Mise à jour : 29 mai 2001 | Revue de l'OTAN |
Edition Web
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Débat
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Oui:
François Heisbourg est Directeur du Centre de politique de sécurité de Genève. |
Non: Rob de Wijk est Professeur de relations internationales l'Université de Leyde, l'Ecole militaire royale et l'Institut Clingendael. |
Etant donné le succès avec lequel l'OTAN a montré
son utilité et sa valeur face aux défis de l'après-Guerre
froide en Europe, il peut être tentant de conclure que l'Alliance
atlantique n'aura besoin que d'une adaptation marginale dans les années
qui viennent. Après tout, elle a réussi l'épreuve
de la guerre et de la paix dans les Balkans. Que n'est-ce aussi simple!
En fait, l'OTAN devra subir une transformation majeure si elle veut continuer
d'assurer le partenariat stratégique qui lie ses membres nord-américains
et européens. La première et la plus évidente des
raisons d'une telle idée, c'est l'émergence soudaine et
bien réelle d'une Politique européenne en matière
de sécurité et de défense (PESD) dans le cadre de
l'Union européenne. Du point de vue de l'OTAN, il y a là
quelque chose de révolutionnaire. Certes, la naissance de la PESD
tient notamment au fait qu'en 1998, le Royaume-Uni s'y est déclaré
favorable, et le propos de Londres n'est pas de saper l'OTAN. Cependant,
la PESD peut amener un changement radical si l'Union européenne
atteint ses objectifs institutionnels et matériels, parce qu'elle
implique que l'Alliance atlantique va devenir une organisation à
deux piliers, l'UE ayant acquis une personnalité politique et militaire
collective. Une telle vision ne devrait pas, en soi, poser de problème
métaphysique à l'OTAN en général et aux Etats-Unis
en particulier. Après tout, elle ne ferait que reproduire, avec
un certain retard, la vision formulée en 1962 par le président
John F. Kennedy, qui était celle d'une OTAN à deux piliers.
Il n'en demeure pas moins que pareille évolution sera traumatisante,
l'OTAN n'ayant jamais fonctionné sur cette base.
L'autre source possible de perturbations se trouve dans les choix des
Etats-Unis. Si on pense d'abord à la défense antimissile,
ce n'est pourtant pas, à mon sens, le principal aspect du défi
lancé par les Etats-Unis à l'"ancienne" OTAN,
même si c'est le plus visible et le plus lourd de conséquences
politiques. L'OTAN sera plus largement touchée par les changements
majeurs et inévitables de la structure et de la doctrine des forces
américaines issus de considérations budgétaires et
stratégiques. Les gouvernements des pays européens, qui
se voient constamment rappeler l'insuffisance de leurs dépenses
de défense par leurs amis américains ou par des analystes
européens comme vous et moi, vont maintenant devoir accepter les
conséquences des contraintes budgétaires des Etats-Unis.
Non seulement les dépenses de défense de l'Amérique
sont tombées à moins de 3 pour cent du PIB au cours de l'exercice
actuel, pour la première fois depuis la création de l'OTAN,
mais surtout, les responsables militaires américains vont se trouver
confrontés, dans la prochaine décennie, à l'obsolescence
en bloc des principaux systèmes d'armes acquis au cours de l'ère
Reagan. Le remplacement de ces systèmes sur la base d'une continuité
dans la structure et la doctrine des forces des Etats-Unis impliquerait
une augmentation des dépenses de défense annuelles de quelque
USD 50 milliards. Il est peu probable que ce soit le cas, en particulier
dans le contexte de très fortes réductions d'impôts.
La structure et la doctrine des forces vont devoir changer. Le fait qu'Andy
Marshall, dont le nom est associé à la Révolution
dans les affaires militaires, ait été chargé d'un
réexamen de la politique annonce de profondes modifications.
