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Mise à jour: 28-Feb-2000 Revue de l'OTAN

Edition Web
Vol. 47 - No. 4
Hiver 1999
p. 12/15

Redfinir la mission de l'OTAN l'Age
de l'information

Joseph S. Nye, Jr.
Doyen de la Kennedy School of Government, ancien Secrtaire adjoint la dfense des Etats-Unis pour les affaires de scurit internationales (1994-1995)

Le Kosovo a montr comment l'effet CNN - la libre circulation de l'information et des cycles d'actualits abrgs - joue normment sur l'opinion publique, en donnant la vedette certains sujets qui, autrement, pourraient ne recevoir qu'une plus faible priorit. Les dirigeants des pays dmocratiques ont plus de mal que jamais maintenir un ensemble cohrent de priorits pour les questions de politique trangre et dterminer ce qui est dans l'intrt national. Joseph Nye analyse la rpartition du pouvoir dans le monde d'aujourd'hui, aprs la fin de la Guerre froide et l'arrive de l'Age de l'information, et il indique les critres qui pourraient aider orienter la politique de l'OTAN dans le nouvel environnement stratgique du XXIe sicle.

Le Kosovo a mis en lumire de faon spectaculaire un problme plus vaste: comment l'OTAN devrait-elle dfinir sa mission l'Age de l'information? A l'poque de la Guerre froide, l'objectif qui consistait endiguer la puissance sovitique tait une sorte d'toile polaire guidant la politique de l'OTAN. La tche officielle de cette dernire tait simple et bien dfinie: dissuader le Pacte de Varsovie de lancer une invasion contre les Etats membres. Aprs l'effondrement de l'Union sovitique, quelles devraient tre les limites de la mission de l'OTAN? La crise du Kosovo a provoqu une raction de colre de l'OTAN, qui, pour la premire fois, est intervenue militairement, dans une rgion extrieure la zone du Trait de l'Alliance, en poursuivant des objectifs humanitaires dclars. De quels critres l'OTAN pourrait-elle s'inspirer pour sa politique concernant la menace (ou l'emploi) de la force dans le nouvel environnement stratgique du XXIe sicle?

Le monde l'Age de l'information

Nous devons tout d'abord bien voir comment se répartit le pouvoir à l'Age de l'information. Pour certains, la fin du monde bipolaire marque l'avènement de la multipolarité, mais ce n'est pas là une très bonne description d'un monde dans lequel un seul pays, les Etats-Unis, dispose d'une puissance tellement supérieure à celle de tous les autres. En revanche, parler d'unipolarité n'est pas non plus décrire la situation de façon très satisfaisante, car on exagère alors les moyens qu'ont les Etats-Unis de parvenir à leurs fins.

En réalité, la répartition du pouvoir ressemble aujourd'hui à un jeu d'échecs à trois dimensions. En haut, l'échiquier militaire est unipolaire, car les Etats-Unis y ont une très large avance sur tous les autres pays. Au milieu, l'échiquier économique est multipolaire, les Etats-Unis, l'Europe et le Japon apportant les deux tiers du produit mondial. En bas, cependant, l'échiquier des relations transnationales, qui traversent les frontières en échappant au contrôle des gouvernements, représente une structure de pouvoir plus dispersée.

Cette complexité rend l'élaboration des politiques plus difficile. Elle impose de jouer sur plusieurs échiquiers en même temps. En outre, s'il ne faut pas ignorer l'importance que conserve la force militaire dans la poursuite de certains objectifs, il ne faut pas non plus que l'unipolarité militaire fasse croire que le pouvoir des Etats-Unis est plus grand que ce qu'il est dans les autres dimensions. Les Etats-Unis sont une puissance prépondérante, mais non dominante.

Il faut également faire toujours la distinction entre le «pouvoir de la force» - le pouvoir de coercition économique et militaire d'un pays - et le «pouvoir des idées» la possibilité d'exercer un attrait culturel et idéologique (1).

Les valeurs démocratiques et humanitaires occidentales que l'OTAN a été chargée de défendre, en 1949, sont d'importantes sources du pouvoir des idées. Les deux sortes de pouvoir sont indispensables, mais, à l'Age de l'information, le pouvoir des idées gagne du terrain.

