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Mise à jour : 29 mai 2001 Revue de l'OTAN

Edition Web
Vol. 49 - No. 1 Printemps 2001
p. 15-19

Débat

La nature fondamentale de la relation de sécurité transatlantique est-elle en train de changer?

Oui:
François Heisbourg est Directeur du Centre de politique de sécurité de Genève.
Non:
Rob de Wijk est Professeur de relations internationales l'Université de Leyde, l'Ecole militaire royale et l'Institut Clingendael.

Cher Rob,

Etant donné le succès avec lequel l'OTAN a montré son utilité et sa valeur face aux défis de l'après-Guerre froide en Europe, il peut être tentant de conclure que l'Alliance atlantique n'aura besoin que d'une adaptation marginale dans les années qui viennent. Après tout, elle a réussi l'épreuve de la guerre et de la paix dans les Balkans. Que n'est-ce aussi simple! En fait, l'OTAN devra subir une transformation majeure si elle veut continuer d'assurer le partenariat stratégique qui lie ses membres nord-américains et européens. La première et la plus évidente des raisons d'une telle idée, c'est l'émergence soudaine et bien réelle d'une Politique européenne en matière de sécurité et de défense (PESD) dans le cadre de l'Union européenne. Du point de vue de l'OTAN, il y a là quelque chose de révolutionnaire. Certes, la naissance de la PESD tient notamment au fait qu'en 1998, le Royaume-Uni s'y est déclaré favorable, et le propos de Londres n'est pas de saper l'OTAN. Cependant, la PESD peut amener un changement radical si l'Union européenne atteint ses objectifs institutionnels et matériels, parce qu'elle implique que l'Alliance atlantique va devenir une organisation à deux piliers, l'UE ayant acquis une personnalité politique et militaire collective. Une telle vision ne devrait pas, en soi, poser de problème métaphysique à l'OTAN en général et aux Etats-Unis en particulier. Après tout, elle ne ferait que reproduire, avec un certain retard, la vision formulée en 1962 par le président John F. Kennedy, qui était celle d'une OTAN à deux piliers. Il n'en demeure pas moins que pareille évolution sera traumatisante, l'OTAN n'ayant jamais fonctionné sur cette base.

L'autre source possible de perturbations se trouve dans les choix des Etats-Unis. Si on pense d'abord à la défense antimissile, ce n'est pourtant pas, à mon sens, le principal aspect du défi lancé par les Etats-Unis à l'"ancienne" OTAN, même si c'est le plus visible et le plus lourd de conséquences politiques. L'OTAN sera plus largement touchée par les changements majeurs et inévitables de la structure et de la doctrine des forces américaines issus de considérations budgétaires et stratégiques. Les gouvernements des pays européens, qui se voient constamment rappeler l'insuffisance de leurs dépenses de défense par leurs amis américains ou par des analystes européens comme vous et moi, vont maintenant devoir accepter les conséquences des contraintes budgétaires des Etats-Unis. Non seulement les dépenses de défense de l'Amérique sont tombées à moins de 3 pour cent du PIB au cours de l'exercice actuel, pour la première fois depuis la création de l'OTAN, mais surtout, les responsables militaires américains vont se trouver confrontés, dans la prochaine décennie, à l'obsolescence en bloc des principaux systèmes d'armes acquis au cours de l'ère Reagan. Le remplacement de ces systèmes sur la base d'une continuité dans la structure et la doctrine des forces des Etats-Unis impliquerait une augmentation des dépenses de défense annuelles de quelque USD 50 milliards. Il est peu probable que ce soit le cas, en particulier dans le contexte de très fortes réductions d'impôts. La structure et la doctrine des forces vont devoir changer. Le fait qu'Andy Marshall, dont le nom est associé à la Révolution dans les affaires militaires, ait été chargé d'un réexamen de la politique annonce de profondes modifications.

La PESD peut amener un changement radical parce qu'elle implique que l'Alliance atlantique va devenir une organisation à deux piliers
FRANÇOIS HEISBOURG

Au niveau stratégique, la tendance au changement n'est pas moins forte. Les risques les plus sérieux de très grandes confrontations militaires affectant les intérêts et les partenaires des Etats-Unis se trouvent essentiellement en Asie, du Proche-Orient et du Golfe à Taïwan et à la Corée. Maintenant que l'ex-président yougoslave Slobodan Milosevic a quitté la scène politique en Serbie, les Etats-Unis pourraient juger raisonnable de mettre fin à la parité approximative qui existe aujourd'hui entre leurs forces stationnées en Europe et celles qu'ils destinent à l'Asie, en centrant leur action sur ce dernier continent.

