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Mise à jour : 8-février-2001 Revue de l'OTAN

Edition Web
Vol. 48 - No. 3
Hiver 2000 2001
p.31-33
 

Repenser la sécurité

Chris Donnelly met en lumire les nouvelles menaces qui psent sur la scurit et insiste sur la ncessit d'adopter des stratgies muscles pour les combattre.
Chris Donnelly est Conseiller spcial de l'OTAN pour les questions d'Europe centrale et orientale. Les points de vue exprims dans le prsent article sont purement personnels et ne reprsentent pas ceux de l'OTAN ou de l'un quelconque de ses pays membres.


Intervention arme: le crime organis relve de la scurit nationale en raison de sa dimension mondiale, de ses liens avec des organes de renseignement nagure hostiles et des risques de subversion qu'il comporte.
(Photo Reuters - 219Kb)

Il y a plus de dix ans qu'a disparu la menace d'une confrontation entre superpuissances. Depuis lors, les guerres civiles et les conflits locaux ont fait de nombreux morts, mais les rductions qui continuent d'tre apportes la taille et au potentiel des forces armes tmoignent du changement fondamental des perceptions de ce qui constitue une menace pour la scurit. A mesure que se rduisent les arsenaux conventionnels et nuclaires, et alors que les exigences du maintien de la paix obligent revoir les rles et les missions des soldats, l'attention se porte largement sur la rforme militaire connexe, la restructuration des industries de dfense et les pressions qui s'ensuivent dans les rapports entre l'arme et la socit. Cependant, tandis que s'estompent les menaces traditionnelles pour la scurit, d'autres menaces, non militaires, deviennent plus pernicieuses.

Ce qui se trouve ainsi attaqu, cest, non plus le territoire d'un Etat, mais sa structure, la nature de sa socit, le fonctionnement de ses institutions et le bien-tre de ses citoyens. Ces menaces, parmi lesquelles figurent la corruption, le crime organis et le terrorisme, sont plus difficiles dfinir que les menaces purement militaires, et donc plus difficiles combattre. Dans certains cas, le remde peut en outre tre pire que le mal. En fait, l'action d'un Etat visant combattre des menaces pour la dmocratie risque d'aboutir des procds dictatoriaux qui auront plus d'effets ngatifs sur les liberts individuelles que sur de telles menaces. C'est pourquoi relever ces nouveaux dfis de faon judicieuse exige beaucoup de lucidit et de doigt dans la stratgie retenue.

Par le pass, ces menaces n'taient souvent pas considres comme des questions de scurit. Il n'y a, aprs tout, que vingt ans que la notion de scurit nationale s'est rpandue dans les pays occidentaux, et moins de dix ans qu'elle a t bien comprise dans les nouvelles dmocraties d'Europe centrale et orientale, o, pour la plupart des gens, scurit signifiait sret de l'Etat, ce qui tait le travail de la police secrte.

Etant donn que l'appareil bureaucratique des Etats est, par nature, peu enclin au changement, les structures des ministres de la dfense et de l'intrieur refltent gnralement des approches et des concepts dj anciens. Elles ont t mises sur pied des fins de dfense et de sret publique plus que pour s'occuper de questions de scurit nationale. Le temps qui s'coule entre la prise en compte des nouveaux impratifs et la cration de structures permettant d'y rpondre cre sou-vent une solution de continuit au plan scuritaire. On attendait de l'Union europenne qu'elle s'adapte de manire faire face aux menaces non militaires pour la scurit ds que celles-ci furent identifies, mais il n'en a rien t. Les guerres qui ont marqu l'clatement de la Yougoslavie ont dtourn l'attention de ces nouvelles menaces pour la scurit, qui, aujourd'hui, affectent tous les pays et prsentent un risque particulier pour les fragiles dmocraties de l'Europe centrale et orientale.

