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Mise à jour: 21-Jan-2000 Revue de l'OTAN

Edition Web
Vol. 47 - No. 3
Automne 1999
p. 24-27

L'OTAN devrait-elle prendre l'initiative de la formulation d'une doctrine en matière d'intervention humanitaire?

Ove Bring,
professeur de Droit international
Collège de défense suédois et Université de Stockholm

L'intervention de l'OTAN au Kosovo visait à mettre un terme à la purification ethnique dans la province et à assurer le retour en toute sécurité des Kosovars albanais. Cette intervention a eu pour conséquence la mise en conflit de principes fondamentaux régissant les relations internationales - souveraineté des Etats, non recours à la force et respect des droits de l'homme -, ce qui a suscité un débat public d'une considérable ampleur. L'auteur fait valoir la nécessité urgente de formuler une doctrine en matière d'intervention humanitaire, en s'appuyant sur la norme internationale qui s'affirme peu à peu et qui accorde la préséance à la protection des droits de l'homme sur la souveraineté dans certaines circonstances. Il recommande en outre que l'OTAN prenne l'initiative en la matière.

La campagne de bombardement alliée contre des cibles stratégiques en République fédérale de Yougoslavie s'est déroulée sans que l'OTAN avance le moindre argument juridique pour justifier son attitude. Lorsqu'un groupe d'étudiants suédois en droit international de l'université de Stockholm a rendu visite, en avril 1999, au siège de l'OTAN à Bruxelles, ils se sont entendu dire qu'il n'existait pas de position arrêtée de l'Alliance en la matière, mais qu'il appartenait aux gouvernements et capitales des pays membres participants de procéder à une évaluation de la situation au regard du droit international et de fournir la ou les justifications considérées comme pertinentes.


Chasss du Kosovo par les Serbes, des rfugis kosovars albanais sont parvenus jusqu la ville frontalire de Kukes, dans le nord de lAlbanie, do ils sont achemins plus au sud pour leur scurit par les forces de maintien de la paix de lOTAN, le 25 mai. (photo AP - 46Kb)

D'un point de vue politique et juridique, cette réponse n'était pas satisfaisante à l'époque, pas plus qu'elle ne l'est aujourd'hui, alors que la campagne de l'OTAN a atteint son objectif consistant à établir une présence internationale au Kosovo pour protéger les droits de l'homme dans la province. En tant qu'organisation, l'OTAN, ou ses membres agissant de concert, devraient - au profit de la communauté internationale - exposer les raisons qui ont justifié cette action collective, que l'histoire considérera probablement comme un cas d'intervention humanitaire.

Tout groupe d'Etats qui s'écarte du principe fondamental de non recours à la force énoncé dans la Charte des Nations Unies (1) doit s'attendre à devoir justifier sa position du point de vue juridique. La question est de savoir si l'action de l'OTAN doit être considérée comme illégale ou comme:

  • une entorse exceptionnelle au droit international;
  • une action qui repose sur une nouvelle interprétation de la Charte des Nations Unies en conformité avec le droit international moderne;
  • une tentative de faire évoluer le droit international pour consacrer, en cas de crise humanitaire, la primauté de la protection des populations sur la souveraineté des Etats.

Il est de l'intérêt de l'OTAN (et, à mon sens, de la communauté internationale dans son ensemble) que le point de vue de l'illégalité ne l'emporte pas. Quelle que soit la manière dont l'action de l'OTAN puisse être expliquée - comme entorse au droit, intervention conforme au droit ou élément contribuant à l'évolution progressive du droit -, la communauté internationale n'a reçu à ce jour aucune réponse claire. En fournissant une telle réponse, l'OTAN pourrait influencer l'état du droit. Elle y a déjà contribué dans la pratique, mais il lui reste à énoncer le principe moteur. La «diplomatie silencieuse» représente une méthode inadéquate dans ce cas, parce qu'elle risque de donner l'impression que l'OTAN considère elle-même son action comme illégale et que - même si elle a mené avec succès une «guerre juste» - elle n'est pas prête à livrer la bataille intellectuelle en vue de l'établissement d'un ordre international davantage centré sur les droits de l'homme, qui intègre le concept d'intervention humanitaire.

L'émergence d'une norme internationale

La plupart des spécialistes du droit international reconnaîtront que, sous sa forme actuelle, la Charte des Nations Unies ne permet pas de justifier le bombardement de la Yougoslavie, étant donné que cette action ne reposait pas sur une décision du Conseil de sécurité aux termes du chapitre VII (2) de cette Charte, pas plus qu'elle n'était menée dans un souci de légitime défense collective aux termes de l'article 51 de celle-ci. Or, il s'agit là des deux seules justifications du recours à la force qui sont actuellement prévues en droit international.

Il n'en demeure pas moins que nombre de ces mêmes spécialistes conviendront également qu'une tendance existe aujourd'hui, au sein de la communauté internationale, en faveur d'un meilleur équilibre entre la sécurité des Etats, d'une part, et la sécurité des populations, de l'autre (comme l'a également recommandé la Commission Carlsson-Ramphal sur la gouvernance globale (3) dans son rapport «Notre voisinage global» en 1995).