Les pressions budgétaires et les réalités stratégiques vont faire baisser le niveau absolu et relatif de la présence militaire américaine en Europe. De plus, cette présence peut aussi changer de nature si, en vertu de la Révolution dans les affaires militaires, les Etats-Unis arrivent à la conclusion que les éléments centraux traditionnels de leur structure de forces (les divisions des Forces terrestres, les groupes occasionnels de porte-avions des Forces navales et les escadres des Forces aériennes) doivent être remplacés par quelque chose de différent. Dans ce contexte, la défense antimissile va exercer un effet d'accélération, en donnant une importance plus grande à l'abandon des éléments centraux qui sont ceux de la structure de forces des Etats-Unis depuis la fin de la Seconde guerre mondiale et en absorbant des dépenses de défense réduites. La version de la défense antimissile de l'Administration Clinton devait coûter USD 60 milliards sur une période de cinq ans, c'est-à-dire nettement plus que les augmentations prévues pour les dépenses de défense.

Il est fort possible que la PESD, d'une part, et la transformation menée par les Etats-Unis, d'autre part, se révèlent compatibles. Cependant, quoi qu'il en soit, il s'agit de forces profondément perturbatrices par rapport aux cinquante premières années de l'histoire de l'OTAN. En un sens, c'est maintenant que l'héritage organisationnel et doctrinal de la Guerre froide commence enfin à disparaître.

Bien à vous,

François


Cher François,

Vous considérez que l'OTAN va devoir subir une transformation majeure en raison de la rapide évolution concernant la PESD et les choix de politique des Etats-Unis. Je suis d'accord sur la plupart des points de votre analyse, mais je ne partage pas votre conclusion. L'"ancienne" OTAN dont vous parlez n'existe plus, pour les raisons que je vais maintenant indiquer.

Premièrement, l'OTAN a déjà subi une impressionnante transformation. Depuis la Guerre froide, elle est passée d'une alliance de défense collective et de consultation transatlantique à une organisation plus axée sur la coopération en matière de défense et la sécurité coopérative. Ainsi, l'OTAN a lancé de nouvelles initiatives telles que le Conseil de coopération nord-atlantique, prédécesseur de l'actuel Conseil de partenariat euro-atlantique, le Conseil conjoint permanent OTAN-Russie, le Dialogue OTAN-Ukraine et le Partenariat pour la paix. L'Alliance a aussi admis de nouveaux membres. Dans de nombreux communiqués, les dirigeants des pays de l'OTAN ont affirmé que la sécurité coopérative requiert une étroite coopération avec les Partenaires en tant que condition préalable de l'instauration d'une Europe pacifique, stable et sans division.

Deuxièmement, l'OTAN s'est chargée de nouvelles missions. La révolution européenne de 1989, le Guerre du Golfe et les conflits armés qui ont marqué l'éclatement de la Yougoslavie ont ouvert la voie à des missions de soutien de la paix et à des opérations de réponse aux crises hors de la zone OTAN. De plus, ces nouvelles missions ont pris une autre dimension lorsque les Partenaires ont été invités à contribuer aux coalitions multinationales dirigées par l'OTAN, comme la SFOR et la KFOR. Le Processus de planification et d'examen vise à harmoniser les plans de défense des pays membres de l'OTAN et ceux des Partenaires afin d'améliorer l'interopérabilité pour les opérations conjointes.

Troisièmement, l'OTAN a déjà adopté l'idée d'un pilier européen. Dans le Concept stratégique de l'Alliance de 1991, qui représente la stratégie politique de l'OTAN, il a été convenu qu'une "identité européenne de sécurité" devrait être constituée dans le cadre de l'OTAN. Au cours du Sommet de l'OTAN de 1994 ont été approuvés les concepts de "forces séparables mais non séparées" et de Groupes de forces interarmées multinationales (GFIM) pouvant être mises à disposition pour des opérations dirigées par les Européens en dehors de la défense collective. En 1996, à Berlin, les Ministres des affaires étrangères des pays de l'OTAN ont décidé de construire une Identité européenne de sécurité et de défense (IESD). Lors de leur rencontre de 1998 à Saint-Malo, le Président français Jacques Chirac et le Premier ministre britannique Tony Blair ont pris l'initiative de la mise sur pied d'une capacité d'action autonome de l'Europe, qui a conduit, à Helsinki, à l'Objectif global de l'Union européenne consistant à créer une force d'intervention rapide de 60 000 hommes d'ici à 2003. Au Sommet de Washington de 1999, les dirigeants de l'Alliance se sont dits prêts à adopter les dispositions requises pour permettre l'accès de l'UE aux moyens et capacités collectifs de l'OTAN pour des opérations de réponse aux crises dans lesquelles l'Alliance dans son ensemble ne serait pas engagée militairement. Il importe en outre de se rappeler que les Etats-Unis ont pleinement souscrit à ces dispositions. En d'autres termes, l'OTAN est parvenue à un consensus sur l'IESD et son rôle dans le développement de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) de l'Union européenne, y compris la PESD.

