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De graves troubles politiques ont éclaté en Ukraine en novembre 2013, sans qu’aucune solution simple ne semble envisageable. La Russie a tenté de faire de la péninsule de Crimée un territoire russe de facto au travers d’élections locales organisées à la hâte en mars 2014, élections qui ont plébiscité l’indépendance vis à vis de Kiev et le rattachement à la Russie. Il apparaît aujourd’hui que les frontières européennes issues de la Seconde Guerre mondiale ne sont pas aussi immuables que ne l’escomptaient la plupart des gouvernements à la fin de la Guerre froide, en 1990.

En Afrique, le Soudan du Sud est le dernier exemple de nouvel État indépendant, et tout porte à croire qu’il y en aura d’autres. Pourtant, en Europe, on dénombre aussi plusieurs États nés après la Guerre froide, en raison du démembrement de pays plus étendus, où d’anciennes frontières administratives ou historiques intérieures sont devenues des frontières internationales. Mais les exemples d’annexions, comme celle de la Crimée en mars 2014, sont exceptionnels.

Divorce de velours ou conflit

L’examen du démantèlement de certains pays « malheureux » postérieurs à la Guerre froide fait ressortir à la fois des exemples parfaits et des désastres. Parmi les exemples parfaits figure la Tchécoslovaquie, qui s’est scindée en République tchèque et en République slovaque en 1992 par des négociations et des moyens pacifiques exemplaires, parfois qualifiés de « divorce de velours ». A contrario, l’ex-Yougoslavie constitue un exemple désastreux, où les différentes parties en présence se sont livrées dans les années 1990 à une guerre sanglante, qui a abouti à la désintégration du pays en suivant pour l’essentiel ses anciennes frontières fédérales intérieures.

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La Slovénie s’en est sortie avec une guerre de dix jours, la Croatie avec une guerre de quatre ans, tandis que la Bosnie-Herzégovine subissait trois années de guerre désastreuses avant qu’une force de l’OTAN (l’IFOR) ne vienne empêcher le retour de la violence. Le Monténégro a quitté le giron de la fédération yougoslave de manière pacifique, alors que l’ex République yougoslave de Macédoine a échappé de justesse à une guerre civile entre Macédoniens de souche et Macédoniens d’origine albanaise. La décision de la province autonome du Kosovo de devenir un État indépendant a également provoqué un conflit. Mais l’indépendance du Kosovo n’est reconnue à ce jour que par la moitié environ des pays du monde.

Le conflit bosnien de 1992-1995 a également donné naissance à une nouvelle frontière, celle de la Republika Srpska. Bien qu’elle ne soit pas reconnue officiellement comme une frontière internationale, il s’agit néanmoins d’une ligne inédite sur la carte de l’après-Guerre froide, tracée au terme d’un conflit armé avec le soutien même de la Serbie. On constate sans difficulté que le grignotage actuel de l’Ukraine par les Russes se déroule selon un schéma analogue à celui de la création de la Republika Srpska en Bosnie, dans les années 1990. Il ne s’agit pas tant d’une invasion – un grand nombre des citoyens concernés vivant depuis longtemps dans les régions visées – que d’une situation où l’audacieux dirigeant de la vaste « mère patrie » voisine exacerbe les velléités d’indépendance et d’annexion.

La Tchécoslovaquie et la Yougoslavie sont deux exemples d’approches très différentes du morcellement d’un pays, pacifique pour l’une, violente pour l’autre. Elles ont pourtant un point commun : toutes deux ont créé de nouvelles frontières internationales et de nouveaux États indépendants, mais sans agrandir le territoire de pays existants. C’est là une différence fondamentale avec l’annexion de la Crimée par la Russie, en mars 2014. Le fait de créer de nouvelles frontières en scindant un pays n’a rien de comparable avec celui d’effacer ou de déplacer des frontières préexistantes.