Des déclarations récentes de M. Kofi Annan, Secrétaire général des Nations Unies s'inscrivent également dans cette tendance. S'adressant à la Commission des droits de l'homme à Genève, le 7 avril - au début de la campagne de bombardement de l'OTAN - et faisant référence au «sentiment universel d'indignation» suscité par la répression exercée contre les Kosovars albanais par le régime de Milosevic, il a déclaré: «On constate l'émergence lente, mais inexorable, je pense, d'une norme internationale contre la répression violente des minorités, qui aura et doit avoir la préséance sur les questions de souveraineté.» Kofi Annan a ajouté que la Charte des Nations Unies ne devrait «jamais conforter ni [être] une source de justification» pour «les coupables de violations flagrantes et révoltantes des droits de l'homme».

La question de la protection des droits de l'homme acquiert une importance croissante. Il convient toutefois de donner un sens concret à cette protection. Les principales menaces pour la sécurité dans le monde actuel ne se trouvent pas dans les relations entre Etats, mais sont constitués par les menaces que les gouvernements eux-mêmes font peser sur leurs propres citoyens. Le droit international s'adapte lentement à cette évolution, en établissant de nouvelles structures globales et régionales de maintien de la paix et d'imposition de celle-ci. L'énoncé de nouvelles doctrines relatives à l'utilisation de ces structures contribuerait à l'évolution progressive du droit.

La résolution «S'unir pour la paix»

Le pouvoir de veto des cinq membres permanents du Conseil de sécurité est remis en question sous sa forme actuelle. Lors de la guerre de Corée (1950-53), la majorité occidentale de l'époque au sein des Nations Unies refusa d'admettre que l'action du Conseil de sécurité pût être bloquée et influencée par le recours au veto de l'Union soviétique, alors que la paix était menacée ou violée. La résolution «S'unir pour la paix», adoptée par l'Assemblée générale des Nations Unies en novembre 1950 permettait à une majorité qualifiée de l'Assemblée d'assumer la responsabilité du maintien de la paix et de la sécurité internationale lorsque le Conseil de sécurité s'avérait incapable ou non disposé à le faire.

Lors de la crise du Kosovo - alors que la Russie et la Chine menaçaient d'opposer leur veto à toute résolution du Conseil de sécurité en faveur d'une intervention -, l'OTAN aurait pu faire appel à l'Assemblée générale dans le cadre du mécanisme «S'unir pour la Paix» pour obtenir l'approbation de son intervention armée. Comme le débat sur le Kosovo n'avait pas entraîné de division nord-sud (une proposition russe hostile à l'OTAN avait été rejetée au Conseil de sécurité le 26 mars 1999 par l'Argentine, le Bahrein, le Brésil, le Gabon, la Gambie et la Malaisie, notamment), une majorité qualifiée soutenant et légitimant l'action de l'OTAN aurait été tout à fait possible.

On parle souvent de «processus» en matière de droit et de «processus social mondial» en matière de droit international. Ce dernier intègre les pratiques concrètes des Etats, d'autres positions des gouvernements, les attentes de différents groupes et les exigences de valeurs formulées par différents acteurs de la communauté mondiale, dont les organisations intergouvernementales (OIG) et non gouvernementales (ONG). L'issue de ce processus est influencée par l'autorité qu'exerce les participants et les arguments persuasifs qu'ils font valoir. Les sessions à venir de l'Assemblée générale des Nations Unies et d'autres enceintes internationales offriront aux différents pays l'occasion d'accepter ou de rejeter les démarches visant à légitimer ou à critiquer l'intervention au Kosovo. Dans l'intérêt de l'évolution progressive du droit international, l'OTAN et/ou ses principaux pays membres devraient participer à ce processus en énonçant une doctrine en matière d'intervention humanitaire, afin de tenter de donner objectivement un sens au passé au profit de l'avenir.

Un précédent d'intervention


Sadressant la Commission des droits de lhomme Genve, le 7 avril, M. Kofi Anan, Secrtaire gnral des Nations Unies, exprime le sentiment universel dindignation suscit par la rpression exerce contre les Kosovars albanais par le rgime yougoslave. (photo Belga)

On peut comprendre que les responsables de l'OTAN se soient jusqu'à présent montrés réticents à envisager l'Alliance comme une organisation internationale aux termes du chapitre VIII (4) de la Charte des Nations Unies, par crainte de voir une telle catégorisation comporter des obligations supplémentaires dans le contexte des Nations Unies. Cette crainte n'est toutefois pas fondée. Le chapitre VIII consacre la légitimité et l'utilité des organisations et des accords de sécurité régionaux, mais n'impose aucune obligation autre que celles qui incombent déjà aux Etats dans le cadre de la Charte des Nations Unies (notamment aux termes du chapitre VII). En tant qu'organisation d'autodéfense collective, l'OTAN se doit de reconnaître qu'elle constitue une organisation de sécurité régionale dans le sens de la sécurité collective énoncée par le chapitre VIII, qui pourrait servir de base pour définir son action au Kosovo comme un cas d'intervention humanitaire.