Je partage votre point de vue concernant les perturbations que pourraient entraîner les choix de politique des Etats-Unis. La défense antimissile pourrait créer des dissensions au sein de l'OTAN. Par ailleurs, les Etats-Unis vont sans aucun doute mettre davantage l'accent sur la défense de leurs intérêts en Asie centrale, particulièrement dans le bassin de la mer Caspienne, riche en ressources pétrolières. Ils devront en fait, à cette fin, investir dans des forces expéditionnaires. Cependant, passer de coûteuses unités et plates-formes mécanisées (aéronefs et navires), qui étaient extrêmement utiles au cours de la Guerre froide, à des unités plus petites et plus souples ayant une importante puissance de feu et une meilleure mobilité pour la projection de puissance à l'étranger pourrait aussi permettre de réaliser des économies. Andy Marshall devrait, je pense, avancer des idées nouvelles dans ce domaine. Quoi qu'il en soit, je suis optimiste quant à la possibilité qu'aurait le président Bush de convaincre le Congrès d'augmenter le budget si Marshall devait proposer une nouvelle vision stratégique.

La principale source possible de perturbations se trouve ailleurs. Jusqu'en 1998, le multilatéralisme était une caractéristique dominante de la politique étrangère des Etats-Unis. Ceux-ci prenaient alors des initiatives visant à renforcer la sécurité coopérative en Europe et à créer un système d'institutions complémentaires et se renforçant mutuellement. En 1998, pour diverses raisons, la politique étrangère des Etats-Unis s'est moins intéressée au renforcement de la sécurité coopérative. Elle s'est, au contraire, intéressée davantage à la promotion des intérêts nationaux. Il en est résulté un engagement plus sélectif dans le reste du monde. Les interventions de 1998 au Soudan, en Afghanistan et en Irak, la NMD et le refus du Sénat de ratifier le Traité d'interdiction complète des essais mettent en évidence ce changement de politique étrangère des Etats-Unis. En outre, la campagne aérienne de l'OTAN au Kosovo a montré toute la dépendance des Européens à l'égard des Américains pour les opérations militaires d'envergure. Ainsi, le changement de politique étrangère des Etats-Unis et l'écart technologique ont amené les Européens à craindre un découplage de la sécurité des Etats-Unis et de celle de l'Europe et ont contribué à faire avancer la PESC et la PESD.

En résumé, l'"ancienne" OTAN n'existe plus, il y a un consensus sur la voie à suivre, y compris la construction d'une Identité européenne de défense, et la source possible de perturbations se trouve dans le sentiment que les Etats-Unis ont entamé une politique d'engagement sélectif qui pourrait conduire à un découplage de la sécurité des Etats-Unis et de celle de l'Europe. La vraie question est donc de savoir comment faire en sorte que les Etats-Unis demeurent pleinement concernés, afin que l'OTAN conserve toute son utilité à l'avenir.

Bien à vous,

Rob


Cher Rob,

Je pense, comme vous, que l'OTAN est capable de s'adapter à des circonstances nouvelles. Cependant, ces modifications ne sont pas sans rappeler la phrase de Giuseppe Tomasi di Lampedusa qui, dans Le Guépard, dit en substance que tout doit changer, pour que rien ne change. Les défis que j'évoque vont obliger l'Alliance, non pas simplement à s'adapter, mais à se transformer en une organisation à deux piliers, dans les faits, au-delà des paroles. L'IESD ne pouvait guère prendre forme tant qu'il n'existait pas de politique européenne pour l'appuyer, et l'absence d'une telle politique n'était pas imputable à l'OTAN. Maintenant que la PESD devient une réalité, les Alliés se voient contraints de tenir la promesse faite en 1999, au Sommet de Washington, de donner à l'Union européenne accès aux moyens et capacités collectifs de l'OTAN. Comme vous le savez bien, au moins un des grands pays membres, la Turquie, ne s'est pas montré enthousiasmé par cette perspective. L'OTAN a sans doute épousé l'idée du pilier européen, mais lorsqu'il s'agit d'épouser plutôt la réalité, les choses sont loin d'être simples.

