From the event

Institut d’études
politiques,
Paris

1 fév. 2008

« Pour en finir avec quelques idées reçues
sur l’OTAN »

Discours du Secrétaire général de l’OTAN, Jaap de Hoop Scheffer, à l’Institut d’études politiques

Monsieur le Directeur adjoint de l’Institut d’Etudes Politiques,
Monsieur le Directeur du CERI,
Mesdames,
Messieurs,

            Merci de votre présence, et de votre accueil chaleureux. Je suis très heureux, et très honoré, d’être ici, à Sciences-Po, ce soir, pour la première fois, dans une maison qui, depuis des dizaines d’années, contribue de manière si brillante à la formation des élites de votre pays. Je sais en outre que la période est importante pour l’Institut, puisque c’est la fin du premier semestre et que de nombreux étudiants passent leurs examens dans quelques jours à peine. Espérons que le sujet de questions internationales porte sur l’OTAN !

Comme vous l’avez vu, j’ai choisi de placer mon discours devant vous sous le thème des idées reçues. Le Maréchal de Saxe, l’un des plus grands généraux de la France – il n’était pas Français lui-même, mais l’on pratiquait déjà beaucoup la multinationalité au XVIIIè siècle – ouvre ses « rêveries » sur l’art de la guerre par la formule suivante : « la guerre est une science couverte de ténèbres, dans l’obscurité desquelles on ne marche pas d’un pas assuré ; la routine et les préjugés en sont la base, suite naturelle de l’ignorance ». En disant cela, ne croyez pas que je fasse l’injure à un public si distingué de le croire ignorant des réalités de l’OTAN aujourd’hui. Mais, à travers vous, je souhaite profiter de ma venue - trop rare - en France pour remettre quelques idées en perspective sur ce qu’est vraiment l’OTAN en 2008, à la veille d’un important sommet, en avril prochain à Bucarest. J’ai en effet parfois le sentiment que la France et l’OTAN, c’est un peu comme les vieux couples : à trop se regarder, à trop se laisser absorber par la routine, on ne se voit pas changer – même lorsque le changement vous donne en fait un grand coup de jeune.

            Je n’ignore pas que Sciences-Po est renommé pour ses dissertations en deux parties et deux sous-parties. Je ne dérogerai donc pas à la tradition ce soir, et je vais essayer de développer deux grandes idées devant vous. En premier lieu, je voudrais vous faire partager ma conviction – simple et forte à la fois – que l’OTAN d’aujourd’hui est bien loin de l’OTAN que la France a en partie quittée en 1966, mais qu’en se transformant pour devenir ce qu’elle est aujourd’hui, elle n’est pas pour autant devenue une organisation omnipotente et omniprésente. L’Alliance reste une organisation de sécurité, mais dans un monde où la notion même de sécurité change – ma conversation ce matin avec la Commission du Livre blanc en porte témoignage – l’Alliance a dû changer elle aussi.

            Ma deuxième idée, tout aussi simple, mais sans doute davantage révolutionnaire vue de Paris, est que dans cette organisation modernisée, la France pourrait, si elle le souhaitait, retrouver toute sa place : non seulement cela lui confèrerait ce supplément d’influence auquel elle aspire légitimement ; mais elle pourrait aussi contribuer efficacement aux réformes que j’appelle de mes vœux, et permettre ainsi à l’Organisation d’être encore mieux préparée à assurer ses missions de demain.

            Revenons en pour l’heure à ma première idée. L’OTAN n’attend plus, comme vous le savez tous, les chars du Pacte de Varsovie dans la trouée de Fulda en Allemagne; elle n’est plus « à la poursuite d’octobre rouge » dans l’Atlantique nord. Le commandement opératif de Brunssum aux Pays-Bas dirige aujourd’hui 40.000 hommes en opération dans le « massif auguste et monstrueux de l’Hindou Koush », si éloquemment dépeint par Joseph Kessel. Quant à SACLANT, notre commandement chargé de la protection des voies de communication dans l’Atlantique, il a tout simplement disparu pour laisser la place, à Norfolk, à un commandement de la transformation de l’OTAN.

            Ce faisant, l’OTAN a apporté une contribution fantastique au nouvel équilibre stratégique en Europe. En menant à bien son élargissement, de 15 pays en 1966 à 26 en 2008. En répondant aux aspirations légitimes des pays d’Europe orientale libérés du communisme. Surtout, en se montrant fidèle à l’esprit du traité de Washington, ce traité qui en 12 articles seulement – une merveille de simplicité ! – garantit la liberté, l’héritage commun et le régime démocratique de tous ses Etats membres.

