Moscou
16 juillet 1990
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Une
Europe commune
-
Partenaires dans la stabilité
Discours
du Secrétaire générale, Manfred Wörner
prononcé devant des Membres
du Soviet Supreme de L'URSS
Pour moi, être accueilli à Moscou est non seulement un grand
honneur, mais un plaisir rare, dont j'espère d'ailleurs qu'il se
fera beaucoup moins rare dorénavant. C'est donc mon deuxième
séjour dans votre grand pays, qui a tant contribué à
façonner la culture européenne, et, de fait, la culture
universelle. Je pense aux écrivains Pouchkine, Tolstoï, et
aussi Dostoïevski, mon auteur préféré; je pense
aux compositeurs Tchaïkovski, Prokofiev et Chostakovitch; je pense,
enfin, aux savants Lomonossov et Sakharov. Et je ne cite là que
ceux dont les noms me viennent immédiatement à l'esprit.
Pendant la seconde guerre mondiale, le peuple soviétique a enduré
d'immenses souffrances, et son sacrifice lui a valu notre respect et notre
compassion.
La première fois que je suis venu dans votre pays, en 1960, j'avais
vingt-cinq ans et j'étais étudiant. La guerre froide sévissait
toujours. L'Europe était divisée. Entre l'OTAN et le Pacte
de Varsovie, c'était la confrontation. Une part bien trop grande
de nos ressources était engloutie par les budgets militaires. Dans
quel but ? Où cela nous a-t-il conduits, si ce n'est à une
con-frontation plus stérile encore, qui ne profitait à personne
? Bref, nous assistions au gaspillage de l'énergie, de l'imagination,
des efforts, de l'argent qu'il aurait été préférable
de consacrer à l'édification de ces sociétés
démocratiques, industrialisées et prospères dont
nous savons qu'elles sont intrinsèquement pacifiques, et qu'elles
constituent ainsi notre meilleure garantie d'une stabilité et d'une
sécurité durables.
Et me voici de retour, trente ans plus tard, cette fois en qualité
de Secrétaire général de l'Organisation du Traité
de l'Atlantique Nord. C'est une visite qui, par elle-même, reflète
les changements spectaculaires survenus au cours des douze mois écoulés.
La guerre froide appartient désormais au passé. Une Europe
nouvelle prend forme, une Europe cimentée par l'aspiration, débarrassée
de toutes entraves, à la liberté, à la démocratie
et à la prospérité. Bien évidemment, on ne
peut dissiper du jour au lendemain des craintes et des soupçons
dont l'origine remonte aussi loin dans le temps, mais il est possible
de les surmonter. Jamais l'Europe n'a eu une occasion aussi réelle
de dépasser le cycle de la guerre et de la paix qui a tant empoisonné
son histoire.
L'Alliance atlantique compte saisir cette occasion qu'elle a appelée
de ses voeux, et dont elle se félicite. Et, il faut le reconnaître,
elle a joué un grand rôle dans l'apparition de la situation
actuelle. Il n'empêche que nous sommes grandement redevables à
la direction soviétique de l'avènement de l'ère prometteuse
qui s'ouvre maintenant. Le président Mikhaïl Gorbatchev est
le chantre de la "nouvelle pensée" qui a pris son envol
dans votre pays. Il a compris qu'il était impératif de changer
non seulement les fondements de votre société, mais aussi
la structure générale des relations entre l'Est et l'Ouest.
Je suis venu à Moscou avec un message très simple : nous
vous offrons notre amitié. J'ai aussi une proposition très
directe à vous faire : coopérer. L'époque de la confrontation
est révolue. Oublions l'hostilité et ia méfiance
du passé. Nous voyons dans votre pays, et dans tous les autres
Etats membres de l'Organisation du Traité de Varsovie, non plus
des adversaires, mais bien des partenaires, engagés avec nous dans
une entreprise commune : la construction de ce que vous appelez la maison
commune européenne, bâtie sur les principes de la démocratie,
des libertés fondamentales et de la coopération.
Nous pouvons laisser derrière nous la confrontation et avancer
sur la voie d'une Europe entière et libre; il s'agit pour cela
:
- de construire de nouvelles structures, une nouvelle architecture qui
englobe chacun d'entre nous;
- de négocier sur la maîtrise des armements, pour réduire
au maximum nos arsenaux et pour renforcer la stabilité et la
confiance mutuelle;
- de coopérer dans tous les domaines : politique, économie,
sciences, culture.
Nous devons tirer les conséquences des mutations que nous observons.
Comme par le passé, notre Alliance continuera à le faire.