La PESD peut amener un changement
radical parce qu'elle implique que l'Alliance atlantique va devenir
une organisation à deux piliers
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FRANÇOIS HEISBOURG
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Au niveau stratégique, la tendance au changement n'est pas moins
forte. Les risques les plus sérieux de très grandes confrontations
militaires affectant les intérêts et les partenaires des
Etats-Unis se trouvent essentiellement en Asie, du Proche-Orient et du
Golfe à Taïwan et à la Corée. Maintenant que
l'ex-président yougoslave Slobodan Milosevic a quitté la
scène politique en Serbie, les Etats-Unis pourraient juger raisonnable
de mettre fin à la parité approximative qui existe aujourd'hui
entre leurs forces stationnées en Europe et celles qu'ils destinent
à l'Asie, en centrant leur action sur ce dernier continent.
Les pressions budgétaires et les réalités stratégiques
vont faire baisser le niveau absolu et relatif de la présence militaire
américaine en Europe. De plus, cette présence peut aussi
changer de nature si, en vertu de la Révolution dans les affaires
militaires, les Etats-Unis arrivent à la conclusion que les éléments
centraux traditionnels de leur structure de forces (les divisions des
Forces terrestres, les groupes occasionnels de porte-avions des Forces
navales et les escadres des Forces aériennes) doivent être
remplacés par quelque chose de différent. Dans ce contexte,
la défense antimissile va exercer un effet d'accélération,
en donnant une importance plus grande à l'abandon des éléments
centraux qui sont ceux de la structure de forces des Etats-Unis depuis
la fin de la Seconde guerre mondiale et en absorbant des dépenses
de défense réduites. La version de la défense antimissile
de l'Administration Clinton devait coûter USD 60 milliards sur une
période de cinq ans, c'est-à-dire nettement plus que les
augmentations prévues pour les dépenses de défense.
Il est fort possible que la PESD, d'une part, et la transformation menée par les Etats-Unis, d'autre part, se révèlent compatibles. Cependant, quoi qu'il en soit, il s'agit de forces profondément perturbatrices par rapport aux cinquante premières années de l'histoire de l'OTAN. En un sens, c'est maintenant que l'héritage organisationnel et doctrinal de la Guerre froide commence enfin à disparaître.
Bien à vous,
François
Vous considérez que l'OTAN va devoir subir une transformation
majeure en raison de la rapide évolution concernant la PESD et
les choix de politique des Etats-Unis. Je suis d'accord sur la plupart
des points de votre analyse, mais je ne partage pas votre conclusion.
L'"ancienne" OTAN dont vous parlez n'existe plus, pour les raisons
que je vais maintenant indiquer.
Premièrement, l'OTAN a déjà subi une impressionnante
transformation. Depuis la Guerre froide, elle est passée d'une
alliance de défense collective et de consultation transatlantique
à une organisation plus axée sur la coopération en
matière de défense et la sécurité coopérative.
Ainsi, l'OTAN a lancé de nouvelles initiatives telles que le Conseil
de coopération nord-atlantique, prédécesseur de l'actuel
Conseil de partenariat euro-atlantique, le Conseil conjoint permanent
OTAN-Russie, le Dialogue OTAN-Ukraine et le Partenariat pour la paix.
L'Alliance a aussi admis de nouveaux membres. Dans de nombreux communiqués,
les dirigeants des pays de l'OTAN ont affirmé que la sécurité
coopérative requiert une étroite coopération avec
les Partenaires en tant que condition préalable de l'instauration
d'une Europe pacifique, stable et sans division.
Deuxièmement, l'OTAN s'est chargée de nouvelles missions.
La révolution européenne de 1989, le Guerre du Golfe et
les conflits armés qui ont marqué l'éclatement de
la Yougoslavie ont ouvert la voie à des missions de soutien de
la paix et à des opérations de réponse aux crises
hors de la zone OTAN. De plus, ces nouvelles missions ont pris une autre
dimension lorsque les Partenaires ont été invités
à contribuer aux coalitions multinationales dirigées par
l'OTAN, comme la SFOR et la KFOR. Le Processus de planification et d'examen
vise à harmoniser les plans de défense des pays membres
de l'OTAN et ceux des Partenaires afin d'améliorer l'interopérabilité
pour les opérations conjointes.
