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Mise à jour: 30-May-2000 Revue de l'OTAN

Edition Web
Vol. 48 - No. 1
Printemps/Eté
2000
p. 8-11

La dfense europenne fait un bond en avant

Franois Heisbourg
Prsident du Centre de politique de scurit de Genve

Les initiatives prises rcemment dans le sens d'une politique commune de l'Europe en matire de dfense et de scurit et de la cration de capacits de dfense europennes sparables mais non spares de l'OTAN ont suscit de vastes dbats. Certains se sont inquits du risque de voir ainsi apparatre un dcouplage de la scurit des pays europens par rapport celle des autres membres de l'OTAN, une duplication des efforts ou des capacits et une discrimination l'gard des Allis qui ne sont pas membres de l'Union europenne. Pour Franois Heisbourg, il faut voir plus loin que la rhtorique de ces trois D. Des problmes complexes ont t soulevs, mais il n'y a rien qui soit ncessairement incompatible entre l'approche de l'UE et celle de l'OTAN. Et surtout, l'Europe a un urgent besoin de renforcer ses capacits pour ne pas se voir, l'avenir, rduite jouer un rle ractif d'une utilit limite en matire de dfense et de scurit.

En sommeil depuis prs de 50 ans, le dbat peu concluant sur la dfense europenne a t soudainement relanc depuis 1998, non sans incidences potentielles majeures pour l'ensemble de l'OTAN. Premirement, vers le milieu de l'anne 1998, le gouvernement britannique a dclar que pour amliorer les capacits de dfense de l'Europe, il faudrait recourir au cadre offert par l'Union europenne (UE). C'tait l une rvolution proprement copernicienne: aprs tout, l'une des raisons de l'chec du projet de Communaut europenne de dfense, au dbut des annes 50, avait t le refus du Royaume-Uni d'en faire partie.

Deuximement, le gouvernement franais a pris ce revirement des Britanniques trs au srieux. Lors de la runion bilatrale historique tenue Saint-Malo en dcembre 1998, il a marqu son accord sur l'importance que Londres attachait aux capacits de l'Europe, tout en mettant l'accent sur le rle jou par l'Alliance.


Le Prsident franais Jacques Chirac (au centre), le Premier ministre Lionel Jospin ( droite) et son homologue britannique, Tony Blair, changent une poigne de main l'issue de leur rencontre historique de deux jours en France, Saint-Malo, le 4 dcembre 1998.
(Photo Belga - 7Kb)

Troisimement, les insuffisances flagrantes de la contribution de l'Europe au droulement de la campagne arienne du Kosovo ont fait qu'il a t politiquement plus facile aux initiateurs du processus de Saint-Malo d'obtenir le soutien qu'ils souhaitaient. A Cologne, en juin 1999, et Helsinki, en dcembre 1999, les 15 membres de l'UE ont pris en compte la ncessit d'amliorer les capacits de dfense en gnral et la projection de force en particulier, tout en avanant dans la mise en place de mcanismes intergouvernementaux de l'UE destins traiter les questions de dfense. La traditionnelle neutralit de certains membres de l'UE n'a pas constitu un obstacle un processus aussi rapide.

Dans le mme temps, les dirigeants des pays allis ont, au Sommet de l'OTAN tenu Washington en avril 1999, approuv la poursuite de la construction d'une Identit europenne de scurit et de dfense sparable mais non spare, tout en lanant leur propre Initiative sur les capacits de dfense (DCI).

Une rponse europenne un problme europen

Pour valuer les incidences de ces changements, il faut se rappeler quelles sont rellement les difficults que l'Europe connat lorsqu'il s'agit de ses capacits et de son identit de dfense. Ces difficults ne tiennent pas une insuffisance gnrale des dpenses de dfense. Les membres europens de l'OTAN affectent ce secteur des crdits quivalant environ 60 pour cent de ceux des Etats-Unis. A la seule exception des engagements de la France et du Royaume-Uni dans le Golfe ou en Afrique, les Allis europens n'ont pas de dpenses de dfense collective assumer hors de la zone de l'OTAN, contrairement aux Etats-Unis, dont les responsabilits s'exercent en fait l'chelle mondiale. Dans le contexte de l'aprs-Guerre froide, 60 pour cent devraient tre plus que suffisants pour faire face aux situations imprvues qui se prsentent l'intrieur de l'Europe et sa priphrie. Aprs tout, il s'agit l du cinquime des dpenses militaires mondiales!