La principale variable pour ce qui est de savoir si l'OTAN pourra passer à une construction à deux piliers au lieu d'un se trouve dans la politique des Etats-Unis. A l'évidence, si, comme vous le suggérez, l'Amérique s'orientait résolument vers l'unilatéralisme, les perspectives d'une OTAN à deux piliers seraient vraiment compromises. Après tout, Washington n'a guère apprécié les contraintes imposées par le caractère multilatéral de l'OTAN au cours de la campagne aérienne du Kosovo. La "guerre dans la guerre" entre les chaînes de commandement OTAN et américaine l'a bien montré. Si, aux Etats-Unis, certains considèrent qu'une OTAN à un seul pilier est déjà difficilement supportable, il semble peu probable qu'une Alliance à deux piliers, avec une composante européenne, soit très bien vue à Washington.

Il faut que les Américains n'éprouvent aucune inquiétude quant à la vitesse du processus conduisant à la PESD
ROB DE WIJK

Une réorientation radicale des Etats-Unis au plan militaire offre néanmoins la possibilité d'un nouveau modus operandi entre l'Amérique et l'Europe dans le cadre de l'OTAN. Washington va vouloir s'intéresser davantage à l'Asie, où se situent les risques militaires les plus sérieux et aussi des Etats de grande importance stratégique, et elle va réduire sa structure de forces stationnées pour des raisons liées à son budget et à la RMA. La défense antimissile aura également pour effet d'accélérer ces profonds changements de la structure de forces et de la doctrine militaire des Etats-Unis, étant donné que les augmentations du budget de la défense seront vraisemblablement consacrées à ce secteur. Ces contraintes budgétaires et ces changements de stratégie donneront à Washington des raisons de faire pression pour obtenir que la PESD soit, non pas réduite, mais développée.

Pour l'Union européenne, le moment est venu d'entamer un examen de sa stratégie
FRANÇOIS HEISBOURG

Peut-être suis-je trop optimiste. Peut-être l'Administration Bush va-t-elle rompre de façon unilatérale avec l'engagement stratégique et militaire des Etats-Unis sur la scène internationale, ce qui serait vraiment dommage pour l'OTAN. Cependant, la composition des nouvelles équipes de responsables de la sécurité et de la défense ne laisse pas prévoir une évolution dans ce sens.

Bien à vous,

François


Cher François,

Vous avez raison de dire que lorsqu'il s'agit d'embrasser une réalité plutôt qu'une idée, les choses sont loin d'être simples. Par ailleurs, je pense moi aussi que les Etats-Unis vont probablement accorder une importance plus grande à leurs intérêts de sécurité hors de l'Europe. Une telle réorientation amènerait effectivement Washington à faire pression pour obtenir, non pas une réduction, mais un développement de la PESD.

J'ai indiqué que l'accélération de la PESC comme de la PESD tenait notamment à la crainte des Européens de voir des changements de la politique étrangère des Etats-Unis et l'écart technologique conduire à un découplage des sécurités européenne et américaine. Cependant, la poursuite du développement de la PESD ne dépend plus des choix stratégiques des Etats-Unis. La raison en est que le processus a été lancé à Saint-Malo en 1998. La déclaration de Saint-Malo a ajouté au débat sur les questions institutionnelles des décisions sur les capacités. Depuis Saint-Malo, plusieurs mesures essentielles ont été prises pour adapter les structures de l'Alliance à la nouvelle IESD. Au Conseil européen qui s'est tenu à Cologne en 1999, il a été décidé d'instituer, à l'UE, un Comité permanent pour les affaires politiques et de sécurité, un Comité militaire et un état-major. On ne saurait guère trop insister sur l'importance de ces décisions.

La mise en place à Bruxelles de nouvelles structures politico-militaires permanentes conduira à la création d'un nouvel appareil bureaucratique. En fait, l'état-major de l'Union européenne compte déjà plus de 130 personnes. Cet appareil ne manquera pas d'élaborer des politiques, qui, elles-mêmes, engendreront une dynamique particulière. En d'autres termes, l'établissement de nouvelles structures européennes permanentes, qui s'accompagnent du catalogue des forces destinées aux opérations dirigées par l'UE arrêté à la Conférence d'engagement de capacités tenue l'année dernière à Bruxelles, a créé une dynamique indépendante des politiques des Etats-Unis, ce qui pourrait avoir des conséquences d'une portée considérable pour les relations transatlantiques.