Troisièmement, l'OTAN a déjà adopté l'idée
d'un pilier européen. Dans le Concept stratégique de l'Alliance
de 1991, qui représente la stratégie politique de l'OTAN,
il a été convenu qu'une "identité européenne
de sécurité" devrait être constituée dans
le cadre de l'OTAN. Au cours du Sommet de l'OTAN de 1994 ont été
approuvés les concepts de "forces séparables mais non
séparées" et de Groupes de forces interarmées
multinationales (GFIM) pouvant être mises à disposition pour
des opérations dirigées par les Européens en dehors
de la défense collective. En 1996, à Berlin, les Ministres
des affaires étrangères des pays de l'OTAN ont décidé
de construire une Identité européenne de sécurité
et de défense (IESD). Lors de leur rencontre de 1998 à Saint-Malo,
le Président français Jacques Chirac et le Premier ministre
britannique Tony Blair ont pris l'initiative de la mise sur pied d'une
capacité d'action autonome de l'Europe, qui a conduit, à
Helsinki, à l'Objectif global de l'Union européenne consistant
à créer une force d'intervention rapide de 60 000 hommes
d'ici à 2003. Au Sommet de Washington de 1999, les dirigeants de
l'Alliance se sont dits prêts à adopter les dispositions
requises pour permettre l'accès de l'UE aux moyens et capacités
collectifs de l'OTAN pour des opérations de réponse aux
crises dans lesquelles l'Alliance dans son ensemble ne serait pas engagée
militairement. Il importe en outre de se rappeler que les Etats-Unis ont
pleinement souscrit à ces dispositions. En d'autres termes, l'OTAN
est parvenue à un consensus sur l'IESD et son rôle dans le
développement de la Politique étrangère et de sécurité
commune (PESC) de l'Union européenne, y compris la PESD.
Je partage votre point de vue concernant les perturbations que pourraient
entraîner les choix de politique des Etats-Unis. La défense
antimissile pourrait créer des dissensions au sein de l'OTAN. Par
ailleurs, les Etats-Unis vont sans aucun doute mettre davantage l'accent
sur la défense de leurs intérêts en Asie centrale,
particulièrement dans le bassin de la mer Caspienne, riche en ressources
pétrolières. Ils devront en fait, à cette fin, investir
dans des forces expéditionnaires. Cependant, passer de coûteuses
unités et plates-formes mécanisées (aéronefs
et navires), qui étaient extrêmement utiles au cours de la
Guerre froide, à des unités plus petites et plus souples
ayant une importante puissance de feu et une meilleure mobilité
pour la projection de puissance à l'étranger pourrait aussi
permettre de réaliser des économies. Andy Marshall devrait,
je pense, avancer des idées nouvelles dans ce domaine. Quoi qu'il
en soit, je suis optimiste quant à la possibilité qu'aurait
le président Bush de convaincre le Congrès d'augmenter le
budget si Marshall devait proposer une nouvelle vision stratégique.
La principale source possible de perturbations se trouve ailleurs. Jusqu'en
1998, le multilatéralisme était une caractéristique
dominante de la politique étrangère des Etats-Unis. Ceux-ci
prenaient alors des initiatives visant à renforcer la sécurité
coopérative en Europe et à créer un système
d'institutions complémentaires et se renforçant mutuellement.