(De gauche droite) Le Chancelier allemand Gerhard Schroeder, le Premier ministre turc Blent Ecevit et le Prsident de la Commission de l'UE Romano Prodi au Sommet de l'UE d'Helsinki, o il a t dcid d'admettre la Turquie poser sa candidature l'UE,
11 dcembre 1999.
(Photo Reuters - 10Kb)

En revanche, les Europens sont loin de retirer 60 pour cent des capacits des Etats-Unis de leurs dpenses de dfense. Il y a l une ralit que la campagne du Kosovo a brutalement mise en lumire. La plupart des Allis europens ont, en matire de dfense, des structures budgtaires dphases par rapport aux besoins de l'aprs-Guerre froide. Collectivement, les membres europens de l'OTAN alignent des forces permanentes comptant 2,4 millions d'hommes, soit un bon million de plus que les Etats-Unis, dont les responsabilits s'tendent pourtant l'chelle mondiale. Cependant, les dpenses consacres l'quipement et la puissance de feu ne sont que de USD 11 000 par soldat en Europe, contre USD 36 000 aux Etats-Unis.

En d'autres termes, la dfense europenne se caractrise par une structure de forces base trop territoriale, d'une part, et par une puissance de feu soutenable insuffisante pour les situations grer, d'autre part. Seuls quelques pays, notamment la France et le Royaume-Uni, consacrent aux acquisitions, aux oprations et la maintenance une part de leurs budgets de la dfense similaire celle des Etats-Unis (58 pour cent). Si les pays de l'UE dans leur ensemble adoptaient la meilleure pratique europenne (actuellement observe au Royaume-Uni), les crdits disponibles chaque anne pour la recherche et le dveloppement et l'quipement passeraient de 34 48 milliards d'euros, sans aucune augmentation des dpenses de dfense globales.

Le manque de moyens qui existe ds lors se traduit presque automatiquement par une limitation de responsabilit lorsqu'il s'agit de planifier et de mener des oprations militaires. Seuls les pays qui apportent des capacits dcisives peuvent esprer participer effectivement l'laboration de la stratgie, plutt que d'tre confins dans un rle ractif d'une utilit limite.

Les Europens doivent amliorer la rentabilit de leurs dpenses de dfense, en combinant plusieurs approches: la dfinition d'objectifs de forces (ce qui a t fait en termes de capacits de projection de force au Sommet d'Helsinki de l'UE), l'amlioration des structures budgtaires (les critres de dotation) et la mise en commun (que les Franais appellent mutualisation) des capacits essentielles telles que les moyens de transport arien, en vue de rduire les frais gnraux et les insuffisances qu'entrane le recours des forces armes purement nationales.

C'est l un problme qui se situe avant tout au niveau de l'Europe, et non pas celui de l'ensemble de l'Alliance. La politique et les dpenses de dfense des Etats-Unis, si elles ne sont pas idales, ne prsentent pas les mmes dfauts que celles des Europens. Il faut donc recourir avant tout un cadre institutionnel europen, et de prfrence une institution puissante comme l'UE, plutt qu' l'Union de l'Europe occidentale (UEO), dont le domaine d'action est limit et l'importance politique moins grande. L'OTAN peut apporter son concours par le biais de l'Initiative sur les capacits de dfense, mais le coeur du problme se situe dans l'Europe elle-mme, et non pas l'OTAN.

Des lments tangibles viennent l'appui de ce raisonnement: dix ans aprs la fin de la Guerre froide, le processus OTAN de planification et d'examen de la dfense n'a pas abouti au vaste remaniement que ncessite l'hypertrophie des structures de forces europennes hrites de la Guerre froide. La rforme opre l'a t essentiellement par des mesures prises au niveau national. Cependant, la dfinition d'objectifs de forces, l'tablissement de critres de rendement et la mise en commun de moyens exigent un cadre multilatral. La seule option qui ait un poids politique suffisant pour permettre de remdier aux faiblesses structurelles de la dfense de l'Europe se trouve dans l'Union europenne, institution bien ancre sur de larges bases.

