ces combattants ne nécessitaient guère de supervision, et les diriger était facile, puisque chacun s'employait à atteindre un même objectif. Par ailleurs, ils étaient prêts à prendre des risques au combat, ce qui a permis à l'EIIL de progresser rapidement et de gagner beaucoup de terrain.

Le corps Al-Rahman et l'Union islamique pour le recrutement au Levant prennent la pose lors d'un entraînement militaire à Marj Al-Ashari, dans la Ghouta, à l'est de Damas, en mai 2015. © REUTERS
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Le corps Al-Rahman et l'Union islamique pour le recrutement au Levant prennent la pose lors d'un entraînement militaire à Marj Al-Ashari, dans la Ghouta, à l'est de Damas, en mai 2015. © REUTERS

Un groupe s'appuyant sur ce type de combattants peut se retrouver en difficulté pour deux raisons : soit les griefs de ses membres n'ont plus lieu d'être, soit le groupe insurgé lui-même ne va plus dans le sens des revendications de ses membres, par exemple du fait d'un changement d'objectif ou de priorité. C'est ce qui s'est passé en 2013, lorsqu'au lieu de se focaliser sur la lutte contre Bachar Al-Assad (le but initial de beaucoup de ses membres), l'EIIL a concentré son attention sur l'édification du califat, projet auquel n'adhéraient pas certains combattants.

Combattants attirés par le profit

Si un groupe ne compte pas suffisamment de combattants dévoués à sa cause pour pourvoir tous les postes vacants, il doit faire appel à du personnel moins fervent, ne s'intéressant qu'aux avantages matériels que l'organisation peut lui offrir. Ces individus procèdent à une analyse coût-avantage et, si l'avantage monétaire escompté l'emporte sur les risques à courir, ils s'engagent.
Ces combattants sont moins fiables : ils travaillent pour le plus offrant, indépendamment de ses objectifs, et ils coûtent très cher. Ils sont aussi moins disposés à prendre des risques importants. À l'évidence, ils ne constituent pas le meilleur personnel qui soit, mais ils peuvent occuper des postes qui ne nécessitent pas trop de dévouement (par exemple, chauffeur de camion ou employé de bureau).
En 2014, alors que l'EIIL contrôlait un vaste territoire, l'afflux de combattants étrangers a commencé à se tarir et le groupe s'est mis à subir de lourdes pertes. Ce dernier a alors dû recourir de plus en plus souvent à des combattants guidés par le seul profit. Les combattants déjà engagés étaient toujours plus nombreux à être tués et les volontaires étrangers avaient plus de mal qu'auparavant à s'introduire en Syrie. Quant aux Syriens, la plupart ne se sentaient tout simplement pas concernés par la cause du groupe. En conséquence, l'EIIL n'a eu d'autre choix que de s'appuyer sur des combattants locaux attirés par la rémunération alléchante qu'il proposait à l'heure où la Syrie était par ailleurs marquée par une pénurie d'emplois. Comme l'explique un transfuge de l'EIIL, si les effectifs du groupe étaient composés pour partie de combattants étrangers zélés, nombreux étaient ceux, en particulier parmi les locaux, qui s'étaient engagés pour l'argent et qui « se seraient convertis au christianisme si cela avait bien payé ».

L'une des entrées du village bosnien de Gornja Maoca, arborant les symboles de l'EIIL. La plupart des musulmans de Bosnie (ou Bosniaques), qui représentent environ 45 % de la population du pays, ne sont pas pratiquants ou pratiquent une forme modérée de l'islam. Depuis la guerre de Bosnie (1992-1995), cependant, des courants plus radicaux se sont développés, en partie sous l'effet de la pauvreté et du chômage. Des centaines de Bosniaques, de même que d'autres musulmans de l'ensemble des Balkans, seraient partis combattre en Syrie et en Iraq. © REUTERS
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L'une des entrées du village bosnien de Gornja Maoca, arborant les symboles de l'EIIL. La plupart des musulmans de Bosnie (ou Bosniaques), qui représentent environ 45 % de la population du pays, ne sont pas pratiquants ou pratiquent une forme modérée de l'islam. Depuis la guerre de Bosnie (1992-1995), cependant, des courants plus radicaux se sont développés, en partie sous l'effet de la pauvreté et du chômage. Des centaines de Bosniaques, de même que d'autres musulmans de l'ensemble des Balkans, seraient partis combattre en Syrie et en Iraq. © REUTERS

Afin de conserver ces combattants-là, le groupe devait en permanence leur offrir tout ce qu'ils désiraient : repas fastueux, voitures de luxe, femmes... Au cours du dernier ramadan, les combattants de l'EIIL postés à Deir Ezzor réclamaient des iftars (repas de rupture du jeûne) de plus en plus raffinés à base de poisson – une denrée rare dans une région déchirée par la guerre et depuis longtemps privée d'accès à la mer. Par ailleurs, voyant de moins en moins de femmes atteindre les territoires sous son contrôle, l'EIIL en était venu à réduire les Yézidies à l'esclavage.
Pour amoindrir le pouvoir d'un groupe à ce stade de son cycle de vie, il importe d'offrir d'autres perspectives aux individus qui songent à rejoindre ses rangs uniquement pour l'argent, tout en rendant l'engagement plus coûteux (par exemple par des moyens militaires). Il s'agit en effet d'influer sur le calcul coût-avantage que font les candidats potentiels : si d'autres perspectives d'emploi aussi rémunératrices s'offrent à eux, ils les privilégieront, n'ayant même pas à s'exposer aux risques qu'entraîne le fait de devoir se battre.