Au Sommet de Londres, dix jours plus tôt, nous avons décidé
de faire subir à celle-ci le remaniement le plus radical qu'elle
ait connu depuis sa naissance, il y a quarante et un ans de cela. Nous
ne voyons aucun intérêt dans un système nourri par
la confrontation. L'OTAN sera désormais le pilier d'un ordre de
coopération européen nouveau et pacifique, à l'intérieur
duquel la puissance
militaire occupera une place moins importante dans les relations internationales
: elle perdra sa prééminence, ne menacera personne et assumera
une fonction de protection et de prévention des conflits.
Mais, nous demanderez-vous, en quoi l'OTAN a-t-elle changé ? Quelles
mesures concrètes avons-nous prises ?
- nous réduisons nos budgets de la défense, ainsi que
nos forces elles-mêmes;
- nous réexaminons nos structures de forces et modifions notre
stratégie militaire;
- nous abaissons le niveau de préparation de nos unités
d'activé en réduisant les normes d'entraînement
et le nombre des exercices;
- nous restreignons le rôle attribué aux forces nucléaires
en Europe; nous avons proposé à l'Union soviétique
l'élimination de toutes les ogives d'artillerie nucléaire
présentes sur ce continent;
- nous avons proposé d'engager des négociations sur les
forces nucléaires à courte portée en Europe une
fois signé un traité sur les FCE;
- et, également après la conclusion d'un accord sur les
FCE, nous avons proposé d'entamer immédiatement des négociations
qui, mettant à profit cet accord, devraient déboucher
notamment sur des mesures de limitation des effectifs en Europe.
Ces changements seront introduits tandis que les forces soviétiques
seront rapatriées et que l'accord sur la maîtrise des armements
conventionnels sera mis en oeuvre. En outre, l'Alliance souhaite éliminer
la tension non seulement par la réduction des armements, mais aussi
par l'accroissement de la confiance et de la transparence. C'est pourquoi
nous nous employons à obtenir la conclusion d'un accord sur le
"Ciel ouvert"; nous proposons l'ouverture de pourparlers sur
la stratégie et la doctrine militaires. Par-dessus tout, nous recherchons
la consultation et le dialogue avec vous sur notre sécurité.
Notre sécurité doit, de plus en plus, être placée
sous le signe de la coopération, dès lors qu'aucun pays
ne peut assurer sa sécurité à lui seul ou en s'isolant
de ses voisins. L'OTAN maintiendra une défense sûre, tout
comme l'Union soviétique. Nous vivons, et continuerons de vivre,
dans un monde incertain, marqué par tant de risques et tant d'instabilités.
Et cette sécurité exigera que nous conservions une combinaison
de forces nucléaires et de forces conventionnelles en Europe, comme
le fera également l'Union soviétique. Cependant, notre objectif
est clair : nous voulons réduire le niveau des forces militaires
en Europe à un minimum. Nous voulons rechercher avec vous un concept
commun de prévention de la guerre à des niveaux de forces
minimums. Notre but est de parvenir à des dispositifs militaires
qui apportent un maximum d'assurances. L'histoire des membres de l'Alliance
eux-mêmes montre que c'est possible.
Notre but est une Europe dans laquelle l'agression militaire ou la menace
d'agression militaire deviennent matériellement impossibles et
politiquement dénuées de sens. Au Sommet de l'OTAN, nous
avons pris des initiatives audacieuses en vue de mettre en place les structures
d'une Europe connaissant une telle sécurité.
Premièrement, nous entendons développer le dialogue avec
vous et avec les autres membres de l'Organisation du Traité de
Varsovie. Nous avons invité le Président Gorbatchev à
venir à Bruxelles prendre la parole devant le Conseil de l'Atlantique
Nord. Nous avons proposé l'établissement de contacts diplomatiques
avec l'OTAN. Nous avons proposé que les Etats membres de l'OTAN
et de l'Organisation du Traité de Varsovie adoptent une déclaration
commune sur la non-agression.
Deuxièmement, nous poursuivons le processus de maîtrise
des armements avec vigueur et détermination. Un accord de maîtrise
des armements conventionnels est la condition essentielle de la disparition
du syndrome de confrontation entre nous. Il est indispensable comme première
étape de la construction d'une Europe entière et libre;
aussi, j'appelle l'Union soviétique à nous aider à
conclure maintenant ce traité. Il jettera les bases de la coopération
et de la confiance mutuelle qui nous permettront de créer en Europe
un état de paix durable. Il rendra possible tout ce que nous prévoyons
comme pouvant être accompli au cours de cette décennie.
Le processus de maîtrise des armements conventionnels, s'ajoutant
à des conversations sur les forces nucléaires à courte
portée et à un accord sur des mesures de confiance supplémentaires,
donnera à tous les Européens, y compris à l'Union
soviétique, la garantie que le changement en Europe ne portera
pas atteinte à leurs intérêts légitimes en
matière de sécurité. La sécurité de
l'Union soviétique sera renforcée tout autant que la sécurité
des Alliés.