L'afflux des informations diffusées à peu de frais a fait grandir le nombre des canaux de communication transnationaux. Les marchés mondiaux et les acteurs non gouvernementaux jouent un rôle plus important. Les Etats sont plus aisément pénétrables et correspondent moins à l'image classique des boules de billard qui rebondissent les unes contre les autres. Ainsi, les dirigeants ont plus de mal à maintenir un ensemble cohérent de priorités en matière de politique étrangère et à définir un seul et unique intérêt national.

S'agissant des intérêts collectifs des membres de l'OTAN, les divers phénomènes de l'Age de l'information s'exercent dans des directions différentes. D'un côté, on peut raisonnablement penser que la révolution de l'information aura, à long terme, des effets bénéfiques pour les démocraties. Les sociétés démocratiques peuvent générer des informations crédibles parce que celles-ci ne représentent pas pour elles une menace. En revanche, les Etats autoritaires vont connaître des difficultés plus grandes. Les gouvernements peuvent limiter l'accès de leurs administrés à l'Internet et aux marchés mondiaux, mais il leur en coûtera beaucoup. Singapour et la Chine, par exemple, sont actuellement aux prises avec ces problèmes.

L'effet CNN

D'un autre ct, certains phnomnes de l'Age de l'information sont moins faciles grer. La libre diffusion de l'information dans les socits ouvertes a toujours eu un impact sur l'opinion publique et sur la formulation de la politique trangre, mais aujourd'hui, les informations affluent, et les cycles d'actualits abrgs imposent des dlibrations plus rapides. Centres sur certains conflits et certains problmes relatifs aux droits de l'homme, les missions poussent les politiques ragir certains problmes extrieurs plutt qu' d'autres. L'effet CNN rend plus difficile de ne pas donner la vedette des sujets qui, autrement, pourraient ne recevoir qu'une priorit plus faible. A prsent, le dveloppement de l'interactivit des groupes militants sur l'Internet va faire que les dirigeants des pays dmocratiques auront plus de mal que jamais maintenir un ensemble cohrent de priorits.

L'esprit de clocher l'chelle mondiale


Les technologies des communications produisent-elles un seul village cosmopolite, ou un ensemble confus de villages mondiaux? Le dveloppement de linteractivit des groupes militants sur lInternet fait que les dirigeants des pays dmocratiques ont plus de mal maintenir un ensemble cohrent de priorits en matire de politique. (Photo Reuters - 60Kb)

Il y a aussi le problème que constitue l'effet des flux d'informations transnationaux sur la stabilité des communautés nationales. Le gourou des médias canadiens Marshall McLuhan a un jour prédit que les technologies des communications allaient faire du monde un village. Au lieu d'un seul village cosmopolite, elles pourraient produire un ensemble confus de villages mondiaux, avec toutes les querelles de clocher qu'implique le mot «village», mais aussi avec une conscience plus grande des inégalités qui existent au niveau de la planète. Les forces économiques mondiales perturbent les modes de vie traditionnels, et elles ont pour effet d'accroître à la fois l'intégration économique et la désintégration des communautés.

Cela vaut particulièrement pour les Etats restés en position de faiblesse après l'effondrement de l'Union soviétique et des anciens empires européens d'Afrique. Les initiateurs de l'action politique utilisent les canaux d'information peu coûteux pour mobiliser les mécontents, en provoquant l'émergence de communautés tribales, de mouvements nationalistes répressifs ou de communautés ethniques et religieuses transnationales. Il en résulte une relance des appels à l'autodétermination, une montée de la violence et des violations des droits de l'homme - tout cela en présence des caméras de télévision et sur l'Internet. Un ensemble de problèmes critiques s'ajoute ainsi au programme de la politique étrangère.