C'est pour cela que le Royaume-Uni joue à présent le premier rôle. Alors que la France est toujours favorable à une accélération du processus de mise en place de la PESD, Tony Blair se montre hésitant, en raison des conséquences potentielles pour les relations transatlantiques. Il est donc bien vrai que, comme je l'ai dit plus haut, le véritable défi consiste à savoir comment faire en sorte que les Etats-Unis demeurent pleinement concernés, afin que l'OTAN conserve toute son utilité. Dans un premier temps, les Etats membres de l'UE devraient s'entendre sur un concept stratégique qui énoncerait leurs intérêts communs et indiquerait les risques possibles ainsi que les moyens d'y faire face. Ce concept devrait servir de base pour la défense et la planification opérationnelle.

Cela m'amène à la question du leadership. Le plus grand obstacle au développement et au déploiement d'une capacité européenne autonome est probablement l'absence d'un incontestable chef de file. Un leadership est indispensable à une défense efficace comme à la planification opérationnelle. Jusqu'ici, les principaux acteurs — la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni — jouent tous le jeu selon des règles différentes. Théoriquement, Javier Solana, Haut Représentant de l'Union européenne pour la politique étrangère, devrait être en charge de la PESD. Pourtant, aussi longtemps que l'Union européenne mènera des politiques de sécurité et de défense au niveau intergouvernemental, il est peu probable qu'il en soit ainsi. Si les Européens ne gèrent pas ce processus comme ils devraient le faire, on risque de voir apparaître une OTAN à deux piliers, consistant en un cadre politique de consultation transatlantique, dans laquelle la structure militaire intégrée, tant vantée, serait divisée entre l'Amérique du Nord et l'Union européenne. Ce n'est pas cette OTAN-là que j'appelle de mes voeux. D'un côté, je suis favorable à l'idée de maintenir la structure militaire intégrée, afin de pouvoir éviter des doubles emplois inutiles. De l'autre, je pense que nous devrions assouplir cette structure, de façon à rendre possible le recours à des GFIM dirigés par l'UE comptant des "forces séparables mais non séparées" et utilisant des moyens collectifs de l'OTAN. Il faut pour cela que les Américains, et, bien sûr, les Turcs, n'éprouvent aucune inquiétude quant à la vitesse du processus conduisant à la PESD.

Bien à vous,

Rob


Cher Rob,

Même si le processus conduisant à la PESD est intergouvernemental par nature, il suit fidèlement la méthode préconisée par Jean Monnet pour l'intégration européenne: on établit d'abord une solidarité de fait — par les nouvelles institutions de défense et de sécurité et la force qui constitue l'Objectif global — et ensuite, mais ensuite seulement, on aborde la question de son aboutissement, celle de la finalité stratégique, en quelque sorte. Pour l'Union européenne, le moment est venu d'entamer — peut-être sous la présidence prochaine de la Belgique — un examen de sa stratégie. Il y a là une démarche essentielle, non seulement pour la PESD en soi, mais pour la relation transatlantique. L'Union européenne et les Etats-Unis devront tous deux décider collectivement s'ils souhaitent mettre l'accent sur la division du travail — "les Européens s'occupent de l'Europe, les Etats-Unis s'occupent du monde" — ou sur le partage des risques à l'intérieur comme à l'extérieur de la zone de l'OTAN. Je préférerais nettement ce dernier choix, mais il n'existe pas encore de ferme consensus à son sujet, ni aux Etats-Unis, ni au sein de l'Union européenne.

Il y a ensuite le problème existentiel du leadership de l'Union européenne. L'OTAN fonctionne jusqu'ici comme une organisation à un seul pilier, où les Etats-Unis sont plus qu'un primus inter pares. A l'évidence, ce modèle ne s'applique pas à l'Union européenne, dont aucun des membres ne peut assumer seul et de façon constante la charge du leadership. Les nouvelles institutions de la PESD ressemblent à celles de l'OTAN, mais elles ne peuvent pas fonctionner de la même manière. C'est pourquoi l'aptitude de la PESD à fonctionner efficacement comme deuxième pilier de l'OTAN dépendra du réexamen institutionnel, et peut-être aussi constitutionnel, que l'Union européenne prévoit pour 2004, date à laquelle ni la France, ni l'Allemagne, ni le Royaume-Uni ne seront soumis à une pression due à l'imminence d'élections législatives.