En 1998, pour diverses raisons, la politique étrangère des
Etats-Unis s'est moins intéressée au renforcement de la
sécurité coopérative. Elle s'est, au contraire, intéressée
davantage à la promotion des intérêts nationaux. Il
en est résulté un engagement plus sélectif dans le
reste du monde. Les interventions de 1998 au Soudan, en Afghanistan et
en Irak, la NMD et le refus du Sénat de ratifier le Traité
d'interdiction complète des essais mettent en évidence ce
changement de politique étrangère des Etats-Unis. En outre,
la campagne aérienne de l'OTAN au Kosovo a montré toute
la dépendance des Européens à l'égard des
Américains pour les opérations militaires d'envergure. Ainsi,
le changement de politique étrangère des Etats-Unis et l'écart
technologique ont amené les Européens à craindre
un découplage de la sécurité des Etats-Unis et de
celle de l'Europe et ont contribué à faire avancer la PESC
et la PESD.
En résumé, l'"ancienne" OTAN n'existe plus, il y a un consensus sur la voie à suivre, y compris la construction d'une Identité européenne de défense, et la source possible de perturbations se trouve dans le sentiment que les Etats-Unis ont entamé une politique d'engagement sélectif qui pourrait conduire à un découplage de la sécurité des Etats-Unis et de celle de l'Europe. La vraie question est donc de savoir comment faire en sorte que les Etats-Unis demeurent pleinement concernés, afin que l'OTAN conserve toute son utilité à l'avenir.
Bien à vous,
Rob
Je pense, comme vous, que l'OTAN est capable de s'adapter à des
circonstances nouvelles. Cependant, ces modifications ne sont pas sans
rappeler la phrase de Giuseppe Tomasi di Lampedusa qui, dans Le Guépard,
dit en substance que tout doit changer, pour que rien ne change. Les défis
que j'évoque vont obliger l'Alliance, non pas simplement à
s'adapter, mais à se transformer en une organisation à deux
piliers, dans les faits, au-delà des paroles. L'IESD ne pouvait
guère prendre forme tant qu'il n'existait pas de politique européenne
pour l'appuyer, et l'absence d'une telle politique n'était pas
imputable à l'OTAN. Maintenant que la PESD devient une réalité,
les Alliés se voient contraints de tenir la promesse faite en 1999,
au Sommet de Washington, de donner à l'Union européenne
accès aux moyens et capacités collectifs de l'OTAN. Comme
vous le savez bien, au moins un des grands pays membres, la Turquie, ne
s'est pas montré enthousiasmé par cette perspective. L'OTAN
a sans doute épousé l'idée du pilier européen,
mais lorsqu'il s'agit d'épouser plutôt la réalité,
les choses sont loin d'être simples.
La principale variable pour ce qui est de savoir si l'OTAN pourra passer
à une construction à deux piliers au lieu d'un se trouve
dans la politique des Etats-Unis. A l'évidence, si, comme vous
le suggérez, l'Amérique s'orientait résolument vers
l'unilatéralisme, les perspectives d'une OTAN à deux piliers
seraient vraiment compromises. Après tout, Washington n'a guère
apprécié les contraintes imposées par le caractère
multilatéral de l'OTAN au cours de la campagne aérienne
du Kosovo. La "guerre dans la guerre" entre les chaînes
de commandement OTAN et américaine l'a bien montré. Si,
aux Etats-Unis, certains considèrent qu'une OTAN à un seul
pilier est déjà difficilement supportable, il semble peu
probable qu'une Alliance à deux piliers, avec une composante européenne,
soit très bien vue à Washington.
Il faut que les Américains
n'éprouvent aucune inquiétude quant à la vitesse
du processus conduisant à la PESD
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ROB DE WIJK
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Une réorientation radicale des Etats-Unis au plan militaire offre néanmoins la possibilité d'un nouveau modus operandi entre l'Amérique et l'Europe dans le cadre de l'OTAN. Washington va vouloir s'intéresser davantage à l'Asie, où se situent les risques militaires les plus sérieux et aussi des Etats de grande importance stratégique, et elle va réduire sa structure de forces stationnées pour des raisons liées à son budget et à la RMA. La défense antimissile aura également pour effet d'accélérer ces profonds changements de la structure de forces et de la doctrine militaire des Etats-Unis, étant donné que les augmentations du budget de la défense seront vraisemblablement consacrées à ce secteur. Ces contraintes budgétaires et ces changements de stratégie donneront à Washington des raisons de faire pression pour obtenir que la PESD soit, non pas réduite, mais développée.
