NATO Review

Edition Web
No. 3 - Mai-
Juin. 1997
Vol. 45 -
pp. 19-22

La Suède et l'Alliance:
non pas quand mais comment?

Ann-Sofie Dahl

Secrétaire générale du Conseil atlantique suédois



Dahl
Le Dr. Ann-Sofie Dahl, née Nilsson, est Secrétaire générale et cofondatrice du Conseil atlantique suédois. Politologue précédemment associée aux universités de Princeton et Georgetown, elle termine actuellement un manuscript sur les perceptions américaines de la région nordique, à paraître en fin d'année. (21Kb)
Quoique participant activement au programme de Partenariat pour la paix et à l'opération de maintien de la paix conduite par l'OTAN en Bosnie, la Suède maintient sa politique de non-alignement. Beaucoup se demandent, de ce fait, à quoi sert encore le non-alignement dans l'après-Guerre froide. L'auteur soutient que l'heure est venue de procéder à une profonde réévaluation de la politique de la Suède dans le domaine de la sécurité, et en particulier de réfléchir à ce que sera, dans l'avenir, sa relation avec l'Alliance, notamment alors que l'OTAN se transforme et s'élargit.

La politique actuelle de la Suède en matière de sécurité doit paraître bien déroutante au reste du monde. Certains Alliés plaisantent même en parlant de la Suède comme du dix-septième membre de l'OTAN en raison des contacts étroits qu'elle entretient avec l'Alliance depuis sa fondation, mais sans assumer pour autant les obligations officielles d'un Allié. Elle participe activement au programme de Partenariat pour la paix de l'OTAN et son expérience du maintien de la paix en Bosnie et au-delà a montré qu'elle n'est pas seulement consommatrice de sécurité. En outre, grâce à son niveau de préparation militaire, le pays serait théoriquement en mesure de rejoindre l'Alliance sans grand problème.

Aussi certains observateurs se demandent-ils pourquoi la Suède demeure si fermement attachée à sa doctrine sécuritaire traditionnelle de non-alignement, alors qu'à tous points de vue elle fonctionne comme un allié de l'OTAN. Quel avenir attend le non-alignement suédois, alors que plusieurs pays voisins s'apprêtent à adhérer à l'OTAN?

Les questions se multiplient, ne faisant qu'augmenter au rythme de la redéfinition de la nouvelle architecture de sécurité européenne. Et si de l'extérieur, la politique suédoise en matière de sécurité peut être déroutante, elle l'est à peine moins vue de l'intérieur. Comme l'ex-ministre des Affaires étrangères de Suède, la baronne Margaretha af Ugglas, l'a expliqué dans cette revue il y a trois ans (1), ce que l'on appelait la "neutralité suédoise" est désormais couramment désigné par le terme "non-alignement" qui est juridiquement correct en temps de paix. Et il ne s'agit pas d'un simple exercice de sémantique. Ce changement de désignation officiel provient du nouveau rôle du pays en tant que membre de l'Union européenne (UE). La neutralité idéologique a été définitivement éliminée, le non-alignement se réduisant simplement à l'absence d'obligations militaires.

De surcroît, l'emploi du terme "non-alignement" a témoigné d'une nouvelle volonté d'aider concrètement et moralement (et non militairement) les petits Etats vulnérables de la Baltique en cessant toute association entre non-alignement en temps de paix et politique de neutralité en temps de guerre. L'adoption automatique d'une attitude neutre correspondait mal au grand sentiment de solidarité avec les trois voisins orientaux que l'ancien gouvernement de Carl Bildt avait placés au c ur de la politique de sécurité de la Suède.

En effet, le non-alignement est un curieux mélange d'éléments hérités du passé, de préoccupations intérieures et de considérations relevant plutôt de la politique étrangère que de la sécurité. Il n'est guère surprenant qu'une politique officiellement reconnue comme ayant maintenu la Suède en dehors de la guerre pendant près de deux siècles soit accueillie très positivement par la population. En réalité, la chance et de bons contacts - avec l'Occident du temps de la Guerre froide - sont sans doute à l'origine de la période de paix et de stabilité exceptionnellement longue qu'a connue la Suède.

Mais le mythe selon lequel la paix a été une conséquence directe de la neutralité de la Suède est difficile à détruire. Le fait que des politiques du même genre menées dans d'autres pays n'aient pas eu une issue aussi heureuse - il suffit d'en référer aux Belges, Néerlandais, Luxembourgeois, Danois ou Norvégiens - est généralement passé sous silence dans le débat public, ou rejeté comme inapproprié.

Alors, pourquoi renoncer à une stratégie gagnante? Du temps de la Guerre froide, les sentiments de la population à ce sujet n'ont jamais été véritablement étudiés, parce que tout signe critique ou de désaccord était fortement découragé, une telle fausse note pouvant, pensait-on, menacer le front commun qu'une politique de neutralité crédible était censée exiger. En revanche, récemment, et en très peu de temps, le pays a connu une vague de sondages sur la politique de sécurité.

