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Mise à jour: 20-Mar-2002 Revue de l'OTAN

Edition Web
Vol. 49 - No. 4
Hiver 2001/2002
p. 31-33

Un nouveau regard sur les alliances de la Guerre froide

Petr Lunak(1) voque la faon dont les documents dcouverts dans les archives du Pacte de Varsovie influencent et mettent en question les interprtations conventionnelles des alliances de la Guerre froide.


Antagonistes de la Guerre froide: le projet Parallel History of NATO and the Warsaw Pact a runi des chercheurs de l'Est et de l'Ouest

La période qui s'est écoulée depuis la fin de la Guerre froide a été particulièrement enrichissante pour les historiens qui s'y sont intéressés. Alors que normalement, les chercheurs doivent attendre plusieurs décennies avant que les documents classifiés entrent dans le domaine public, la disparition du bloc de l'Est a été suivie de l'ouverture de certaines archives des anciens pays du Pacte de Varsovie, qui ont offert des possibilités d'étude que l'on n'imaginait pas jusqu'alors. En 1999 a été lancé un projet international intitulé Parallel History of NATO and the Warsaw Pact, qui réunit des chercheurs de l'Est et de l'Ouest s'attachant à évaluer le bilan des deux alliances au cours de la Guerre froide. Dans ce contexte, les principaux points de controverse - tels que la nature de la menace du Pacte de Varsovie, l'importance relative de la dissuasion nucléaire et les raisons de l'effondrement du bloc de l'Est - sont réexaminés, et de nouveaux témoignages viennent mettre en question les connaissances conventionnelles.

On avait toujours considéré que le danger de voir la Guerre froide dégénérer en conflit armé avait atteint son maximum au début des années 50, après l'invasion de la Corée du Sud par la Corée du Nord. Comme Konrad Adenauer l'avait écrit dans ses mémoires, "Staline prévoyait pour l'Allemagne de l'Ouest une forme d'action semblable à celle qui avait été utilisée en Corée." En fait, l'idée d'une marche imminente des Soviétiques sur l'Europe occidentale dans les années 50 avait été avancée par nombre d'historiens, dont Karel Kaplan, alors émigré tchèque, dans son ouvrage intitulé Dans les archives du Comité central: trente ans de secrets du Bloc soviétique (Michel, 1978). Se fondant sur une interview de l'ex-Ministre tchécoslovaque de la défense Alexej Cepicka, Kaplan affirmait que Staline avait appelé les dirigeants communistes de l'Europe de l'Est à préparer une invasion de l'Europe occidentale lors d'une réunion tenue à Moscou en janvier 1951.

Depuis lors, cette interprétation des événements a été mise en question par de nombreux chercheurs. Convaincu que l'Union soviétique n'avait jamais été un ennemi si redoutable, l'historien américain d'origine tchèque Vojtech Mastny, par exemple, est arrivé, dans The Cold War and Soviet Insecurity: The Stalin Years (Cambridge University Press, 1996), à la conclusion que Staline craignait une attaque imminente de l'Ouest en Europe, attaque qui, selon lui, ferait suite à une série de défaites des Occidentaux en Corée. Mastny a alors affirmé que ce que d'autres considéraient comme un appel à préparer une attaque contre l'Ouest devait en fait être interprété comme un appel à préparer la défense de l'Est.

De nouveaux témoignages, trouvés dans les archives de l'ancien bloc de l'Est, paraissent conforter les arguments de Mastny. En particulier, le compte rendu de la réunion de Moscou de janvier 1951, établi par le Ministre roumain des forces armées Emil Bodnaras et récemment publié à Bucarest, semble confirmer le caractère défensif des intentions de Staline, interprétation que vient aussi étayer le fait qu'à l'époque, il n'existait pas de préparatifs d'invasion de l'Europe de l'Ouest. En réalité, bien après le début des années 50, toutes les armées communistes de l'Europe centraient leur attention sur la défense territoriale. Les archives tchécoslovaques, par exemple, nous apprennent que si les exercices militaires comportaient occasionnellement des opérations offensives, ils n'avaient pratiquement jamais lieu hors de la Tchécoslovaquie. Dans les rares projets d'incursion en territoire étranger, il s'agissait uniquement de contre-attaques.