Les diffrentes classes de risques pour la scurit

William Perry et Ashton Carter ont rcemment propos un classement des risques pour la scurit des Etats-Unis (2), dont on peut aussi utilement s'inspirer pour les intrts stratgiques de l'OTAN:

  • la liste A: les menaces classes parmi celles que l'Union sovitique prsentait pour la survie de l'Occident;
  • la liste B: les menaces imminentes pour les intrts (mais non pour la survie) de l'Occident telles qu'elles ressortaient de la Guerre du Golfe;
  • la liste C: les principales situations d'urgence qui affectent indirectement la scurit de l'Ouest, mais ne menacent pas directement les intrts occidentaux, telles que les crises du Kosovo, de la Bosnie, de la Somalie et du Rwanda.

Il est frappant de voir à quel point la «liste C» a dominé le programme de politique étrangère des Etats-Unis et de constater qu'une crise de la «liste C» a provoqué la première action militaire menée par l'OTAN au cours des 50 années de son histoire. Carter et Perry y voient l'effet de l'absence de menaces de la «liste A» depuis la fin de la Guerre froide. Il existe cependant une autre raison: les problèmes de la «liste C» sont de nature à retenir prioritairement l'attention des médias à l'Age de l'information. Les images dramatiques des conflits humains de l'actualité et des souffrances qu'ils entraînent sont beaucoup plus faciles à transmettre au public que des abstractions de la «liste A» comme la possibilité d'une «Russie de Weimar» ou les risques d'effondrement du système international d'échanges commerciaux et d'investissements. Pourtant, si ces vastes problèmes stratégiques devaient prendre une tournure inquiétante, ils auraient une incidence bien plus grande sur la vie de la plupart de la population des pays de l'OTAN.

La liste C


Un soldat amricain monte la garde un poste de dfense install Mogadiscio, en Somalie, en juin 1993. (Photo Reuters - 49Kb)


La réalité de l'Age de l'information est que les problèmes de la «liste C» dans lesquels les droits de l'homme jouent un rôle clé, comme dans les cas de la Somalie, de la Bosnie et du Kosovo, viennent d'eux-mêmes au premier plan parce qu'ils sont de nature à retenir l'attention. Cependant, une politique en matière de droits de l'homme n'est pas une politique stratégique: c'est une partie importante de la politique étrangère. Ainsi, à l'époque de la Guerre froide, l'Ouest tolérait souvent les violations des droits de l'homme commises par des régimes qui étaient indispensables pour faire contrepoids à la puissance soviétique - par exemple en Corée du Sud avant le passage de ce pays à la démocratie.

Il reste que l'intérêt plus largement accordé aux préoccupations humanitaires détourne souvent l'attention des questions stratégiques de la «liste A». Par ailleurs, étant donné que les arguments moraux servent de cartes maîtresses, et que les images ont plus de poids que les mots, les discussions sur des compromis sont fréquemment rendues difficiles par les passions qu'elles soulèvent.

Le problème dans ces cas est que l'intérêt humanitaire qui déclenche l'action se révèle souvent beaucoup plus large que profond. Par exemple, l'empressement des Etats-Unis à venir en aide aux Somaliens en proie à la famine (des seigneurs de la guerre leur ayant coupé les vivres) a disparu lorsque les
téléspectateurs ont vu les cadavres de soldats américains traînés dans les rues de Modagiscio. Ce genre de revirement est parfois attribué au fait que les Américains n'aiment guère que leurs troupes subissent des pertes. Cette explication est cependant trop facile. Quand les Etats-Unis sont entrés dans la Guerre du Golfe, ils s'attendaient à quelque dix mille morts et blessés, mais l'enjeu dépassait alors les simples questions humanitaires. Pour dire les choses comme elles sont, les Américains acceptent mal que leurs troupes subissent des pertes quand leurs seuls intérêts sont des intérêts humanitaires sans contrepartie.

L'ironie, c'est que la réaction à des cas comme celui de la Somalie peut non seulement détourner l'attention des sujets d'intérêt de la «liste A» et limiter la volonté de s'en préoccuper, mais aussi avoir une incidence négative sur l'action à mener dans des crises humanitaires encore plus graves. L'un des effets directs du désastre en Somalie a été le fait que les Etats-Unis, ainsi que d'autres pays, n'ont apporté ni soutien ni renforts à la force de maintien de la paix des Nations Unies au Rwanda, qui, en 1994, aurait pu limiter ce qui a été un véritable génocide.