La menace la plus fondamentale pour la stabilit de la plupart de ces pays est actuellement l'absence d'une gestion des crises efficace. Mme si ce problme a t reconnu en tant que tel, l'hritage des rgimes communistes de la rgion conduit la quasi-totalit des gouvernements essayer de le rsoudre en crant une nouvelle structure centrale de commandement qu'une quipe de gestion des crises occuperait en cas d'urgence pour mener l'action ncessaire. Si une telle structure peut tre utile, elle ne constitue pas une solution en soi. Cela tient aux faiblesses internes de nombreux Etats d'Europe centrale et orientale. Parmi ces faiblesses figurent une rpartition juridique inadquate des pouvoirs et des responsabilits entre les organes de gouvernance, les cabinets des principaux dirigeants politiques, les ministres et les parlements, l'inefficacit et le manque de transparence du fonctionnement de ces organes, et en particulier des ministres de la dfense, de l'intrieur, de la justice et des finances, l'insuffisance du nombre de hauts fonctionnaires dment qualifis et le fait de ne pas parvenir s'assurer le soutien de l'opinion publique. Dans les pays d'Europe centrale et orientale, beaucoup de gouvernements restent fragiles et dnus de souplesse, ce qui veut dire qu'une crise grave, intrieure ou extrieure, pourrait dtruire ce qui, au dehors, apparat comme un systme stable. La gouvernance n'tant pas ce qu'elle devrait tre, aucun centre de commandement impressionnant par le nombre de ses ordinateurs ne permettra d'assurer une gestion des crises efficace.

La corruption est en elle-mme une menace pour la scurit, ainsi que l'une des causes des faiblesses voques ci-dessus. Elle constitue en fait la menace la plus grave pour la viabilit de plusieurs pays de l'ex-Union sovitique et un trs srieux problme de dimension universelle. Ses origines sont multiples et complexes, mais elle est partout pernicieuse et doit tre combattue pour que les nouvelles dmocraties puissent raliser pleinement leur potentiel. On parle d'une architecture de scurit europenne nouvelle et sans frontire, mais les lignes de dmarcation apparaissent dj. Elles sont traces, non pas sur la base d'un largissement de l'OTAN ou de l'UE, mais sur celle des pratiques administratives et commerciales, selon la mesure dans laquelle ces pratiques rpondent aux normes tablies en matire d'honntet et de transparence. Il est affligeant de constater que dans bien des pays, la corruption commence au sommet, et que ni les ministres ni mme les prsidents n'chappent son influence.

Le crime organisé est, pour la sécurité, la menace non militaire qui retient le plus l'attention. Pourtant, sans les insuffisances des systmes gouvernementaux et l'ampleur prise par la corruption, il n'existerait pas, ou du moins pas au point de constituer un risque pour la scurit. Si le crime organis est plus connu que d'autres menaces potentielles pour la scurit, c'est qu'il a un effet vident et immdiat sur la vie des gens et qu'il franchit facilement les frontires. En fait, il est souvent l'interface entre menaces internes et externes qui rend si relles nombre des menaces pour la scurit voques ci-aprs.

Le crime organis a trouv une terre fertile dans l'Europe centrale et orientale cause de l'hritage communiste de cette rgion. Etant donn que la russite passait par les privilges du Parti plutt que par l'argent, les systmes de contrle policier y taient sous-dvelopps. De plus, ils reposaient sur une conception discrdite de l'ordre public, ce qui amoindrissait leur autorit aux yeux de la population. Cette situation permettait des organisations criminelles dj bien tablies de prosprer. Pis encore, ces groupes taient encourags par le manque de base thique en matire de scurit, par l'absence d'un systme juridique efficace fixant les paramtres des pratiques commerciales, qui empchait de distinguer les activits mafieuses des pratiques commerciales lgitimes et des activits normales de l'Etat, et par l'intervention de partenaires occidentaux opportunistes, plus intresss par une rentabilit court terme que par une stabilit long terme.