Alors que nos débats actuels sont, il est vrai, dominés par l’Afghanistan, nous ne devons pas oublier ce que nous avons accompli en Bosnie Herzégovine à la fin des années 1990, et ce que nous continuons de faire au Kosovo. Ce rôle de paix et de stabilisation dans les Balkans est l’une des plus grandes réussites de l’OTAN de l’après-Guerre froide.

            Cette idée de la stabilité, l’OTAN a su la faire partager à un réseau grandissant de partenaires. Ces partenaires sont souvent venus vers l’OTAN car ils souhaitaient pouvoir faire travailler leurs forces avec celles de l’Alliance, dans des opérations spécifiques. Mais cette coopération pratique s’est très rapidement doublée d’un dialogue politique. Le partenariat pour la paix, le dialogue méditerranéen, et jusqu’à la plus récente Initiative de coopération d’Istanbul, avec les pays du Golfe, sont de remarquables illustrations de la vigueur du dialogue de sécurité créée autour de l’OTAN et grâce à elle.

            C’est bien sûr dans ce cadre que nous avons surmonté notre rivalité historique, essentielle disaient certains, avec la Russie. La France y a d’ailleurs été pour beaucoup, et c’est à Paris que l’Acte fondateur de 1997 a été promulgué, et le Conseil OTAN-Russie créé. Ce cadre de coopération fonctionne remarquablement, qu’il s’agisse d’exercices conjoints, de défense anti-missiles de théâtre ou de projets pilotes de lutte contre le trafic de stupéfiants. Et il fonctionne aussi s’agissant du dialogue politique. Bien sûr nous y avons nos désaccords, je ne le cache pas : le Kosovo, le traité sur les forces conventionnelles en Europe, la défense anti-missiles. Mais nous en parlons, ce qui est encore le meilleur moyen de rapprocher les positions – et ce n’est certainement pas moi que vous entendrez faire des déclarations pessimistes sur le « retour de la Russie ». Les Alliés ont besoin d’une Russie s’exprimant avec force sur la scène internationale – et sur d’autres sujets, tels que l’Iran, nos intérêts convergent indéniablement.

            Enfin, et cela n’est pas le moindre des changements de la nouvelle OTAN, nous avons vu, accueilli et soutenu la naissance de la politique européenne de sécurité et de défense, la PESD. Je n’aurai pas le front de prétendre que cet accouchement a été sans douleur. Je ne prétendrai pas non plus que la situation actuelle des relations OTAN-UE est un long fleuve tranquille. Mais au moment où je vous parle, l’OTAN soutient de ses capacités l’opération  Althéa de l’UE en Bosnie, dans le cadre des accords dits de « Berlin Plus ». Sur d’autres théâtres d’opérations, l’OTAN et l’UE coopèrent également sur le terrain, même si ces accords de Berlin Plus ne s’appliquent pas. Naturellement, l’OTAN et l’UE travaillent de concert au Kosovo. Et nous apprécions les efforts de la mission de police de l’UE en Afghanistan, car elle intervient dans un domaine crucial pour ce pays, et nous espérons d’ailleurs que cette mission pourra rapidement monter en puissance.

            Cet aperçu des changements profonds de l’Alliance pourrait donner le sentiment que l’OTAN, en devenant une sorte de forum pour tout discuter, une organisation à tout faire – de l’humanitaire au Pakistan, de l’anti-terrorisme en Méditerranée ou des opérations de stabilisation en Afghanistan – a perdu sa spécificité, sa raison d’être. Rien ne serait plus faux.

Je le dis et le redis, la solidarité transatlantique, la garantie de l’article 5 et la mission de défense collective restent au cœur de l’Alliance, dont elles sont le ciment. Vous m’entendrez souvent dire publiquement, d’ailleurs, que l’OTAN ne souhaite pas devenir le « gendarme du monde », en français dans le texte – et ce même si, permettez-moi de vous le dire, la gendarmerie est une magnifique idée que la France a donné à l’institution militaire, qui nous est bien utile sur tous nos théâtres d’opérations.

