Sécurité énergétique transatlantique et crise ukrainienne : un mal pour un bien ?

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Au lendemain de la crise ukrainienne, l’Europe risque de voir la Russie interrompre une nouvelle fois ses livraisons de gaz. Or Gazprom couvre encore plus de la moitié de la demande en gaz de l’Ukraine et fournit près d’un tiers des importations européennes, dont environ 50 % – soit 82 milliards de mètres cubes – ont transité par l’Ukraine en 2013. En mars, le géant gazier a augmenté les tarifs applicables à l’Ukraine de manière drastique et menacé, dans une lettre adressée à 18 dirigeants européens, de couper carrément le robinet en cas de défaut de paiement, alors que l’Ukraine est confrontée à une grave crise de liquidités qui la met dans l’impossibilité d’honorer ses factures de gaz.

Les crises ukrainiennes

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Par son annexion de la Crimée et ses agissements en Ukraine, la Russie remet en question la pérennité, voire l’existence même du principe de sécurité énergétique mutuelle, dont l’origine remonte à la Guerre froide. La dépendance des pays membres de l’UE à l’égard des approvisionnements russes en énergie et les risques qui en découlent ont d’importantes conséquences sur le plan de la sécurité nationale. Ce nouveau différend sur les prix et l’acheminement du gaz ranime le spectre des crises russo-ukrainiennes qui avaient éclaté à ce même sujet en 2006 et en 2009, la Russie apparaissant une fois encore comme un fournisseur peu fiable et comme un État qui a la volonté et les moyens de braquer l’arme énergétique contre ses clients.

Les pays membres de l’UE et de l’OTAN prennent enfin pleinement conscience qu’ils ne peuvent plus continuer comme si de rien n’était. Le fait que Moscou ait employé la force a montré aux pays consommateurs de gaz qu’ils auraient tout intérêt à diversifier davantage leurs sources d’approvisionnement et à se sevrer du gaz russe.

De fait, lors de la réunion qu’il a tenue fin mars 2014, le Conseil européen a décidé qu’il convenait d’intensifier les efforts visant à réduire les importants taux de dépendance énergétique de l’Europe pour ce qui concerne le gaz et il a demandé à la Commission européenne d’entreprendre une étude approfondie de la sécurité énergétique de l’UE et d’établir un plan global de réduction de la dépendance énergétique, qui doit être présenté en juin 2014.

Un choc à court terme

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Qui aura le plus à perdre si l’énergie devient une arme dans l’impasse actuelle au sujet de l’Ukraine ? À court terme, ce sont évidemment les pays de l’UE, et tout particulièrement les plus vulnérables, à savoir les pays d’Europe centrale et du sud-est ainsi que les États baltes. Malgré les progrès majeurs accomplis pour intégrer ces pays au nouveau marché européen unique de l’énergie et assurer l’interconnexion de leurs territoires, ils restent fortement tributaires des livraisons de gaz russe.

D’après le Regional Centre for Energy Policy Research, si les flux gaziers vers l’Europe étaient complètement interrompus en janvier 2015 pour une période d’un mois – interruption qui frapperait donc non seulement la voie de transit ukrainienne, mais aussi le gazoduc Yamal, qui traverse le Bélarus, et le Nordstream, qui achemine le gaz directement en Allemagne –, la demande habituelle ne serait satisfaite qu’aux alentours de 77 % dans les pays d’Europe centrale et orientale, et le prix moyen du gaz subirait une hausse de 37 %.

Dans l’hypothèse d’un embargo de douze mois s’étendant jusqu’à mars 2015 et se traduisant par une réduction de 30 % des livraisons russes, les tarifs augmenteraient de 31 % et près de la moitié de la demande en gaz serait insatisfaite, ce qui aurait bien entendu des conséquences économiques désastreuses. Les pays d’Europe occidentale sont pour leur part bien plus à l’abri, du moins pour ce qui est de la sécurité physique de leurs approvisionnements, parce qu’ils ont accès à un marché fluide et diversifié du gaz naturel liquéfié (GNL) et qu’ils ont la possibilité de faire appel à des livraisons supplémentaires en provenance de Norvège et d’Afrique du Nord via leurs nombreux terminaux de regazéification, qui ne sont pas utilisés à pleine capacité. La hausse des prix n’en serait toutefois pas moins élevée dans ces pays, ce qui viendrait alimenter les préoccupations actuelles relatives à l’écart béant entre les cours du gaz de part et d’autre de l’Atlantique.