Ce qui fait du crime organis une si grave menace pour la scurit, ce n'est pas seulement son ampleur, sa facilit d'exportation et l'absence d'institutions nationales et internationales ayant pour vocation d'y faire face; c'est aussi la faon dont il est accept. Mme si le blanchiment des revenus du crime organis est universellement condamn, la plupart des centres financiers accueillent volontiers l'argent des pays d'Europe centrale et orientale sans examiner sa provenance de trop prs. Beaucoup de services de scurit nationaux s'en remettent leurs forces de police pour pntrer les milieux du crime organis. Ils devraient pourtant comprendre que par son caractre international, son ampleur, ses liens avec des organes de renseignement nagure hostiles et sa capacit de bouleverser les processus gouvernementaux, le crime organis est vritablement devenu un problme de scurit nationale. Isral a t l'un des premiers pays souffrir de l'afflux de mafieux russes, et ses services de scurit regrettent aujourd'hui de ne pas avoir accord plus tt davantage d'attention ce phnomne.

Au cours de la dernire dcennie, les conflits ethniques et le nationalisme ont contribu l'rosion du concept d'Etat-nation. Dans beaucoup d'endroits, il en est dj rsult un renforcement de l'autonomie locale, une rduction des pouvoirs de l'autorit centrale, et mme, dans certains cas, l'clatement du pays. La question est prsent de savoir jusqu'o peut encore aller cette dsintgration et quel niveau le processus peut ou doit tre stopp. Nombre d'Etats sont confronts des groupes minoritaires qui luttent pour une plus grande autonomie, voire pour une modification des frontires nationales. A une extrmit de l'chelle, ces groupes peuvent, comme c'est le cas en Tchtchnie, menacer l'Etat de scession. A l'autre extrmit, ils peuvent, par exemple, faire pression sur un Etat qui cherche entrer dans l'OTAN ou dans l'Union europenne en le menaant de crer des problmes internes de nature ternir l'image du pays l'tranger. Les migrations, qui sont souvent une consquence des conflits ethniques, constituent dj l'un des problmes politiques les plus dlicats en Europe et vont probablement devenir encore plus critiques mesure que grandira l'cart entre les niveaux de richesse des pays du coeur de l'Europe et de ceux de sa priphrie.

Quant la prolifration, elle est souvent considre comme une question d'ordre militaire. Cependant, on confie de plus en plus le soin de s'en occuper des organes de scurit autres que le ministre de la dfense, c'est--dire au ministre de l'intrieur, la police et aux gardes-frontires. Par ailleurs, le problme a pris de nouvelles formes ces dix dernires annes. La prolifration concernait nagure uniquement les armes et les matriels nuclaires, mais ce n'est plus le cas aujourd'hui. Les avances ralises dans d'autres secteurs scientifiques et la difficult d'tablir alors une distinction entre les usages militaires et civils de cette technologie ont fait que le terme s'applique maintenant aussi aux domaines chimique et biologique. En outre, les nouvelles technologies sont devenues des armes en elles-mmes, de sorte que la prolifration doit prsent tre considre comme pouvant svir dans tous les domaines. Point n'est besoin d'entrer ici davantage dans les dtails du prjudice que risque d'infliger la scurit nationale un groupe bien organis de pirates informatiques, pour ne prendre que cet exemple. Les pays pauvres peuvent acqurir cette technologie, et ils n'ont sans doute rien perdre s'en servir.

Il est possible que les nouvelles menaces soient aussi, tout comme les plus anciennes, l'objet de manipulations politiques. Cela est d'autant plus vrai que ces menaces n'ont souvent pas t dfinies ou matrises comme elles auraient d l'tre, qu'elles sont fortement ressenties par l'opinion et que les mcanismes existant pour y rpondre n'ont pas la solidit ncessaire. Parmi les menaces exagres ou fallacieuses figurent le fondamentalisme, le terrorisme et la scurit applique l'information. Ces trois cas montrent qu'il peut exister un rel danger, mais aussi que la manipulation politique, l'exagration ou la perception errone d'une menace risquent de compromettre les moyens d'y faire face.