            Mais il est clair aussi qu’il y a une marge entre être le gendarme du monde et se contenter de faire la police de la circulation. Oui, l’OTAN a dû adopter une politique d’engagement volontariste loin de sa zone naturelle. Pourquoi cela ? Car il ne fait plus sens, au XXIè siècle comme au XVIIè siècle, d’attendre son ennemi derrière son « pré carré », comme disait le Maréchal de Vauban dont la France a célébré tout récemment le 300e anniversaire de la disparition. Il nous faut sortir de nos frontières et aller affronter ceux qui nous menacent là où ils se trouvent.

            Ce faisant, nous répondons à de vrais menaces d’aujourd’hui ou de demain. Croyez-moi : lorsque je parle de nos travaux sur la sécurité énergétique au dîner de la Lloyds à Londres, ces respectables armateurs et assureurs s’intéressent à ce que l’OTAN pourrait faire pour eux. Lorsque je propose que l’initiative de l’OTAN en matière de cyberdéfense soit l’une des nouvelles politiques approuvées par les chefs d’Etat et de gouvernement à Bucarest, je ne cède pas à un effet de mode, à un engouement pour les nouvelles technologies. Voyez ce qui s’est passé en Estonie en mai 2007, lorsque des sites Internet de l’administration, de banques et de journaux ont été la cible d’attaques informatiques sophistiquées, obligeant à leur fermeture prolongée et perturbant la vie nationale. Et j’ai lu aussi ce que disait à l’époque votre Secrétaire général de la défense nationale, M. Francis Delon, chez qui je me trouvais ce matin, à propos des actes informatiques hostiles contre les autorités françaises. C’est pourquoi d’ailleurs je me félicite que la France se soit montrée si active sur les questions de cyberdéfense.

            Ce « tableau raisonné » de l’OTAN ne serait pas complet si je ne soulignais pas que, lorsque l’Alliance ne sait pas faire elle-même – et elle ne peut pas tout faire -, elle sait travailler en étroite coopération avec les autres organisations internationales compétentes. Au premier chef, naturellement, les Nations Unies et leurs agences, de l’Organisation mondiale de la santé au Bureau de lutte contre les drogues et le crime. Je parle régulièrement avec le Secrétaire général des Nations Unies, Ban Ki-Moon, et un climat de confiance et d’estime mutuelle règne entre nos deux organisations, nos personnels et nos missions sur le terrain. L’OTAN invite la Banque mondiale à ses réunions ministérielles pour parler de l’Afghanistan. C’est ce que nous appelons, dans notre jargon, l’approche globale des crises et de la sécurité, comprehensive approach en anglais.

            Mesdames, Messieurs,

            Arrivés à ce point de mon discours, vous vous demandez peut-être – en tout cas je l’espère – pourquoi la France reste « un pied dedans, un pied dehors » vis-à-vis de l’OTAN. Et bien, je vais vous faire une confidence : d’une certaine manière, moi aussi, je me le demande !

            En réalité, et pour être honnête, la France a aujourd’hui plus qu’un pied dedans, et je crois que cela témoigne de la nouvelle perception de l’OTAN qui s’est peu à peu esquissée en France. Comme vous le savez, la France siège à nouveau depuis 1995 au Comité militaire. Depuis 2002, elle a détaché une centaine d’officiers et sous-officiers dans les grands commandements militaires et participe à la constitution de la force de réaction de l’OTAN, la NRF – l’un des outils qui rend les forces de l’Alliance plus projetables, plus efficaces et plus interopérables. Elle est actuellement le 5e contributeur de troupes des opérations de l’Alliance. Le Général français Bout de Marnhac commande actuellement la KFOR. La France a renforcé sa présence en Afghanistan en contribuant au soutien aérien de la FIAS et en offrant 5 « OMLTs », ces équipes d’instructeurs incorporés dans les bataillons afghans. Et, en tant que Secrétaire général, je peux le dire : tous les Alliés s’en félicitent, car ces contributions sont essentielles.

Autrement dit, les débats sur le « leadership » au sein de l’OTAN, sur les « directoires » à deux ou à trois, et sur les plans nucléaires des années 60 sont derrière nous, et la France l’a bien compris. Mais la France peut certainement encore mieux faire porter sa voix, et s’assurer que son influence politique au Conseil est davantage relayée au niveau de la structure de commandement militaire, notamment au niveau opératif, qui devient de plus en plus important compte tenu de l’ampleur de nos opérations et missions.