L'un d'eux, effectué en 1996 et montrant que soixante-dix pour cent de la population était favorable au "maintien de la neutralité", a été plusieurs fois mentionné par Thage G. Peterson, ancien ministre de la Défense, comme témoignage d'un réel soutien à la politique de non-alignement. Il a pourtant été allégué que les questions posées étaient tendancieuses et visaient à favoriser des réponses négatives envers tout changement.

Un sondage ultérieur, effectué par le Conseil national de la défense psychologique a introduit dans son questionnaire l'idée d'autres orientations possibles. Cette fois, soixante et un pour cent de personnes interrogées se sont déclarées favorables à l'idée d'une participation suédoise à une future coopération européenne dans le domaine de la défense, et cinquante-cinq pour cent ont répondu que la Suède devrait accroître ses contacts avec l'OTAN. Les partisans d'un tel abandon du non-alignement n'appartenaient pas à un parti politique ou à une tendance idéologique spécifique. Il y avait même parmi eux des adversaires de l'adhésion à l'Union européenne.

La tendance de l'opinion publique est donc difficile à déterminer dans la Suède d'aujourd'hui. La politique de sécurité n'est pas, en général, un thème facile à traiter dans un sondage. Cela apparaît particulièrement flagrant lorsque les tentatives pour élargir le débat aboutissent à la condamnation et à l'isolement politiques, comme cela s'est déjà plusieurs fois produit. Dans ce contexte, il est important de comprendre la place qu'a tenu la neutralité dans la société suédoise en général. Après avoir été simplement la doctrine de sécurité du pays, elle est devenue, au fil des ans, un principe-clé de l'identité nationale suédoise. (2)

Dans un pays qui, à de nombreux égards, dans la vie, est favorable à la voie médiane, il était peut-être logique que cette inclination générale touche aussi la politique de sécurité. Tout au long de la Guerre froide, et bien que non engagée dans le conflit idéologique entre la démocratie et la dictature, la Suède a présenté cette " troisième voie" des petits Etats comme moralement supérieure. Et sa situation géographique - et celle de la région nordique - entre les deux superpuissances n'a fait que renforcer cette attitude.

Par ailleurs, la "troisième voie" a été exportée, notamment dans le Tiers-Monde, où les politiques activistes de la Suède non alignée lui ont valu une image d'ardent défenseur des pays moins développés. Des traces de cette politique sont tangibles à plusieurs niveaux, comme dans la politique de sécurité et dans l'idée fort répandue que le non-alignement permet à un gouvernement de mener une politique activiste ou de s'engager dans des activités comme la médiation, l'aide au développement et le désarmement. Cette attitude pourrait être tout simplement rejetée comme le résultat d'une mauvaise interprétation - il suffit de penser à celles de membres de l'OTAN comme la Norvège, le Danemark ou les Pays-Bas, que l'on peut difficilement accuser de passivité sur la scène internationale - mais il importe de bien comprendre l'impact de cette idée sur la manière dont le gouvernement actuel conçoit sa politique de sécurité future.

Solana & Bildt
M. Carl Bildt, ancien Premier ministre suédois (à droite) et Haut Représentant de la communauté internationale en Bosnie, s'adressant à M. Solana, Secrétaire général, lors de la session ministérielle de l'OTAN en décembre dernier. (Photo OTAN 23Kb)

Le non-alignement de la Suède a cependant aussi un volet plus pragmatique, comme le montre son engagement en Bosnie. Ce mélange de pragmatisme envers le règlement des problèmes et de désir idéaliste et activiste de contribuer au nouvel ordre de sécurité en Europe est tout à fait caractéristique de la position suédoise. Curieusement, la passation de commande des Nations unies à l'OTAN lors de l'opération de maintien de la paix en Bosnie suscita peu d'intérêt en Suède. Le changement d'identité qui s'est opéré lorsque les soldats suédois ont coiffé les bérets de l'OTAN n'a guère fait plus de remous que la décision de participer au programme du Partenariat pour la paix lancé par l'Alliance. En fait, le souhait initialement exprimé par M. Peterson, ancien ministre de la Défense, que les soldats suédois stationnent dans des zones où aucun combat n'était prévisible, fut vivement critiqué comme témoignant d'un manque de confiance dans le professionnalisme de ses propres troupes.