Prenons le cas du terrorisme. Les pays devraient cooprer afin d'en rduire l'impact et d'en prvenir l'extension. Pourtant, si l'on considre la dfinition du terrorisme, on constate que, dans certains pays, le fait de le combattre peut servir de prtexte la rpression de ce qui, dans d'autres pays, paratrait un mouvement lgitime en faveur de l'autonomie. Il en va de mme du fondamentalisme. Celui-ci risque de poser un grave problme, mais, sa menace ayant t tellement exagre par le pass, il a perdu une partie de sa vraie dimension. Les politiciens qui "criaient au loup" ont, dans une certaine mesure, rendu leurs populations insensibles cette menace, qui pourrait cependant se faire maintenant plus srieuse.

La scurit applique l'information constitue elle aussi un rel sujet de proccupation pour tous les Etats. Pourtant, dans certains pays d'Europe centrale et orientale, on lui donne un sens tout diffrent de celui qu'elle a pris dans les pays occidentaux. En fait, on peut mme y voir une justification gnrale d'un contrle tatique de l'information dans des situations o un gouvernement craint la libert d'expression et prfre rimposer un systme autoritaire.

Ces trois exemples montrent bien les risques d'une manipulation politique de certaines des nouvelles menaces non militaires pour la scurit. Il faut tudier plus avant le problme ainsi pos, et aussi prvoir une meilleure formation des lites politiques, des journalistes et de l'opinion publique, afin que les mesures prises pour protger la socit soient appropries et efficaces, et non contre-productives. La distinction entre la lgitime expression des ides et des intrts et les menaces injustifiables pour le bon fonctionnement ou l'existence mme de l'Etat et de la socit doit faire l'objet d'une analyse approfondie. Cette distinction dpend de notre dfinition de la dmocratie, de la lgalit et des droits de l'homme.

Etant donn la nouveaut des menaces non militaires qui psent sur la scurit, les institutions internationales ne se sont pas encore dotes des moyens d'y faire face. Mme si leur existence est reconnue dans le tout dernier Concept stratgique de l'OTAN, ces menaces sortent des attributions traditionnelles de l'Alliance, et l'OTAN n'a pas encore tabli les mcanismes qui permettraient d'y rpondre de manire adquate. L'Union europenne dispose d'un mandat l'habilitant traiter la plupart de ces questions, et elle a ralis des progrs dans plusieurs domaines, tels que le renforcement des systmes de contrle des frontires et l'accroissement des pouvoirs des ministres de la justice en Europe centrale et orientale. Il reste cependant bien des problmes aborder, et il faudra attendre un certain nombre d'annes pour voir les institutions centrales de l'Union europenne possder les moyens ncessaires cet gard. En mme temps, d'autres institutions internationales, telles qu'Interpol et Europol, travaillent la mise en pratique des concepts oprationnels, sans avoir pourtant beaucoup fait jusqu'ici pour aider les pays d'Europe centrale et orientale rformer leurs institutions ou crer celles qui seraient ncessaires. Dans le domaine des contacts bilatraux entre services policiers et douaniers, qui sont, certes, parfois satisfaisants, la situation est la mme.

Des programmes de lutte contre la corruption ont t mens avec succs dans plusieurs pays, et les principes de base sont bien tablis. La ncessit d'investir dans la mise en place et le dveloppement de forces de police et de rformer les forces de scurit interne pour les faire passer des modles sovitiques ceux des gendarmeries de type occidental a galement t reconnue, mais, dans certains pays, les choses n'avancent qu'assez lentement. On a tant fait pour amliorer les rgimes douaniers et frontaliers de plusieurs Etats d'Europe centrale qu'il n'y a aucune raison de ne pas poursuivre la mme action plus l'est. La lgislation est peut-tre le point le plus sensible, parce qu'elle touche aux positions relatives des parlements et des gouvernements. Cependant, l'exprience acquise permet dj de venir en aide aux pays dsireux d'tablir des cadres juridiques appropris. Faire face aux menaces non militaires pour la scurit implique l'existence de stratgies qui tiennent vraiment la route. Celles-ci ne peuvent tre labores que si les principaux responsables des milieux gouvernementaux, des services de police et des instituts de recherche cooprent en vue d'arriver une approche globale de ces problmes, qui reprsentent aujourd'hui les menaces les plus immdiates et les plus rapidement grandissantes pour la scurit et la survie des nouvelles dmocraties.