Le plan stratgique tchcoslovaque de 1964
(71KO)

Les témoignages des archives tchécoslovaques sont circonstanciels, mais des documents récemment découverts en Pologne sont plus concluants quant à l'optique défensive qui était alors celle du bloc de l'Est. Etabli lorsque le Ministre de la défense de la Pologne était le maréchal soviétique Konstantin Rokossovski, le plan de guerre de l'Armée polonaise de 1951 prenait manifestement pour hypothèse qu'une invasion militaire des Occidentaux était inévitable, et était donc centré sur des actions défensives à mener en territoire polonais. Hantés par le souvenir de l'invasion surprise à laquelle l'Allemagne nazie s'était livrée en 1941, les stratèges de l'Est ne pouvaient envisager la guerre suivante que sous la forme d'un conflit commençant par une attaque de l'Ouest. Ainsi, paradoxalement, à une époque où les décideurs occidentaux étaient obsédés par la menace soviétique, les planificateurs militaires de l'Est cherchaient seulement à endiguer une invasion des forces de l'Ouest qui leur paraissait imminente.

Si les intentions de l'Union soviétique au début des années 50 semblent aujourd'hui moins ambitieuses qu'on avait pu le croire, cela donne-t-il raison à ceux qui mettent en doute la nécessité des efforts déployés par les Occidentaux dans le cadre de l'OTAN pour empêcher une attaque soviétique dont on pensait qu'elle était imminente? Pour se prononcer sur ce point, il importe de prendre en compte plusieurs autres facteurs. Premièrement, ce que nous savons aujourd'hui n'est pas ce que les dirigeants occidentaux savaient à l'époque. Deuxièmement, même si nous savons que Staline ne souhaitait pas répéter en Europe l'expérience coréenne, il est difficile de dire s'il n'aurait pas eu une attitude différente en l'absence de l'OTAN. En fait, sa décision de donner le feu vert pour l'attaque contre la Corée du Sud à l'été 1950 résultait probablement d'une méprise sur la réaction probable des Etats-Unis après que le Secrétaire d'Etat de l'époque, Dean Acheson, eut publiquement exclu la péninsule coréenne de la sphère de sécurité américaine. Lorsque les Etats-Unis furent intervenus en Corée, Staline pouvait être pratiquement certain qu'ils honoreraient également leurs obligations en Europe aux termes du Traité de Washington. C'est pourquoi, si l'existence de l'OTAN n'a pas suffi à empêcher une attaque communiste contre la Corée, elle n'en a pas moins été indispensable pour assurer la sécurité de l'Ouest par la suite.

Ironiquement, le passage du Pacte de Varsovie d'une optique défensive à une optique offensive semble s'être situé au cours de la période traditionnellement considérée comme marquée par une amélioration des relations Est-Ouest après la mort de Staline. Cette transformation était étroitement liée à une réévaluation du rôle des armes nucléaires. Si Staline s'intéressait beaucoup à l'acquisition de telles armes, il ne les considérait pas comme un facteur stratégique critique, notamment en raison de leur petit nombre. Après sa mort, les stratèges soviétiques commencèrent à étudier les implications d'une guerre nucléaire, alors que les armes nucléaires constituaient déjà la pierre angulaire de la doctrine OTAN des représailles massives. Ainsi, les armes nucléaires furent incluses tardivement dans les plans stratégiques des armées de l'Europe de l'Est, vers le milieu des années 50. Ce débat et ses résultats sont brillamment décrits par Herbert Dinerstein dans War and the Soviet Union: Nuclear Weapons and the Revolution in Soviet Military and Political Thinking (Praeger, 1959) et Raymond Garthoff dans Soviet Strategy in the Nuclear Age (Praeger, 1958).