Pour l'Union européenne,
le moment est venu d'entamer un examen de sa stratégie
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FRANÇOIS HEISBOURG
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Peut-être suis-je trop optimiste. Peut-être l'Administration Bush va-t-elle rompre de façon unilatérale avec l'engagement stratégique et militaire des Etats-Unis sur la scène internationale, ce qui serait vraiment dommage pour l'OTAN. Cependant, la composition des nouvelles équipes de responsables de la sécurité et de la défense ne laisse pas prévoir une évolution dans ce sens.
Bien à vous,
François
Vous avez raison de dire que lorsqu'il s'agit d'embrasser une réalité
plutôt qu'une idée, les choses sont loin d'être simples.
Par ailleurs, je pense moi aussi que les Etats-Unis vont probablement
accorder une importance plus grande à leurs intérêts
de sécurité hors de l'Europe. Une telle réorientation
amènerait effectivement Washington à faire pression pour
obtenir, non pas une réduction, mais un développement de
la PESD.
J'ai indiqué que l'accélération de la PESC comme
de la PESD tenait notamment à la crainte des Européens de
voir des changements de la politique étrangère des Etats-Unis
et l'écart technologique conduire à un découplage
des sécurités européenne et américaine. Cependant,
la poursuite du développement de la PESD ne dépend plus
des choix stratégiques des Etats-Unis. La raison en est que le
processus a été lancé à Saint-Malo en 1998.
La déclaration de Saint-Malo a ajouté au débat sur
les questions institutionnelles des décisions sur les capacités.
Depuis Saint-Malo, plusieurs mesures essentielles ont été
prises pour adapter les structures de l'Alliance à la nouvelle
IESD. Au Conseil européen qui s'est tenu à Cologne en 1999,
il a été décidé d'instituer, à l'UE,
un Comité permanent pour les affaires politiques et de sécurité,
un Comité militaire et un état-major. On ne saurait guère
trop insister sur l'importance de ces décisions.
La mise en place à Bruxelles de nouvelles structures politico-militaires
permanentes conduira à la création d'un nouvel appareil
bureaucratique. En fait, l'état-major de l'Union européenne
compte déjà plus de 130 personnes. Cet appareil ne manquera
pas d'élaborer des politiques, qui, elles-mêmes, engendreront
une dynamique particulière. En d'autres termes, l'établissement
de nouvelles structures européennes permanentes, qui s'accompagnent
du catalogue des forces destinées aux opérations dirigées
par l'UE arrêté à la Conférence d'engagement
de capacités tenue l'année dernière à Bruxelles,
a créé une dynamique indépendante des politiques
des Etats-Unis, ce qui pourrait avoir des conséquences d'une portée
considérable pour les relations transatlantiques.
C'est pour cela que le Royaume-Uni joue à présent le premier
rôle. Alors que la France est toujours favorable à une accélération
du processus de mise en place de la PESD, Tony Blair se montre hésitant,
en raison des conséquences potentielles pour les relations transatlantiques.
Il est donc bien vrai que, comme je l'ai dit plus haut, le véritable
défi consiste à savoir comment faire en sorte que les Etats-Unis
demeurent pleinement concernés, afin que l'OTAN conserve toute
son utilité. Dans un premier temps, les Etats membres de l'UE devraient
s'entendre sur un concept stratégique qui énoncerait leurs
intérêts communs et indiquerait les risques possibles ainsi
que les moyens d'y faire face. Ce concept devrait servir de base pour
la défense et la planification opérationnelle.
Cela m'amène à la question du leadership. Le plus grand
obstacle au développement et au déploiement d'une capacité
européenne autonome est probablement l'absence d'un incontestable
chef de file. Un leadership est indispensable à une défense
efficace comme à la planification opérationnelle. Jusqu'ici,
les principaux acteurs la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni
jouent tous le jeu selon des règles différentes.