Combattants enrôlés de force

Devoir recourir à l'enrôlement de force est le scénario le plus défavorable, quel que soit le groupe armé. Cela signifie que l'organisation ne parvient pas à compléter ses effectifs et qu'elle est acculée. Lorsqu'un groupe procède à des recrutements de ce type, c'est qu'il est à court d'argent pour payer ses combattants ou que des possibilités d'emploi extérieures drainent tous les candidats potentiels.
Les individus ainsi réquisitionnés sont difficiles à contrôler : dès le premier jour, ils ne pensent qu'à déserter voire à saboter les actions du groupe, lequel doit par conséquent consacrer une grande partie de ses ressources à leur surveillance. Il s'agit de la dernière étape dans la lutte de l'organisation pour sa survie. On notera toutefois qu'un groupe peut devenir extrêmement dangereux à ce stade. En effet, c'est lorsqu'il est acculé qu'il est le plus enclin à prendre toutes les mesures possibles pour survivre, y compris des actes terroristes, des exécutions de masse, etc.

Des combattants de l'EIIL dans un camp d'entraînement en Iraq. (Capture d'écran : YouTube)
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Des combattants de l'EIIL dans un camp d'entraînement en Iraq. (Capture d'écran : YouTube)

En 2015, les pays occidentaux ont intensifié les mesures de répression à l'encontre des combattants étrangers et l'EIIL a essuyé des défaites sur plusieurs lignes de front (ce qui a influencé les calculs coût-avantage). L'Europe a ouvert ses frontières aux réfugiés (augmentant les options disponibles), et des frappes aériennes efficaces ont entraîné pour l'EIIL la perte de ses champs pétroliers (ce qui a réduit sa principale source de revenus).

Mesures désespérées

As casualties increased, and ISIL was not able to find Face à des pertes toujours plus nombreuses, et incapable de compléter ses effectifs, l'EIIL n'a eu d'autre choix que de décréter la mobilisation sur tout le territoire qu'il contrôlait. Bien que trahissant l'extrême faiblesse du groupe, cette stratégie est également à l'origine des attentats de Paris et de Bruxelles.
L'organisation tentait de ralentir le flux sortant de ses membres. Craignant les défections, les fidèles de l'EIIL ont commencé à tirer à vue sur toute personne soupçonnée de vouloir quitter le territoire contrôlé par le groupe sans l'autorisation d'un de ses émirs. Dans le même temps, l'EIIL cherchait désespérément à attirer de nouveaux candidats. Pour pouvoir survivre, le groupe devait renforcer ses effectifs sans attendre, en s'attachant les services soit de combattants acquis à sa cause soit, au moins, d'individus prêts à se battre pour de l'argent. Pour ce faire, il devait restreindre le nombre de possibilités ouvertes à ceux mus par l'appât du gain et, mieux encore, alimenter le mécontentement de la population dans l'espoir d'augmenter ainsi le nombre de candidats susceptibles de rejoindre ses rangs de manière désintéressée.

Des fleurs ont été placées dans les impacts de balle sur la façade d'un des lieux des attentats perpétrés à Paris le 13 novembre 2015. © REUTERS
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Des fleurs ont été placées dans les impacts de balle sur la façade d'un des lieux des attentats perpétrés à Paris le 13 novembre 2015. © REUTERS

Tout d'abord, l'EIIL devait endiguer l'émigration syrienne en Europe, qui drainait depuis un an son réservoir de recrues potentielles, que celles-ci soient motivées par le profit (car n'ayant pas d'autre moyen de subvenir aux besoins de leur famille) ou par la cause (si l'EIIL parvenait à raviver le ressentiment des Syriens vis-à-vis de l'Occident).
En second lieu, l'organisation devait également accroître l'afflux de volontaires étrangers acquis à sa cause. Il lui fallait ainsi attiser le mécontentement des musulmans d'Occident susceptibles de rejoindre ses rangs. La France et la Belgique ont été prises pour cibles en raison de leur importante population musulmane, dont une partie avait déjà été séduite par l'EIIL. En exacerbant l'islamophobie et, par voie de conséquence, le ressentiment des musulmans occidentaux, les attentats pouvaient entraîner une hausse du nombre de combattants étrangers potentiels.
Pour conclure, il faut garder à l'esprit que, lorsque les groupes insurgés et les organisations terroristes s'efforcent d'accroître leur pouvoir, ils se préoccupent avant tout d'assurer leur survie. En réalité, tout ce qu'un groupe insurgé entreprend doit être analysé au travers du prisme de sa survie (en particulier la question de l'effectif qu'il peut se constituer). Par ailleurs, la stratégie de recrutement d'un tel groupe variant selon les circonstances, il est possible d'en tirer des enseignements et de mieux prévoir ainsi le comportement de ce groupe, avec la perspective que s'ouvre peut-être une fenêtre d'opportunité pour le vaincre. Faute de combattants, le groupe rebelle cesse d'exister. Par conséquent, influencer le comportement de ses membres et agir en fonction de l'évolution de ses ressources humaines peut réduire fortement les coûts à supporter pour terrasser l'insurrection.