Troisièmement, le Sommet de Londres a indiqué comment on
pourrait, selon nous, exploiter le processus de la CSCE pour parvenir
à un resserrement des liens à l'échelle de l'Europe
entière dans le cadre de structures de coopération nouvelles
ou élargies. Pour porter ses fruits, la CSCE doit permettre par-dessus
tout de protéger la démocratie et la liberté dans
l'ensemble de l'Europe, et s'attaquer aux problèmes que pose le
passage à des économies de marché efficaces. Ainsi,
l'OTAN a proposé une série d'initiatives de nature à
renforcer les actuels principes d'Helsinki et à établir
de nouvelles formes de coopération; ces initiatives concernent
notamment le droit à des élections libres et loyales, l'engagement
de maintenir la primauté du droit, et les directives relatives
à la coopération dans les domaines de l'économie
et de l'environnement.
Afin de permettre à la CSCE d'accomplir ces tâches, et aussi
de développer et de structurer davantage un dialogue politique
plus large, l'OTAN a proposé
de nouvelles formes institutionnelles pour la CSCE, et tout particulièrement
un programme de consultations régulières de haut niveau
entre les Etats membres, des conférences-bilans de la CSCE tous
les deux ans, un secrétariat léger pour la CSCE, un centre
CSCE pour la prévention des conflits, et une assemblée parlementaire
de l'Europe. Notre objectif est d'arriver à une CSCE qui permette
à tous les pays d'Europe centrale et orientale de jouer un rôle
plein et entier en édifiant avec nous l'ordre européen de
demain.
Une chose est claire : nous entendons conduire le changement en Europe
de façon qu'il n'y ait pas de perdants, et que tous gagnent. Cela
vaut aussi pour l'unité allemande. L'appartenance de l'Allemagne
à l'Alliance accroîtra la stabilité pour tous. Elle
est autant de l'intérêt des Allemands que de celui de leurs
voisins de l'Est et de l'Ouest, y compris l'Union soviétique. Dans
votre pays, nombreux sont ceux qui demandent si l'OTAN ne retire pas de
cette évolution un avantage unilatéral. Nous prenons de
telles questions très au sérieux. C'est pourquoi nous nous
efforçons, non seulement de comprendre vos intérêts
en matière de sécurité, mais aussi de les respecter,
et de vous garantir de façon tangible que l'unification de l'Allemagne
ne va pas modifier l'équilibre des forces en Europe. En fait, cette
unification va réellement permettre de surmonter la division de
l'Europe, et ouvrir la voie au partenariat.
En bref, l'OTAN voit son rôle futur comme consistant à mettre
en place, dans toute l'Europe, de nouvelles structures de coopération
qui rendront impossible à tout jamais le retour à une situation
telle que la Guerre froide. Nous voulons travailler avec vous à
la gestion des deux tâches cruciales qui s'imposent à l'Europe
d'aujourd'hui :
- promouvoir un changement constructif;
- assurer la stabilité pour que ce changement puisse avoir lieu
dans des conditions optimales avec un moindre risque de retours en arrière
et de revirements.
Néanmoins, certains, dans votre pays, pourraient encore nous demander:
"qu'avons-nous à gagner à ce bouleversement historique
qui est en train de changer la face du monde ?" La réponse
est que l'Union soviétique y gagne des partenaires qui l'aideront
dans sa grande oeuvre nationale de réforme et de renouveau. Des
partenaires qui coopéreront pour faire en sorte que l'Union soviétique
soit un élément actif et constructif de l'Europe dynamique
des économies industrielles avancées et de l'interdépendance
technologique du 21ème siècle. La vraie sécurité,
comme la prospérité, passe par la stabilité, la prospérité
et la croissance que seuls la liberté, l'interdépendance
et le partenariat peuvent apporter. Au-delà de la confrontation,
nous pouvons nous attaquer aux immenses défis du monde d'aujourd'hui
et de demain : la dégradation de l'environnement, la drogue, le
terrorisme, la faim, les problèmes démographiques, la prolifération
de technologies militaires à énorme pouvoir de destruction
dans le Tiers monde. Ensemble, nous pouvons faire beaucoup.
Notre génération a de la chance. L'Histoire nous offre
une occasion unique, qui pourrait ne pas se représenter. Une occasion
de créer un monde nouveau, un monde de coopération, où
aucun de nous ne se sente menacé. Nous ne pouvons pas nous permettre
de la laisser passer. L'Alliance que j'ai l'honneur de représenter
cherche des partenaires dans l'édification d'une Europe nouvelle
et d'un ordre mondial fait de plus de justice et d'égalité.
Votre pays a beaucoup à offrir. Son importance est même vitale
pour tout ce processus de changement historique. Regardons vers un avenir
commun, et employons-nous à le bâtir, avec confiance et imagination.
Et veillons à ce que nos enfants aient encore plus de chance que
nous.

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