Théoriquement, Javier Solana, Haut Représentant de l'Union
européenne pour la politique étrangère, devrait être
en charge de la PESD. Pourtant, aussi longtemps que l'Union européenne
mènera des politiques de sécurité et de défense
au niveau intergouvernemental, il est peu probable qu'il en soit ainsi.
Si les Européens ne gèrent pas ce processus comme ils devraient
le faire, on risque de voir apparaître une OTAN à deux piliers,
consistant en un cadre politique de consultation transatlantique, dans
laquelle la structure militaire intégrée, tant vantée,
serait divisée entre l'Amérique du Nord et l'Union européenne.
Ce n'est pas cette OTAN-là que j'appelle de mes voeux. D'un côté,
je suis favorable à l'idée de maintenir la structure militaire
intégrée, afin de pouvoir éviter des doubles emplois
inutiles. De l'autre, je pense que nous devrions assouplir cette structure,
de façon à rendre possible le recours à des GFIM
dirigés par l'UE comptant des "forces séparables mais
non séparées" et utilisant des moyens collectifs de
l'OTAN. Il faut pour cela que les Américains, et, bien sûr,
les Turcs, n'éprouvent aucune inquiétude quant à
la vitesse du processus conduisant à la PESD.
Bien à vous,
Rob
Même si le processus conduisant à la PESD est intergouvernemental
par nature, il suit fidèlement la méthode préconisée
par Jean Monnet pour l'intégration européenne: on établit
d'abord une solidarité de fait par les nouvelles institutions
de défense et de sécurité et la force qui constitue
l'Objectif global et ensuite, mais ensuite seulement, on aborde
la question de son aboutissement, celle de la finalité stratégique,
en quelque sorte. Pour l'Union européenne, le moment est venu d'entamer
peut-être sous la présidence prochaine de la Belgique
un examen de sa stratégie. Il y a là une démarche
essentielle, non seulement pour la PESD en soi, mais pour la relation
transatlantique. L'Union européenne et les Etats-Unis devront tous
deux décider collectivement s'ils souhaitent mettre l'accent sur
la division du travail "les Européens s'occupent de
l'Europe, les Etats-Unis s'occupent du monde" ou sur le partage
des risques à l'intérieur comme à l'extérieur
de la zone de l'OTAN. Je préférerais nettement ce dernier
choix, mais il n'existe pas encore de ferme consensus à son sujet,
ni aux Etats-Unis, ni au sein de l'Union européenne.
Il y a ensuite le problème existentiel du leadership de l'Union
européenne. L'OTAN fonctionne jusqu'ici comme une organisation
à un seul pilier, où les Etats-Unis sont plus qu'un primus
inter pares. A l'évidence, ce modèle ne s'applique pas
à l'Union européenne, dont aucun des membres ne peut assumer
seul et de façon constante la charge du leadership. Les nouvelles
institutions de la PESD ressemblent à celles de l'OTAN, mais elles
ne peuvent pas fonctionner de la même manière. C'est pourquoi
l'aptitude de la PESD à fonctionner efficacement comme deuxième
pilier de l'OTAN dépendra du réexamen institutionnel, et
peut-être aussi constitutionnel, que l'Union européenne prévoit
pour 2004, date à laquelle ni la France, ni l'Allemagne, ni le
Royaume-Uni ne seront soumis à une pression due à l'imminence
d'élections législatives.
En attendant, il est rassurant de constater que l'OTAN et l'Union européenne
apprennent bel et bien à opérer en synergie face à
la situation extraordinairement complexe que connaît l'ex-République
yougoslave de Macédoine (1). On peut
ainsi espérer qu'à terme, il sera possible d'arriver à
un mode de fonctionnement à deux piliers.