De la sorte, et bien qu'elle n'ait pas été autorisée par le Conseil de sécurité comme l'exige l'article 53 du chapitre VIII, l'action entreprise au Kosovo pourrait être considérée comme un précédent d'intervention humanitaire collective (et pas unilatérale), menée par une organisation à l'issue d'un processus de prise de décision collective. Ce précédent pourrait en outre se caractériser comme un refus de la passivité face à une crise humanitaire, ouvrant ainsi la voie à une réflexion sur la nécessité pour le droit international de se relier à la moralité internationale. Il est en effet difficilement admissible qu'une population en danger immédiat de génocide soit abandonnée à son sort.

La «Déclaration sur les relations amicales» (1970) de l'Assemblée générale réaffirmait «un devoir de coopérer» dans le cadre du système établi par la Charte. Une interprétation moderne de ce principe devrait obliger les Etats à faire tout leur possible - y compris recourir à une action armée en dernier ressort - pour éviter une crise humanitaire. Un «devoir d'ingérence» impliquant le recours à la force (tel qu'invoqué par le Ministre français des affaires étrangères Roland Dumas en relation avec les Kurdes irakiens en 1991) face à des crises de ce genre est difficilement concevable. Mais la communauté internationale devrait percevoir un «devoir d'agir», même dans des situations où le Conseil de sécurité est paralysé par un veto. Le droit international moderne devrait réserver une possibilité d'intervention aux organisations régionales lorsque la volonté politique en ce sens et la capacité militaire existent. Si le besoin s'en fait sentir, il faudrait exciper du précédent «S'unir pour la paix» pour soumettre la question à l'Assemblée générale, afin d'obtenir l'approbation des Nations Unies en dehors du cadre du Conseil de sécurité.

De strictes conditions à toute intervention


Le 10 juin, les membres du Conseil de scurit des Nations Unies approuvent le plan de paix pour le Kosovo, la Chine seule prfrant sabstenir. (photo Reuters - 61Kb)

Comme l'ont précisé un certain nombre de juristes (5), toute intervention impliquant le recours à la force, en l'absence d'une autorisation du Conseil de sécurité, doit être soumise à de strictes conditions, définies dans le cadre d'une nouvelle doctrine en la matière. Les exigences ci-après devraient être satisfaites:

  • il doit s'agir d'un cas de violation flagrante des droits de l'homme, assimilable aux crimes contre l'humanité;
  • toutes les possibilités de règlement pacifique disponibles doivent avoir été épuisées;
  • le Conseil de sécurité doit s'avérer incapable ou non désireux de mettre un terme aux crimes contre l'humanité;
  • le gouvernement de l'Etat où les atrocités sont commises doit être incapable ou non désireux de corriger la situation;
  • la décision d'entreprendre une action militaire pourrait être prise par une organisation régionale au titre du chapitre VIII de la Charte des Nations Unies, en excipant du précédent «S'unir pour la paix» pour obtenir l'approbation de l'Assemblée générale le plus rapidement possible; ou cette décision pourrait être prise directement par une majorité des deux tiers de l'Assemblée générale, conformément à la procédure «S'unir pour la paix»;
  • le recours à la force doit être proportionné au problème humanitaire qui se pose et conforme au droit humanitaire international relatif aux conflits armés;
  • le but de l'intervention humanitaire doit strictement se limiter à mettre fin aux atrocités et à édifier un nouvel ordre de sécurité pour la population du pays concerné.

L'initiative doit revenir aux membres de l'OTAN

On observe un vaste mouvement d'opinion au sein de la communauté internationale en faveur de l'intervention dans les cas de violations flagrantes et systématiques des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Des actes de ce type sont inacceptables cinquante années après l'adoption de la Déclaration universelle des droits de l'homme.

La formulation d'une doctrine en matière d'intervention humanitaire représenterait un aboutissement juridique souhaitable de la crise du Kosovo et constituerait un immense pas en avant pour l'ordre international. Les pays de l'OTAN devraient prendre l'initiative de cette entreprise méritoire, en recensant les questions à traiter et en les soumettant aux enceintes internationales appropriées.

Notes:

  1. Chapitre I: Buts et principes, article 2.
  2. Chapitre VII: Action en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et dacte dagression, articles 39 51.
  3. Un groupe indpendant de 28 dirigeants form en 1992 par Willy Brandt, issu de la Commission Brandt et coprsid par Ingvar Carlsson, Premier ministre sudois de lpoque, et Shridath Ramphal du Guyana, alors Secrtaire gnral du Commonwealth.
  4. Chapitre VIII: Accords rgionaux, articles 52 54.
  5. Michael Reisman & Myres McDougal en 1973, Richard Lillich en 1993, et Antonio Cassese en 1999.