Comme l'ont fait observer ces auteurs, et d'autres encore, il existait des différences de perception fondamentales entre l'Est et l'Ouest au sujet d'un conflit nucléaire et de ses conséquences potentielles. Pour les planificateurs soviétiques de l'époque, les armes nucléaires auraient une influence déterminante sur la rapidité du conflit, mais pas sur sa nature générale. Etant donné que l'emploi d'armes nucléaires raccourcissait considérablement les phases d'une guerre, disaient les stratèges soviétiques, il faudrait chercher à s'assurer l'initiative par une puissante frappe préemptive, nucléaire et conventionnelle. Alors que les planificateurs occidentaux n'envisageaient aucune action au-delà du premier choc nucléaire massif, comme on le voit dans l'ouvrage intitulé NATO Strateg Documents: 1949-1969 (OTAN, 1997), publié sous la direction de Gregory Pedlow, les stratèges soviétiques partaient de l'idée que leur frappe massive ouvrirait la voie à une offensive terrestre. Ils étaient persuadés qu'il était possible de gagner une guerre nucléaire, et les plans opérationnels du bloc de l'Est présentaient un tel conflit comme un scénario réaliste, ce qui dévalorisait tout dispositif de dissuasion des Occidentaux et faisait de la guerre une perspective dangereusement plus concrète.

Cette conception stratégique sommaire se retrouve dans un plan que j'ai découvert dans les archives militaires de Prague et dont les détails figurent sur le site web Parallel History of NATO and the Warsaw Pact et seront analysés dans un prochain numéro de l'International Cold War History Bulletin. Selon ce document, qui date de 1964, les planificateurs militaires tchécoslovaques et soviétiques de l'époque prévoyaient d'entrer en France quelques jours après le déclenchement d'une guerre, de prendre Lyon le neuvième jour et de faire de l'Europe de l'Ouest un brasier nucléaire.

Ce plan tchécoslovaque de 1964 écartait la possibilité d'une guerre non nucléaire en Europe et partait du principe que les hostilités commenceraient par une frappe nucléaire massive des Occidentaux. Etabli au cours de la période de détente qui avait suivi la conclusion du premier accord de maîtrise des armements, le Traité sur l'interdiction des essais de 1963, il montre que les dirigeants soviétiques de l'époque épousaient toujours l'idée léniniste d'un bloc de l'Ouest agressif, qu'ils ont partagée avec leurs alliés d'Europe de l'Est au moins jusque vers le milieu des années 80. Ce plan est assez révélateur, dans la mesure où il donne à penser que la doctrine OTAN de la riposte graduée, qui visait à rendre la dissuasion plus crédible en limitant un conflit à un niveau supposé gérable, n'avait pas enlevé aux Soviétiques l'idée de gagner une guerre nucléaire. Il indique en outre que les Soviétiques ne se faisaient aucune illusion sur la possibilité de mener une guerre conventionnelle ou une guerre nucléaire limitée.


Des lectures rvlatrices

Même si la supériorité des Etats-Unis dans le domaine nucléaire n'a pas suffi à dissuader les dirigeants soviétiques de suivre une stratégie de la corde raide dans ce domaine lors des deux grandes crises de la Guerre froide, celles de Berlin, en 1961, et de Cuba, en 1962, l'effet dissuasif des armes nucléaires de l'Ouest a généralement été considéré comme allant de soi. Cependant, ainsi que l'estime John Mueller dans Retreat from Doomsday: The Obsolescence of Major War (Basic Books, 1989), la confiance des Occidentaux dans la dissuasion nucléaire semble ne pas avoir été le seul moyen, ni même le moyen le plus sûr, d'empêcher l'éclatement d'une Troisième guerre mondiale. En fait, les documents divulgués par le projet Parallel History donnent à penser qu'au cours de la dernière décennie de la Guerre froide, les Soviétiques s'intéressaient moins au nombre exact des armes nucléaires détenues par les deux camps et s'inquiétaient de plus en plus du retard que leur pays prenait dans le domaine des armements conventionnels, spécialement au niveau des armes de haute technicité et à grande précision, où ils avaient naguère joui d'un avantage incontesté. Même si le débat concernant l'effet du dispositif de dissuasion des Occidentaux sur les Soviétiques demeure peu concluant, l'arsenal conventionnel de l'Ouest et sa volonté manifeste d'y recourir en cas de besoin paraissent avoir été des moyens de dissuasion au moins aussi efficaces que la menace d'une apocalypse nucléaire.