Les faiblesses russes

Il est frappant de voir, à l’heure où l’Europe se débat dans l’urgence court-termiste décrite précédemment, à quel point s’est déjà amenuisée la capacité de la Russie à exercer des pressions politiques et commerciales depuis la crise gazière qui l’a opposée à l’Ukraine en 2009. Gazprom doit rivaliser avec d’autres fournisseurs sur un marché européen du gaz de plus en plus fluide et intégré, où les règles de la concurrence s’appliquent de façon impitoyable. Les recettes budgétaires de la Russie proviennent pour environ 53 % de ses exportations de combustibles fossiles, notamment le pétrole. Ces derniers représentent à eux seuls 72 % des exportations du pays, et les exportations de gaz vers les pays européens de l’OCDE comptent pour près de 5 % du PIB russe. Enfin, Gazprom génère quelque 55 % de son chiffre d’affaires grâce à ses ventes de gaz à l’UE.

L’ambition affichée par Moscou dans sa politique d’exportation vers l’Asie est mise à mal par toute une série de facteurs, notamment l’absence de réseau entre les marchés asiatiques et les gisements gaziers de Sibérie occidentale qui alimentent l’Europe, la résistance de la Chine face aux tentatives russes de puiser dans ces gisements plutôt que dans ceux, insuffisamment développés, qui se situent en Sibérie orientale, et le différentiel de prix.

Par ailleurs, la Chine a accès à d’autres sources de gaz, notamment en Asie centrale et au Myanmar (Birmanie), et peut aussi compter sur le GNL en provenance principalement du Moyen-Orient et, bientôt peut-être, d’Australie, d’Afrique de l’Est, du Canada, voire des États-Unis. La Russie est ainsi prise en tenailles entre deux acheteurs confortant leur position respective avec, d’un côté, un marché européen du gaz de plus en plus intégré et, de l’autre, un marché sino-asiatique en croissance rapide, chacun disposant de multiples possibilités d’approvisionnement, pour ce qui concerne aussi bien la forme que l’origine de l’énergie.

3. Le gaz focalise souvent l’attention, mais le pétrole joue un rôle bien plus important dans l’économie russe. Et Moscou est vulnérable sur ce plan-là également. La Russie a cruellement besoin de la technologie occidentale pour maintenir le niveau de sa production pétrolière en exploitant ses réserves conventionnelles et non conventionnelles, en particulier le pétrole dit « de réservoir compact » (ou huile de schiste). Sachant que Moscou, en partenariat avec des multinationales pétrolières occidentales, recherche activement les moyens de valoriser ses formations d’huile de schiste pour éviter une baisse du niveau de sa production pétrolière et une augmentation incontrôlée des coûts, la mise en place d’un régime de sanctions plus strict à l’encontre des entreprises russes, et de Rosneft en particulier, pourrait se révéler un coup dur à moyen terme.

La viabilité de la pétro-économie russe à moyen et à long terme dépendra de la tournure que prendra cette relation triangulaire entre les compagnies pétrolières internationales présentes en Russie – qui font pression contre les sanctions –, les gouvernements occidentaux – qui envisagent quant à eux d’en imposer de nouvelles – et les principaux acteurs russes (Rosneft notamment), qui ont besoin du savoir faire occidental.

Des dilemmes transatlantiques

Un nouveau chapitre

La crise ukrainienne pourrait ouvrir un nouveau chapitre dans la stratégie énergétique transatlantique et rester dans l’histoire de l’énergie de l’Alliance comme le contrepied de l’embargo pétrolier imposé par les pays arabes en 1973. C’est en effet cet épisode qui, dans une large mesure, avait poussé l’UE à se tourner vers la Russie, malgré la Guerre froide, pour ses approvisionnements en gaz et qui avait incité les États-Unis à adopter des politiques commerciales restrictives dans le secteur de l’énergie.

Des signaux forts indiquent que les pays de l’UE et les États-Unis sont en passe d’infléchir fondamentalement leur position dans leur relation énergétique avec la Russie. On assiste en parallèle à une remise à plat des stratégies énergétiques des deux côtés de l’Atlantique ainsi qu’à une redéfinition du rôle de l’énergie dans la relation transatlantique. Les Alliés ont tous les atouts pour surmonter la crise actuelle, mais ils vont devoir continuer de tenir tête au bellicisme russe et conjuguer volonté politique et ressources afin de bâtir une alliance énergétique transatlantique renforcée. Les retombées iront au-delà des Alliés et de la Russie. Et elles contribueront à promouvoir un système de gouvernance et d’échanges commerciaux énergétiques ouvert et transparent à l’échelle de la planète.