Header
Mise à jour : 29 mai 2001 Revue de l'OTAN

Edition Web
Vol. 49 - No. 1 Printemps 2001
p. 6-8

Le lien transatlantique d'aujourd'hui

Une liaison durable

Simon Serfaty (1) situe la ngociation transatlantique dans son contexte historique et voque les questions qui seront sans doute dterminantes pour l'avenir des relations entre les deux rives de l'ocan.


Une vision de l'avenir: les idées du président Truman ont été un phare dans les ténèbres de l'après-guerre et illuminent toujours la voie à suivre.
( © NATO - 65KO)

Lorsque les historiens de demain se pencheront sur l'année 2001, ils seront probablement très impressionnés par les réalisations de la seconde moitié du siècle précédent. Ce qui était une vision audacieuse — et même, pour beaucoup, une dangereuse illusion — est peu à peu devenu une réalité irréversible. L'histoire a changé de cours, et la géographie s'est transformée, les Etats de l'Europe se dotant d'une personnalité intégrée "à l'américaine" alors que les Etats-Unis adoptaient une identité de sécurité "à l'européenne".

Les institutions créées au lendemain de la Seconde guerre mondiale, qui s'inspiraient en partie de la politique de "l'Europe d'abord" de l'Administration du président Harry S. Truman, ont contribué à l'évolution d'une solide communauté euro-atlantique d'intérêts et de valeurs, sans laquelle ni les Etats-Unis ni l'Europe ne pourraient connaître le bien-être, la liberté et la sécurité dont ils jouissent aujourd'hui. De plus, même après la Guerre froide, l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN) et l'Union européenne demeurent les piliers institutionnels de cette communauté.

En dépit des nombreuses réalisations obtenues grâce au lien transatlantique, Américains et Européens continuent pourtant à se méfier les uns des autres. En fait, le "double discours" américain concernant l'évolution de l'Europe vers une union d'Etats et les "positions ambiguës" des Européens au sujet de la prépondérance des Etats-Unis au sein de l'OTAN continuent à faire craindre l'apparition d'une faille dans les relations transatlantiques. Comme on pouvait le prévoir, l'appréhension des Etats-nations de l'Europe tient largement aux conséquences de leur transformation. En revanche, l'appréhension ressentie aux Etats-Unis tient au fait que l'Amérique craint la naissance d'une Europe qui, devenue un contrepoids, pourrait agir sans elle, voire contre elle. Même si cette appréhension est sans doute excessive, il faut en tenir compte. A quatre reprises au cours du XXe siècle, en 1917, 1941, 1949 et 1989, la puissance et le rôle prépondérant des Etats-Unis ont aidé à sauver les Européens d'eux-mêmes dans l'intérêt de tous, y compris les Américains. Néanmoins, trop d'Européens demeurent enclins à contester la prépondérance des Etats-Unis, qu'ils considèrent comme gênante, trompeuse, inefficace et même dangereuse.

Les inquiétudes de l'Europe ont été particulièrement manifestes au cours des dernières élections présidentielles américaines. Les termes alors utilisés dans certains médias européens pour présenter les deux principaux candidats, et surtout celui du Parti républicain, étaient presque offensants. Beaucoup des préoccupations exprimées semblaient refléter l'idée simpliste que des changements de majorité politique ou de direction présidentielle amèneraient inévitablement des virages dans les politiques étrangère et de sécurité des Etats-Unis. Pourtant, l'expérience des 50 dernières années montre que les changements de politique sont souvent plus profonds au cours d'un mandat qu'au passage d'une Administration à l'autre, car des événements extérieurs ont fréquemment conduit des Présidents à revoir leurs orientations. C'est ainsi qu'en politique étrangère, Jimmy Carter a bel et bien effectué un virage à 180 degrés en janvier 1980, soit un an avant la prise de fonctions de son successeur, au lendemain de l'invasion de l'Afghanistan par l'Union soviétique et de la révolution iranienne. Par la suite, Ronald Reagan a changé de cap lorsque s'est désintégré l'"empire du Mal" qu'il avait jusqu'alors combattu. Et son successeur, George Bush, renonça à son intérêt premier pour un leadership mondial à l'automne 1991, lorsqu'il estima que, pour être réélu, il lui fallait une nouvelle image présidentielle. Cette image a cependant mieux convenu à Bill Clinton jusqu'en 1994, où, après les élections au Congrès, il s'est réattribué un rôle de dirigeant mondial et a lancé nombre des politiques dont les conséquences ont maintenant été laissées en héritage à son successeur.