En attendant, il est rassurant de constater que l'OTAN et l'Union européenne apprennent bel et bien à opérer en synergie face à la situation extraordinairement complexe que connaît l'ex-République yougoslave de Macédoine (1). On peut ainsi espérer qu'à terme, il sera possible d'arriver à un mode de fonctionnement à deux piliers.

Bien à vous,

François


Cher François,

J'ai été heureux d'apprendre que vous êtes en faveur d'un concept stratégique pour l'Union européenne. Comme vous, je pense qu'il nous faut, non pas une division du travail entre Européens et Américains, mais un concept stratégique partant des intérêts collectifs. La prospérité des Etats membres de l'UE dépend d'un environnement mondial stable et sûr, que risquent de menacer les événements survenant en Asie ou en Afrique. C'est pourquoi l'Union européenne n'a pas d'autre choix que celui de jouer un rôle actif dans les affaires mondiales en vue de défendre ses intérêts et de conforter le règne du droit au niveau international. Un concept stratégique devrait donc définir la place de l'Union européenne dans la répartition des pouvoirs à l'échelle mondiale. Si l'Union européenne continue à s'embrouiller sans véritable orientation, son influence est appelée à décliner, et il pourrait en résulter une vacance du pouvoir.

Je ne suis pas favorable à une division du travail dans laquelle "l'Europe s'occupe de l'Europe et les Etats-Unis s'occupent du reste du monde". Nous, les Européens, avons besoin de capacités de projection de puissance pour défendre nos intérêts. Ces capacités devraient aussi servir à projeter la stabilité, c'est-à-dire à mener des opérations de soutien de la paix. Dans un premier temps, les membres européens de l'OTAN devraient mettre en oeuvre l'Initiative de l'Alliance sur les capacités de défense, de préférence par des entreprises communes à l'échelle de l'Europe. Seule une coopération étroite nous permettra de mieux rentabiliser nos investissements.

Un concept stratégique nous aiderait à définir les "tâches de Petersberg", qui figurent dans les traités concernant l'Union européenne: les tâches humanitaires et les opérations de sauvetage, les tâches de maintien de la paix et les missions des forces combattantes dans la gestion des crises, y compris le rétablissement de la paix. Il existe encore, au sein de l'Union européenne, des points de vue politiques divergents. D'une part, les membres de l'UE qui tendent nettement à privilégier le lien transatlantique, comme mon propre pays, les Pays-Bas, sont traditionnellement favorables à une interprétation limitée des tâches de Petersberg. Souhaitant voir les Etats-Unis participer au règlement des crises les plus graves, ils ne veulent prendre en charge que des opérations de faible envergure se situant au bas de l'échelle des conflits. D'autre part, les membres de l'UE à forte orientation européenne, comme votre pays, la France, sont partisans du développement de capacités militaires permettant d'assumer ces tâches dans tous les cas de conflit.

Pourtant, les choses sont en train de changer. Le gouvernement néerlandais se fait mieux à l'idée de renforcer la défense européenne. A mon sens, des gens comme vous et moi devraient chercher à convaincre les politiques qu'une Union européenne ayant des intérêts à l'échelle mondiale nécessite une interprétation maximaliste des tâches de Petersberg. Nous devrions faire clairement valoir que celle-ci aura pour effet, non pas de saper l'OTAN, mais de la renforcer. Nous devrions donc souligner la nécessité d'éviter tout double emploi inutile. Il serait dommage d'aboutir à une OTAN à deux piliers, avec deux appareils bureaucratiques s'occupant de tâches similaires et, finalement, deux structures militaires intégrées.

L'Union européenne n'a pas d'autre choix que celui de jouer un rôle actif dans les affaires mondiales
ROB DE WIJK

Je considère, comme vous, qu'il est rassurant de constater que l'OTAN et l'Union européenne apprennent à opérer en synergie dans l'ex-République yougoslave de Macédoine (1). Il y a là un précédent d'importance primordiale. Si l'OTAN et l'Union européenne ne gèrent pas la situation comme il convient, les risques d'escalade sont énormes. Si elles montrent l'habileté nécessaire, elles apporteront encore la preuve qu'elles sont toutes deux indispensables à la paix et à la stabilité en Europe et qu'elles peuvent coopérer de manière efficace.

Bien à vous,

Rob

  1. La Turquie reconnat la Rpublique de Macdoine sous son nom constitutionnel.