Est-il juste de dire que le bloc de l'Est s'est effondré sous le poids de ses propres échecs et que l'Ouest n'a contribué que de façon marginale à sa disparition? Les Occidentaux, et plus particulièrement l'OTAN, ont-ils, au contraire, joué un rôle essentiel dans cet écroulement? La réponse est sans doute assez complexe. Comme Mastny le fait valoir dans son ouvrage, extrêmement bien documenté, intitulé Learning from the Enemy: NATO as a Model for the Warsaw Pact (Zürcher Beiträge zur Sicherheits politik und Konfliktforschung, n° 58, 2001), l'OTAN était, non seulement un adversaire, mais aussi, à bien des égards, un modèle pour le traitement de la crise chronique du Pacte de Varsovie. Pourtant, comme le montre encore Mastny, les divers efforts déployés par le Pacte pour imiter l'OTAN ont finalement abouti à une aggravation de cette crise.

La différence entre l'OTAN et le Pacte de Varsovie était aussi évidente qu'essentielle. L'OTAN avait été créée à la demande des gouvernements des pays d'Europe occidentale, et, malgré le leadership incontesté des Etats-Unis, elle était une communauté d'égaux. En revanche, le Pacte de Varsovie était une création de l'Union soviétique où les autres membres ne pouvaient, à l'origine, exercer qu'une influence minimale. En fait, quand, en 1955, Nikita Khrouchtchev institua le Pacte de Varsovie, prétendument en réaction à l'entrée de la République fédérale d'Allemagne à l'OTAN, il s'agissait surtout d'un stratagème d'ordre tactique.
En proposant le démantèlement simultané des deux alliances, Khrouchtchev croyait pouvoir se débarrasser de l'OTAN tout en maintenant un système d'accords de défense bilatéraux avec les pays de l'Europe de l'Est.

Néanmoins, une fois le Pacte de Varsovie devenu une réalité, les dirigeants soviétiques ont eu de plus en plus de mal à résister aux efforts de leurs alliés d'Europe de l'Est visant à en faire une alliance authentique, comparable à l'OTAN. Lorsque les premiers essais de réforme n'eurent donné aucun résultat tangible, l'incapacité des Soviétiques d'accorder à leurs alliés une plus grande égalité de statut a refroidi l'enthousiasme de certains pays d'Europe de l'Est pour la nouvelle alliance. Ces pays se sont trouvés de plus en plus dans une situation où ils étaient obligés de partager les risques inhérents aux entreprises de l'Union soviétique sans avoir leur mot à dire dans la gestion de ces risques. Nous savons ainsi aujourd'hui qu'après la crise des missiles de Cuba de 1962, Bucarest avait secrètement informé Washington que la Roumanie comptait rester neutre en cas de conflit nucléaire.

Mastny indique que, tout en répugnant à accorderà leurs alliés d'Europe de l'Est plus qu'un minimum de voix au chapitre, les Soviétiques ont mesuré la nécessité de leur donner un sentiment d'appartenance après le désaccord grandissant de la Roumanie et l'invasion de la Tchécoslovaquie en 1968. Cependant, cette évolution n'a eu que des résultats mitigés. Il est rapidement apparu que si les Soviétiques s'efforçaient de répondre aux désirs de leurs alliés concernant une alliance pluségale, ils ne pourraient leur accorder ce qu'ils voulaient vraiment, à savoir une consultation semblable à celle que les pays de l'Europe de l'Ouest connaissaient dans le cadre de l'OTAN. En revanche, les Soviétiques ont réussi à former un corps d'officiers fidèles à Moscou en établissant des relations d'une plus grande égalité avec les milieux militaires de plusieurs pays d'Europe de l'Est. Cela leur a évité, par exemple, d'avoir à envahir la Pologne au début des années 80, où la crise immédiate a été réglée temporairement par le putch du général Wojciech Jaruzelski. Pourtant, lorsque le dernier dirigeant de l'Union soviétique, Mikhaïl Gorbatchev, essaya d'insuffler une vie nouvelle au bloc de l'Est, son projet de combinaison d'une alliance d'égaux à l'occidentale avec un système soviétique réorganisé ne fit qu'exacerber la crise et précipiter la chute du Pacte de Varsovie.

Les dtails du projet Parallel History of NATO and the Warsaw Pact, tous les principaux documents et les rsultats de la recherche historique sont disponibles sur l'internet, l'adresse: http://www.isn.ethz.ch/php


  1. Petr Lunak est rédacteur pour le programme d'ouverture au Bureau de l'information et de la presse de l'OTAN; chercheur tchèque, il participe au projet "Parallel History of NATO and the Warsaw Pact".