Lors de la dislocation de la Yougoslavie, on aurait pu envisager que des minorités vivant de l’autre côté d’une frontière internationale nouvellement créée optent pour le rattachement de leur territoire à celui de la « mère patrie », et ainsi que les territoires des Serbes de Croatie soient incorporés dans la Serbie, ceux des Croates de Bosnie dans la Croatie, etc. Là encore, un tel scénario aurait donné naissance à de nouvelles enclaves plus restreintes de minorités qui auraient été mécontentes des nouvelles frontières, ces régions étant rarement homogènes d’un point de vue ethnique. Force est de constater que cela ne s’est pas produit dans l’ex-Yougoslavie. Les anciennes frontières administratives intérieures de la Yougoslavie sont devenues des frontières internationales.

Les enseignements tirés du démembrement de la Tchécoslovaquie et de celui de la Yougoslavie sont que les moyens pacifiques sont préférables, mais que si la partie adverse se refuse à négocier ou à faire des concessions, les explosions de violence sont fréquentes. Lorsque de petits pays volent en éclats, ils risquent de devenir des objets de géopolitique internationale entre les mains de puissances mondiales qui prennent partie, ce qui peut prolonger leur calvaire. Avant qu’il ne soit trop tard, il faut éviter qu’une telle situation ne se produise en Ukraine – et ne plonge le pays dans l’impasse pendant des années, voire des décennies – car l’incendie pourrait se rallumer.

La limite à ne pas dépasser n’est pas toujours claire

La réunification de l’Allemagne en 1990 est pratiquement le seul exemple de disparition, dans l’après-Guerre froide, d’une frontière issue de la Seconde Guerre mondiale. Après 40 années d’indépendance officielle, la République démocratique allemande a été absorbée par la République fédérale d’Allemagne. Ce processus s’est déroulé de manière pacifique et a été accepté par la majorité des Allemands de part et d’autre de la frontière, ainsi que par la communauté internationale. La situation était claire et nette, aucune minorité ou presque ne se trouvant du « mauvais côté ».

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Le terme unification peut en effet être jugé acceptable, sur le plan politique, pour désigner une annexion, mais la crise survenue en Crimée en 2014 n’a rien de comparable avec une réunification. Lors de l’éclatement de l’Union soviétique en 1991, la Crimée était une région autonome de l’Ukraine. Mais elle n’a pas toujours fait partie de l’Ukraine et ses aspirations à l’autonomie ont perduré pendant la période post-soviétique. Quoi qu’il en soit, il est à la fois hasardeux et stérile d’évoquer d’anciennes frontières dans les conflits territoriaux contemporains. Il est impossible de revenir aux frontières historiques d’empires qui appartiennent au passé, comme l’Union soviétique ou l’Empire ottoman. D’une manière générale, l’Union soviétique s’est morcelée pacifiquement, hormis quelques affrontements armés, en particulier dans le Caucase – et notamment dans le Haut-Karabakh, en Tchétchénie et en Ossétie. Le cas de la Crimée est cependant différent.

La crise qui y a éclaté en 2014 est plutôt singulière, car elle n’a pas donné naissance à un nouvel État indépendant à long terme. La Crimée, dont la population est en majorité russe, a été presque immédiatement annexée par la Russie. Il n’y a pas eu de conflit prolongé, ni de processus de reconnaissance internationale. Avec l’annexion de la Crimée, les Ukrainiens de la péninsule sont subitement devenus des groupes minoritaires vivant en Russie plutôt qu’en Ukraine.

Toute la question est donc de savoir où se situe la ligne de démarcation. La création de nouveaux États par des moyens pacifiques semble acceptable pour beaucoup. Mais les unifications, fusions, annexions et déplacements de frontières internationales suscitent davantage de controverses, en particulier lorsqu’ils créent aussi des enclaves ethniques nouvelles, mais plus limitées au sein du nouvel État annexant. Pour en revenir à l’exemple de la Yougoslavie, les Serbes, qui représentaient environ la moitié de la population du pays avant sa désintégration, se sont brusquement retrouvés minoritaires dans certaines régions des nouveaux États indépendants de Croatie et de Bosnie-Herzégovine. Certains Serbes de Croatie et Serbes de Bosnie ont ainsi réclamé leur autonomie ou leur indépendance. D’autres, en Yougoslavie, ont résolu leurs problèmes de minorités au moyen du nettoyage ethnique, par la méthode douce – en faisant comprendre aux minorités qu’elles gagneraient à partir – ou par la force – en tuant et en incendiant leurs maisons.