Les enseignements pour l'Alliance


Le mmorial officiel ddi aux victimes du gnocide dans le village de Ntarama, au Rwanda, o 5 000 personnes ont t tues en avril 1994. (Photo Reuters - 90Kb)

Il n'est pas facile de trouver une réponse à de tels problèmes. Il ne suffirait pas d'éteindre nos téléviseurs ou de débrancher nos ordinateurs, même si nous le voulions. Les risques de la «liste C» ne peuvent pas être simplement passés sous silence. Cependant, il importe de tirer et d'appliquer avec prudence certains enseignements qui peuvent aider à faire entrer ces problèmes dans la stratégie plus large qu'implique la poursuite de l'intérêt national.

Premièrement, il existe de multiples niveaux de préoccupations humanitaires et de nombreux degrés d'intervention, tels que la condamnation, les sanctions visant des individus, les sanctions générales et diverses formes de recours à la force. L'OTAN devrait réserver le recours à la force aux cas les plus flagrants.

Deuxièmement, lorsque l'Alliance fera effectivement usage de la force, il faudra se rappeler certains principes de la doctrine de la «guerre juste»: il devra s'agir d'une cause juste aux yeux de l'opinion; nous devrons choisir judicieusement les moyens utilisés, afin d'éviter autant que possible de frapper des innocents; nos moyens devront être à la mesure de nos objectifs, et les conséquences positives devront être hautement probables (plutôt que simplement souhaitées).

Troisièmement, les pays de l'OTAN devront, d'une façon générale, éviter de recourir à la force, sauf dans les cas où à leurs intérêts humanitaires s'ajouteront de puissants intérêts d'ordre stratégique. Ces conditions étaient celles de la Guerre du Golfe, où les préoccupations de l'Ouest comprenaient non seulement l'agression contre le Koweït, mais aussi les approvisionnements en énergie et les alliés régionaux.

Quatrièmement, la réaction de l'opinion aux crises humanitaires peut varier d'une démocratie à l'autre. C'est pourquoi l'OTAN devrait faire sienne l'idée de groupes de forces interarmées multinationales qui seraient séparables, mais non séparés, de l'Alliance et encourager l'Europe à se montrer plus désireuse et plus capable d'assumer un rôle de chef de file dans ces domaines.

Cinquièmement, nous devrions définir et traiter plus clairement
les cas de génocide caractérisé. Au plan humanitaire, l'Ouest a un réel souci de ne pas permettre que se produise un nouvel Holocauste. Pourtant, c'est exactement ce que nous avons fait au Rwanda en 1994. Nous devons travailler davantage à organiser la prévention et le traitement des génocides caractérisés. Malheureusement, la Convention sur le génocide est un texte si vague, et le terme est utilisé de façon si abusive à des fins politiques, qu'il existe dans ce domaine un risque de banalisation. Cependant, une interprétation strictement historique inspirée des précédents de l'Holocauste et du Rwanda en 1994 peut aider à éviter une telle distorsion.

Enfin, les pays de l'OTAN ne devraient intervenir qu'avec beaucoup de prudence dans les guerre civiles ayant pour enjeu l'autodétermination. Ce principe est dangereusement ambigu: des atrocités sont souvent commises par les deux parties («génocide réciproque»), et les précédents risquent d'avoir des conséquences catastrophiques.

Aucun de ces critères ne suffit à régler la question de savoir comment déterminer la mission de l'OTAN à l'Age de l'information. Mais les résultats seront meilleurs si l'on part d'une corrélation entre les valeurs de l'Alliance et sa puissance, et aussi de l'idée que toute mission humanitaire doit être menée de façon rationnelle dans des limites prudentes.

Footnotes:

  1. Joseph S. Nye, Jr., Bound to Lead: The Changing Nature of American Power (New York Basic Books, 1990, chapitre 2).
  2. Ashton B. Carter et William J. Perry, Preventive Defense: A New Security Strategy for America (Washington, D.C., Brookings Institution Press, 1999), pp. 11-15.