Penser qu'en 2001, un nouveau Président américain pourrait, à dessein ou par manque d'expérience, se détourner de l'Europe revient à supposer un luxe de choix qui n'existe plus après la fin d'une campagne politique. La présence américaine en Europe est devenue telle qu'elle exclut toute perspective de désengagement. En résumé, la ligne de démarcation prudemment tracée entre les deux rives de l'Atlantique au XIXe siècle a été balayée par les orages qui se sont répétés en Europe au XXe siècle. Même si les Etats-Unis ne sont pas une puissance européenne, par vocation ou par choix, ils représentent une puissance en Europe, par leur position comme par leurs intérêts.

En ce début du XXIe siècle, l'OTAN et l'Union européenne ont toutes deux un programme à la fois bien rempli et bien complexe. Si les tâches et les priorités diffèrent d'une institution à l'autre, le principe général reste le même: s'élargir pour s'approfondir, s'approfondir pour s'élargir et se réformer pour faire les deux. Cependant, aucune de ces institutions ne peut compter s'attaquer à son programme indépendamment de l'autre. Les deux programmes sont séparables, mais aucun ne peut être isolé du cadre transatlantique plus large dans lequel il s'inscrit.

Parmi les priorités du programme transatlantique figurent les perspectives d'une Défense nationale antimissile (NMD) et d'une Politique européenne en matière de sécurité et de défense (PESD) que, de part et d'autre de l'Atlantique, on tend à présenter comme un test de la cohésion de l'après-Guerre froide. La valeur de ce test est toutefois discutable, étant donné que la NMD comme la PESD suscitent encore trop de questions légitimes auxquelles il reste difficile d'apporter suffisamment de réponses crédibles. Le projet peut-il réussir? A supposer qu'il réussisse, est-il abordable? A supposer qu'il soit abordable, est-il rentable? A supposer qu'il soit rentable, est-il nécessaire? A supposer qu'il soit nécessaire, aura-t-il des incidences qui dépasseront ses avantages, quels qu'ils soient? Ainsi en va-t-il à la fois de la NMD et de la PESD, dans un débat parallèle sur des intentions qui sont déformées de part et d'autre de l'Atlantique au point de risquer d'avoir des conséquences dont, d'un côté comme de l'autre, on n'a ni l'envie ni les moyens. De plus, un tel débat sera prématuré pendant encore plusieurs années, l'Europe n'ayant pas plus de chances de compter sur sa PESD virtuelle pour mener des opérations militaires sans les Etats-Unis que les Etats-Unis n'en ont de se distancier de l'Europe derrière le rempart de sa NMD virtuelle. En fait, on peut plutôt penser que la PESD et la NMD vont surtout rester des sources de débats entre Européens et Américains respectivement, et non collectivement.

Quoi qu'il en soit, la PESD est ce que tous les gouvernements américains attendent de l'Europe depuis 1945: une capacité militaire renforcée qui allégerait le fardeau des Etats-Unis en s'exerçant avec ou sans eux, mais ni contre ni malgré eux. Inversement, la NMD est ce que l'Europe attend des Etats-Unis: une protection renforcée qui réduirait les conséquences d'un échec au cas où un conflit, déclenché accidentellement ou à dessein, s'étendrait aux Etats-Unis, à leurs alliés et à leurs amis.