Une rhtorique dommageable

Il serait dplorable que cet indispensable processus de rforme dbouche sur le contraire de l'objectif fix qu'il affaiblisse l'Alliance au lieu de la renforcer. Il importe d'viter toute dsunion entre Allis europens et nord-amricains par suite de la consolidation de la politique commune de l'Europe en matire de scurit et de dfense. Malgr le caractre positif de l'ambiance du Sommet de Washington et des termes qui y ont t employs, il y a eu un srieux risque de voir des malentendus s'installer aprs le dbat sur la dfense europenne, o l'on a beaucoup parl des trois D la duplication, le dcouplage et la discrimination. Une telle rhtorique, qui existait encore en dcembre 1999, est dommageable dans la mesure o elle met l'accent sur les risques et les lments ngatifs plutt que sur les cts positifs. Ce qui est plus grave, c'est qu'elle a cr l'impression que les trois D sont tous naturellement et galement ngatifs. Or, si l'on y regarde de plus prs, on voit bien que ce n'est nullement le cas.

Duplication? Si la duplication tait intrinsquement ngative, on pourrait dire, en raisonnant par l'absurde, que l'Europe n'a aucun besoin d'une capacit de dfense propre, tant donn qu'elle ne peut gure aligner quoi que ce soit que les Etats-Unis ne possdent pas en abondance. Il est vident qu'une certaine duplication est ncessaire. Ce qui pourrait tre utilement dbattu au sein de l'OTAN, ce sont les critres retenir pour tablir dans quelle mesure une duplication serait profitable ou dommageable dans des domaines spcifiques. Par ailleurs, la duplication ne doit pas tre considre seulement comme un sujet de dbat entre les Etats-Unis et l'Europe: les problmes qu'elle pose sont peut-tre plus graves entre les Europens qu'entre les Europens et les Amricains. Ainsi, il est probable que l'Europe connat actuellement une plthore au niveau des effectifs et de certains types d'quipement (par exemple les chars de bataille).

Une duplication est certainement utile dans les domaines o tous les membres de l'OTAN souffrent d'une insuffisance de moyens. Le transport arien, la SEAD (1) et l'OEW (2) , le ravitaillement en vol, l'artillerie guide par le GPS (3) et les CALCM (4) , entre autres, ne sont pas un luxe, et les avances ralises par l'Europe dans ces domaines auront un effet positif pour l'Alliance tout entire, y compris pour les Etats-Unis, qui sont peut-tre mieux placs que l'Europe cet gard, mais sont loin de disposer de capacits excdentaires. Il existe naturellement des zones grises, dans lesquelles les membres de l'OTAN peuvent juste titre avoir des points de vue nettement diffrents quant aux cots d'opportunit de certains types de duplication. La reconnaissance stratgique figure parmi ces zones.

Ainsi, la question de la duplication mrite mieux que d'tre jete dans les mmes oubliettes que celle du dcouplage, lment clairement ngatif s'agissant des intrts de l'Alliance. Mais il est vrai que les Europens tiennent tout autant et peut-tre mme plus que les Amricains viter le dcouplage.

Vient enfin la discrimination. Il y a l un srieux et double problme. Si l'on peut comprendre que les membres de l'OTAN qui n'appartiennent pas l'UE se focalisent sur les consquences de leur exclusion potentielle des prises de dcisions de l'UE en matire de dfense, il faut aussi voir que le statut des membres de l'UE qui n'appartiennent pas l'OTAN pose un problme analogue et non moins dlicat.

La question de la discrimination doit tre traite avec une attention particulire. Il convient cependant que les Etats-Unis et les membres de l'OTAN qui n'appartiennent pas l'UE reconnaissent que l'Union n'est pas simplement un bloc commercial, ni une organisation internationale spcialement ferme. Le processus de l'intgration europenne est de nature quasiment constitutionnelle. Il est vou dvelopper une dimension de scurit et de dfense, et une certaine discrimination entre membres et non-membres est, par dfinition, invitable. L'objectif devrait donc tre de rduire l'impact ngatif de la discrimination, plutt que de faire comme si cette dernire pouvait tre entirement limine.