De grandes questions relatives à notre sécurité commune et à nos capacités de défense sont également devant nous, et la France a vocation à y prendre toute sa part : qu’il s’agisse des choix à faire en matière de défense anti-missiles, qui est par essence une capacité collective, qui demande un haut degré d’intégration de nos efforts ; ou bien des débats que nous aurons certainement dans les prochains mois sur la possibilité de réviser le concept stratégique de 1999.

            Malgré cela, je sais que d’aucuns à Paris disent que la France bénéficie plus qu’elle ne pâtit de son statut « à part », « à la carte », qui convient à « l’exceptionnalisme français ». Si vous me permettez une image gastronomique, ici à Paris, comme Hollandais, je vous dirais cependant que, lorsque 26 amis sortent ensemble au restaurant, et que 25 se mettent d’accord pour commander le menu, celui qui décide de manger à la carte jette toujours un froid – et il court en plus le risque de n’être jamais servi en même temps que les autres ! Le Général Bentegeat, aujourd’hui président du Comité militaire de l’Union européenne, a dit un jour : « avec cette situation de « un pied dedans, un pied dehors », il y a toujours la suspicion d’un agenda caché de la France. Si elle prend place au même niveau que les autres, nombre d’inquiétudes et préventions seront désarmées ». Je suis entièrement d’accord avec mon voisin à Bruxelles.

            Cela est particulièrement vrai de la relation OTAN-UE, où tant reste à faire, notamment dans le domaine des capacités. Car, non, la relation OTAN-UE n’est pas un jeu à somme nulle. Ce qu’une organisation construit, l’autre ne le perd pas. Au contraire. J’ai moi-même coutume de dire, en tant que Néerlandais, que je suis profondément atlantiste, mais que je suis aussi un européen convaincu. Nous avons aujourd’hui besoin que les deux organisations travaillent de concert sur des thèmes critiques. Prenez le sujet des hélicoptères. L’OTAN en manque en Afghanistan. L’UE en manque au Tchad. Pourquoi ne pas prendre des initiatives communes dans ce domaine ? Il ne s’agit pas là d’approches institutionnelles compliquées, mais de coopérations pratiques, concrètes, dont l’effet sur notre aptitude à opérer dans des environnements difficiles serait immédiatement visible. J’ai entendu le Président Sarkozy évoquer des « initiatives pragmatiques et ambitieuses » et je les ai discutées avec lui il y a une heure, tant à l’UE qu’à l’OTAN. Je m’en félicite, et je l’ai dit au Président de la République car c’est exactement de cela que nous avons besoin : d’une France active, inventive, force de proposition dans chacune des deux organisations essentielles à la sécurité de l’Europe et à la paix et à la stabilité internationales.

            Ce qui est vrai pour la relation OTAN-UE est vrai aussi pour la poursuite de la réforme de l’OTAN elle-même. Cela n’a peut-être pas fait les titres des journaux en France – à Bruxelles non plus, je vous rassure, mais j’ai engagé un ambitieux réexamen de la planification de défense de l’OTAN, afin de la rendre moins lourde, plus efficace et davantage orientée vers la génération des capacités dont nous avons besoin, aujourd’hui mais aussi demain, pour répondre aux nouveaux défis. La France qui, depuis son précédent Livre blanc, a entrepris une remarquable modernisation de ses forces, et qui entend maintenir son effort de défense au niveau recommandé par l’OTAN de 2% du PNB, pourrait être, devrait être un acteur à part entière de cette réforme fondamentale pour l’Organisation, si elle le souhaite.

            Mesdames, Messieurs,

L’OTAN fêtera l’an prochain son soixantième anniversaire. J’ai puisé plusieurs de mes références ce soir dans le « Grand siècle » de l’histoire de France. Accordez-moi de filer une dernière fois cette métaphore et de reprendre les mots du Maréchal de Saxe. Ma rêverie personnelle serait que s’ouvre à l’occasion de ce sommet du soixantième anniversaire une sorte de siècle des lumières , où la relation entre la France et l’OTAN serait, pour de bon, sortie des ténèbres et où la France, ayant souverainement, souverainement je le souligne, choisi de retrouver toute sa place dans l’Alliance, marcherait d’un pas assuré aux côtés de tous ses autres alliés – et tant pis si vous me trouvez présomptueux de souhaiter déjà un siècle de longévité supplémentaire à l’OTAN !

Merci de votre attention, et mes plus sincères encouragements à ceux parmi vous qui doivent aller affronter les examens.