La NMD ne risque pas de découpler les Etats-Unis de l'Europe, de lancer une autre Guerre froide, d'accélérer une nouvelle course aux armements et de déstabiliser la dissuasion, comme le prétendent ses détracteurs; elle vise, au contraire, à assurer le maintien de l'engagement des Etats-Unis, à enterrer la Guerre froide, à éviter une compétition militaire et à stabiliser la dissuasion. Les Etats-Unis comprennent que le monde unipolaire actuel est transitoire, et que les puissances montantes et les Etats fauteurs de troubles vont finalement représenter un défi pour l'ordre établi après la Guerre froide, et, par conséquent, pour les intérêts des Etats-Unis et de leurs alliés. Par choix (cohésion de l'Alliance), par nécessité (radars au Groenland et en Angleterre) et par prévoyance (montée d'Etats réprouvés et d'autres menaces encore imprécises), les Etats européens feraient bien de revoir leurs objections à la NMD. De leur côté, les Etats-Unis feraient bien d'en étendre le concept à celui d'un système multilatéral qui couvrirait l'Europe et d'autres parties du monde, au lieu de déployer un système plus limité contre l'avis de leurs alliés.

L'amélioration des relations entre l'Union européenne et les Etats-Unis et entre l'UE et l'OTAN a été un élément caché de l'élargissement de l'OTAN comme de celui de l'UE. Depuis la signature des Traités de Washington et de Rome, respectivement en 1949 et en 1957, on a présumé implicitement, aux Etats-Unis aussi bien qu'en Europe, que les deux institutions seraient élargies de façon à faire entrer des membres de l'OTAN dans ce qui était alors la Communauté européenne et des membres de la CEE dans l'OTAN. Les six premiers pays de la CEE étaient tous membres fondateurs de l'OTAN, et quatre des six pays qui ont rejoint la Communauté européenne entre 1973 et 1986 étaient déjà membres de l'OTAN (le Danemark, la Grèce, le Portugal et le Royaume-Uni), tandis qu'un cinquième arrivant (l'Espagne) adhérait quelques semaines plus tard. En fait, en 1986, l'Irlande était le seul pays de la CEE à ne pas appartenir à l'Alliance atlantique, qui comptait alors 16 membres, et la Turquie, la Norvège et l'Islande étaient les seuls membres de l'OTANà ne pas appartenir à l'Union européenne, qui comptait alors 12 pays. Cependant, depuis la fin de la Guerre froide, l'écart s'est élargi, les trois nouveaux pays entrés à l'UE en 1995 (l'Autriche, la Finlande et la Suède) n'étant pas membresde l'OTAN et les trois pays entrés à l'OTAN en 1999 (la Hongrie, la Pologne et la République tchèque) n'étant pas membres de l'UE.

En dépit des nombreuses réalisations obtenues grâce au lien transatlantique, Américains et Européens continuent à se méfier les uns des autres.

Combler cet écart dans la composition des deux institutions occidentales faciliterait la complémentarité institutionnelle recherchée à la fois par l'Europe et par les Etats-Unis. De cette façon, on pourrait également arriver à une ligne directrice implicite pour un élargissement futur, en créant ce que le regretté Premier ministre italien Aldo Moro aurait appelé des parallèles convergentes, le point de convergence étant atteint lorsque tous les pays de l'UE seront aussi membres de l'OTAN et que tous les pays européens de l'OTAN seront aussi membres de l'UE. Au printemps 2002, certains des pays candidats devraient avoir accompli des progrès suffisants pour permettre à l'OTAN et à l'Union européenne, lors de Sommets tenus séparément ou conjointement, de mettre en pratique leurs engagements respectifs concernant leur élargissement.

La complémentarité entre l'UE et l'OTAN n'est pas seulement une affaire de composition. C'est aussi une question de politique. Etant donné qu'elles n'abordent ni l'une ni l'autre tous les problèmes, l'UE et l'OTAN peuvent exercer des fonctions séparées, bien que non séparables. Ainsi, l'OTAN peut protéger ses membres d'une agression extérieure, tandis que l'Union européenne peut s'occuper des problèmes de sécurité indirecte qui, sinon, risqueraient de perturber la paix. Dans plusieurs des principales zones d'instabilité, et même de conflit, dont l'Europe du sud-est et la mer Egée, il serait souhaitable d'améliorer la coordination entre les deux institutions et leurs membres. Il est permis de penser qu'une partie des horreurs dont l'ex-Yougoslavie a été le théâtre au début des années 90 aurait pu être évitée si l'OTAN mais aussi l'Union européenne étaient intervenues plus tôt, et que l'espoir d'échapper à une nouvelle flambée de terreur dépend de façon déterminante d'un engagement de l'Europe sous une forme dont les Etats-Unis ont parfois méconnu l'importance.