Lorsque les voisins commencent à s’entretuer, une intervention extérieure est quasiment inévitable. La Russie a déclaré qu’elle estimait avoir le droit d’intervenir en Ukraine. Moscou dit avoir l’obligation de protéger les Russes, les russophones ou les titulaires de passeports russes qui vivent hors de ses frontières. Dans le même temps, Kiev considère la puissance militaire de la Russie et ses déclarations sur une intervention éventuelle comme une menace d’invasion. Le problème est que la Russie a soutenu les « rebelles » et, dans une large mesure, orchestré les événements, se donnant ainsi un prétexte pour pouvoir intervenir. De nombreux pays comptant des minorités russes se demandent, à l’évidence, qui sera le prochain sur la liste. Et s’étonnent de la capacité de la Russie à faire deux poids, deux mesures. Moscou apprécierait-il, par exemple, que l’Allemagne dise avoir l’« obligation » de protéger les Allemands de la Volga ou de Kaliningrad ?

Il va sans dire que le gouvernement russe se doit d’expliquer pourquoi la Crimée peut quitter l’Ukraine, alors que la Tchétchénie, par exemple, ne peut pas quitter la Russie. La position actuelle de la Russie présidée par M. Poutine pourrait être comparée au modèle yougoslave, puis serbe adopté voilà 20 ans sous la présidence de Milosevic : « là où vit un Serbe, là est la Serbie ». Mais l’inverse n’était pas vrai, et c’est aussi le cas pour la Russie. Ainsi, la Tchétchénie a vu les séparatistes tchétchènes et l’armée russe se livrer à de véritables guerres, alors que les Russes ont fait tout leur possible pour empêcher la désintégration de la région.

Du rôle de l’économie

Si la puissance militaire joue un rôle de taille dans la géopolitique, il en va de même pour l’économie. En parité de pouvoir d’achat, le produit intérieur brut (PIB) annuel de l’Ukraine avoisine les 7 500 dollars par habitant. Dans le même temps, la Russie peut se targuer d’atteindre 18 000 dollars par habitant – principalement grâce à ses énormes exportations de gaz et de pétrole –, soit un coefficient de près de 2,5 par rapport au PIB de l’Ukraine. En valeur nominale, l’écart existant entre la Russie et l’Ukraine est encore plus grand. Les données moyennes sont peu parlantes dans le domaine économique, en particulier dans des pays aussi vastes et composites que la Russie et l’Ukraine, mais il serait surprenant que le gouvernement russe n’investisse pas massivement pour développer les infrastructures et l’économie de la Crimée afin de convaincre la population que son sort s’est amélioré, d’un point de vue économique, depuis qu’elle a quitté l’Ukraine pour la Russie. Cela étant, il ne fait pas non plus de doute que dans plusieurs décennies, lorsque l’Ukraine, selon toutes probabilités, aura adhéré à l’UE et que d’autres types d’énergies que le gaz et le pétrole se seront répandus, l’équilibre économique se rétablira en faveur du nouveau membre de l’UE.

Il serait regrettable qu’après son morcellement, l’Ukraine se retrouve pendant des décennies dans une situation aussi inextricable que celle de Chypre, par exemple. Il est tentant de penser que la seule réponse réaliste à la lutte pour l’indépendance et à la création de nouvelles frontières est d’ouvrir les frontières comme l’a fait l’UE dans l’espace Schengen. Il va de soi que parmi les peuples civilisés, une évolution en douceur est préférable à une guerre. Les conflits politiques sous-jacents en Ukraine doivent être résolus par le dialogue et par des concessions, hors de toute ingérence, intimidation ou violence.