Bien à vous,
François
J'ai été heureux d'apprendre que vous êtes en faveur
d'un concept stratégique pour l'Union européenne. Comme
vous, je pense qu'il nous faut, non pas une division du travail entre
Européens et Américains, mais un concept stratégique
partant des intérêts collectifs. La prospérité
des Etats membres de l'UE dépend d'un environnement mondial stable
et sûr, que risquent de menacer les événements survenant
en Asie ou en Afrique. C'est pourquoi l'Union européenne n'a pas
d'autre choix que celui de jouer un rôle actif dans les affaires
mondiales en vue de défendre ses intérêts et de conforter
le règne du droit au niveau international. Un concept stratégique
devrait donc définir la place de l'Union européenne dans
la répartition des pouvoirs à l'échelle mondiale.
Si l'Union européenne continue à s'embrouiller sans véritable
orientation, son influence est appelée à décliner,
et il pourrait en résulter une vacance du pouvoir.
Je ne suis pas favorable à une division du travail dans laquelle
"l'Europe s'occupe de l'Europe et les Etats-Unis s'occupent du reste
du monde". Nous, les Européens, avons besoin de capacités
de projection de puissance pour défendre nos intérêts.
Ces capacités devraient aussi servir à projeter la stabilité,
c'est-à-dire à mener des opérations de soutien de
la paix. Dans un premier temps, les membres européens de l'OTAN
devraient mettre en oeuvre l'Initiative de l'Alliance sur les capacités
de défense, de préférence par des entreprises communes
à l'échelle de l'Europe. Seule une coopération étroite
nous permettra de mieux rentabiliser nos investissements.
Un concept stratégique nous aiderait à définir les
"tâches de Petersberg", qui figurent dans les traités
concernant l'Union européenne: les tâches humanitaires et
les opérations de sauvetage, les tâches de maintien de la
paix et les missions des forces combattantes dans la gestion des crises,
y compris le rétablissement de la paix. Il existe encore, au sein
de l'Union européenne, des points de vue politiques divergents.
D'une part, les membres de l'UE qui tendent nettement à privilégier
le lien transatlantique, comme mon propre pays, les Pays-Bas, sont traditionnellement
favorables à une interprétation limitée des tâches
de Petersberg. Souhaitant voir les Etats-Unis participer au règlement
des crises les plus graves, ils ne veulent prendre en charge que des opérations
de faible envergure se situant au bas de l'échelle des conflits.
D'autre part, les membres de l'UE à forte orientation européenne,
comme votre pays, la France, sont partisans du développement de
capacités militaires permettant d'assumer ces tâches dans
tous les cas de conflit.
Pourtant, les choses sont en train de changer. Le gouvernement néerlandais
se fait mieux à l'idée de renforcer la défense européenne.
A mon sens, des gens comme vous et moi devraient chercher à convaincre
les politiques qu'une Union européenne ayant des intérêts
à l'échelle mondiale nécessite une interprétation
maximaliste des tâches de Petersberg. Nous devrions faire clairement
valoir que celle-ci aura pour effet, non pas de saper l'OTAN, mais de
la renforcer. Nous devrions donc souligner la nécessité
d'éviter tout double emploi inutile. Il serait dommage d'aboutir
à une OTAN à deux piliers, avec deux appareils bureaucratiques
s'occupant de tâches similaires et, finalement, deux structures
militaires intégrées.
L'Union européenne
n'a pas d'autre choix que celui de jouer un rôle actif dans
les affaires mondiales
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ROB DE WIJK
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Je considère, comme vous, qu'il est rassurant de constater que l'OTAN et l'Union européenne apprennent à opérer en synergie dans l'ex-République yougoslave de Macédoine (1). Il y a là un précédent d'importance primordiale. Si l'OTAN et l'Union européenne ne gèrent pas la situation comme il convient, les risques d'escalade sont énormes. Si elles montrent l'habileté nécessaire, elles apporteront encore la preuve qu'elles sont toutes deux indispensables à la paix et à la stabilité en Europe et qu'elles peuvent coopérer de manière efficace.
Bien à vous,
Rob