Naturellement, l'ordre du jour transatlantique comporte encore d'autres points. La Russie en constitue un bon exemple; elle est trop proche pour pouvoir être ignorée, trop vaste pour pouvoir être intégrée et trop puissamment nucléaire pour pouvoir être heurtée. On peut toujours s'attendre à la voir tenter d'exploiter la moindre occasion d'enfoncer un coin entre l'Europe et les Etats-Unis, qu'il s'agisse de la NMD, de l'élargissement de l'OTAN, de la PESD ou de l'élargissement de l'UE. Il est dès lors essentiel de convaincre Moscou que l'extension de la communauté euro-atlantique voisine contribue également à élargir la zone de sécurité de l'OTAN et de prospérité de l'UE aux pays qui ne sont pas membres de ces deux organisations, y compris, en premier lieu, à la Russie. En dehors de cette dernière, les orphelins institutionnels de l'Europe, c'est-à-dire les pays restés en marge à la fois de l'Union européenne et de l'OTAN, qui pourront devoir apprendre à vivre seuls sur une plus longue période, ne devraient pas non plus être abandonnés. Il est impératif de resserrer la coopération, non seulement avec les membres d'un Partenariat pour la paix renforcé de l'OTAN, mais aussi avec des pays à qui serait accordé, avec audace et générosité, un statut de membre associé de l'UE.

L'ensemble du Proche-Orient, de l'Afrique du Nord au Golfe, est une autre région pour laquelle une approche transatlantique coordonnée serait bénéfique. Dans son cas, même si les intérêts ne sont pas toujours identiques, que ce soit à l'intérieur de l'Europe ou entre l'Europe et les Etats-Unis, les objectifs sont généralement similaires, et les politiques peuvent être compatibles, sinon communes. De plus, même si les capacités sont inégales, elles sont suffisamment complémentaires pour que des politiques compatibles permettent de poursuivre des objectifs communs avec plus d'efficacité par des actions conjointes, et non séparées, des Etats-Unis et des pays européens.

L'Asie est également une région au sujet de laquelle Américains et Européens doivent apprendre à harmoniser leurs réflexions s'ils veulent agir de façon conjointe ou complémentaire. Cela est particulièrement vrai dans le cas de la Chine, pays qu'il faut absolument prendre en compte dans tout débat sur la NMD et l'avenir de la dissuasion nucléaire. Cependant, agir de concert hors de la zone euro-atlantique exige un renforcement des mécanismes de coordination et de consultation au niveau des orientations transatlantiques.

Ce programme de coopération transatlantique et le dialogue sans réserve qu'il implique ne tiennent pas à des visions nouvelles. En fait, la vision est celle-là même qui a inspiré les hommes d'Etat européens et américains qui ont créé l'OTAN et l'Union européenne et dont les idées ont éclairé les ténèbres de l'après-guerre. Des deux côtés de l'Atlantique, les dirigeants de cette époque faisaient la même analyse des échecs du passé, et nourrissaient donc les mêmes ambitions pour échapper à l'histoire de leurs pays respectifs et prendre un nouveau départ. Dans d'autres conditions d'après-guerre, le phare allumé par le président Truman et d'autres illumine toujours la voie à suivre, alors que le président Bush et d'autres dirigeants politiques concrétisent la vision qu'avaient leurs prédécesseurs d'une Europe entière et libre évoluant en homologue des Etats-Unis au sein d'une communauté euro-atlantique forte et cohérente.


  1. Simon Serfaty est Professeur de politique trangre des Etats-Unis l'Old Dominion University de Norfolk, en Virginie, et Directeur des Etudes europennes au Centre d'tudes stratgiques et internationales de Washington. On lui doit notamment "Taking Europe Seriously" (Palgrave, 1992), "Stay the Course" (Praeger, 1997), "Memories of Europe's Future : Farewell to Yesteryear" (CSIS, 1999), et "Europe 2007: From Nation-Statesto Member States" (CSIS, 2000).