Les effets de la discrimination doivent tre tudis en priorit. A mesure que l'UE s'engagera plus avant dans les affaires de scurit et de dfense, ses membres jusqu'alors neutres se trouveront aux prises avec une contradiction de plus en plus marque entre leur non-appartenance l'OTAN et le fait que le dveloppement d'une politique commune de l'Europe en matire de dfense et de scurit est un processus intimement li l'Alliance atlantique.


Le Secrtaire gnral de l'OTAN, Lord Robertson ( droite), et le Secrtaire la dfense des Etats-Unis, William Cohen, changent quelques propos avant la runion du Conseil de l'Atlantique Nord en session des Ministres de la dfense, Bruxelles, le 2 dcembre 1999.
(Photo Belga - 10Kb)

La France connat une contradiction analogue. La question de sa pleine participation une nouvelle OTAN devra tre revue mesure que progressera l'initiative de dfense europenne. Il n'est gure concevable que les plans de dfense de l'Europe et ceux de l'OTAN puissent tre optimiss et harmoniss sans un engagement complet de la France. La politique de dfense commune de l'Europe pourrait fort bien conduire la France adopter une nouvelle approche l'gard de sa position vis--vis de l'OTAN, en dpit du fiasco diplomatique de 1996-1997, qui a vu le dsaccord franco-amricain sur l'avenir du commandement de la rgion Sud de l'OTAN empcher la pleine participation de la France la structure de commandement intgre de l'OTAN.

Quant l'autre aspect, plus traditionnel, du dbat sur la discrimination, l'UE ne devrait pas avoir trop de mal trouver des moyens appropris d'associer sa politique de dfense les membres de l'OTAN qui n'appartiennent pas l'Union. Aprs tout, la Hongrie, la Pologne et la Rpublique tchque seront sans doute membres part entire de l'UE lorsque cette politique sera prte tre mise en œuvre la force de raction rapide dont la cration a t dcide la runion que l'UE a tenue Helsinki est prvue pour 2003.

Le statut de la Turquie par rapport la dfense europenne revt une importance particulire, tant donn la position et le rle stratgiques cls de ce pays. Dans ce cas, cependant, le problme de la discrimination devrait tre largement attnu par la dcision capitale, galement prise Helsinki, d'admettre la Turquie poser sa candidature l'UE. Les progrs raliser sur cette voie seront difficiles, mais l'orientation est maintenant claire, et il serait surprenant, dans ce contexte, que l'UE et la Turquie n'arrivent pas mettre au point une association constructive en ce qui concerne les problmes de la dfense europenne.

Pour ce qui est de la discrimination, il reste rgler les cas de la Norvge et de l'Islande. Ni l'UE ni l'OTAN ne devraient tre dans l'impossibilit de traiter ces cas si elles y apportent toute l'attention et toute la rflexion voulues.

Au-del des trois D

L'OTAN et l'UE se doivent d'aller au-del de la rhtorique des trois D. Le ton positif des commentaires officiels des Etats-Unis aprs la runion d'Helsinki permet de penser que cette ralit est prsent largement comprise. Les questions suscites par la rsurgence soudaine et inattendue de la dfense europenne sont souvent difficiles rgler. Pourtant, elles peuvent et doivent tre traites de faon pragmatique, par la cration d'interfaces institutionnelles appropries, en particulier au niveau des relations de travail. Les difficults sont sans doute relles, mais elles ont un caractre pratique plutt qu'existentiel. Il n'existe pas a priori d'incompatibilit entre les principes politiques et stratgiques figurant dans les dcisions de l'OTAN sur ce sujet et ceux qui sont noncs dans les documents fondamentaux de l'Union europenne.

Note:

  1. SEAD: Neutralisation de la dfense arienne ennemie
  2. OEW: Guerre lectronique offensive
  3. GPS: Systme mondial de dtermination de la position
  4. CALCM: Missiles de croisire conventionnels lanceur arien