L'expérience bosniaque n'est qu'une des nombreuses preuves de la relation étroite qu'entretient désormais ouvertement la Suède avec l'OTAN. On aurait pu penser que la question des rapports entre la Suède et l'Alliance serait de moins en moins sujette à controverse avec la fusion progressive des deux doctrines traditionnelles: l'officielle (neutralité et non-alignement) et l'officieuse (coopération étroite avec l'OTAN depuis la fin des années 40). C'est bien le cas, dans une certaine mesure, mais on est encore frappé par le manque d'ouverture du débat sur les relations avec l'OTAN, l'impression étant que ces quatre lettres sont particulièrement difficiles à prononcer pour certains. Comme l'a dit avec humour un haut fonctionnaire qui essayait d'expliquer la situation au ministère de la Défense: "Nous avons désormais le droit de prononcer le mot OTAN, mais sans sourire en même temps."

Quoique Ingvar Carlsson, ancien Premier ministre, n'ait peut-être pas souri lorsqu'il s'exprima, il fit la une des journaux, il y a un an et demi de cela, en déclarant que la Suède ne rejoindrait pas l'OTAN "avant encore six ou sept ans". Tous les spécialistes de la politique de sécurité entamèrent immédiatement une longue série d'analyses, spéculant sur l'hypothèse que M. Carlsson aurait en fait annoncé que la Suède pourrait adhérer à l'OTAN dans quelques années. En effet, cette formulation, exceptionnellement directe, s'écartait de la ligne plus circonspecte que suit en général le gouvernement.

L'actuel ministre des Affaires étrangères, Lena Hjelm-Wallén, aime, en parlant des relations avec l'Alliance, faire référence au "lien transatlantique". La réaffirmation régulière de ce lien pour la sécurité européenne et suédoise est une nouveauté véritablement encourageante. Lors d'entretiens à Bruxelles début avril, les diplomates suédois et finnois ont souligné que la politique de non-alignement ne devrait pas être considérée comme un élément permanent de la politique sécuritaire. Même s'il a été précisé que la candidature à l'OTAN n'était pas à l'ordre du jour, ils ont néanmoins souhaité que l'Alliance laisse sa porte ouverte.

Les sentiments ambigus que l'OTAN suscite encore sont particulièrement manifestes au fur et à mesure de la lente évolution du processus d'élargissement. Sur ce sujet, les experts et commentateurs suédois de la politique de sécurité se sont rapidement scindés en deux. Le premier groupe, constitué de critiques voyants, bruyants et politiquement mixtes, affirme avec insistance que l'extension de l'Alliance serait une initiative bien trop provocatrice à l'égard de la Russie et ferait surgir de nouvelles lignes de démarcation en Europe. Parfois, leurs critiques ont également visé les pays candidats à l'accession, dont les raisons pourtant historiquement légitimes de chercher la sécurité du côté de l'Occident ne sont pas toujours jugées admissibles ou compréhensibles.

Après s'être, dans un premier temps, opposé à l'idée de l'adhésion des Etats baltes à l'OTAN, le premier ministre, Göran Persson, a rapidement reconnu les préoccupations sécuritaires de ces trois pays vulnérables ainsi que le droit de tout pays d'opter pour la solution de son choix dans ce domaine. L'année dernière, le rôle déjà important de la Suède dans la région de la Baltique s'est encore renforcé grâce à la détermination dont M. Persson a fait preuve en souscrivant à l'idée de régionalisation de la sécurité baltico-nordique en collaboration avec les Etats-Unis (d'où le Conseil des Etats de la mer Baltique, auprès duquel Richard Holbrooke est conseiller). Le Premier ministre et son cabinet attendent maintenant avec impatience la confirmation du programme de visites du Président Clinton cet été. Une visite en Suède, la première d'un président américain en exercice, serait ressentie comme une récompense de l'intérêt que témoigne la Suède pour la région de la Baltique depuis la fin de la Guerre froide.

L'intérêt montré par le Premier ministre ne va cependant pas jusqu'à faire allusion à l'existence d'obligations ou de responsabilités militaires envers les pays baltes ou tout autre pays, hormis la Suède elle-même. La devise informelle de Carl Bildt, ancien Premier ministre conservateur et désormais Haut Représentant en Bosnie, selon laquelle "la Suède ne défend que la Suède et personne d'autre ne défend la Suède", demeure le fondement de ses relations avec le reste du monde. En outre, l'idée selon laquelle le non-alignement permet à la Suède d'assumer des tâches et des rôles qui seraient sans doute refusés à des membres de l'Alliance joue un grand rôle dans le cadre de la politique que mène l'actuel gouvernement social-démocrate envers de la région balte.

Le second groupe prenant part au débat, et qui reflète lui aussi un large éventail d'opinions et d'appartenances politiques, s'interroge davantage sur les intentions russes, est moins en faveur des récentes réductions budgétaires de la défense suédoise, il est aussi nettement plus disposé à débattre d'alternatives pour la sécurité du pays. Parmi eux, le Parti libéral est traditionnellement le seul parti représenté au parlement à prôner ouvertement l'adhésion de la Suède à l'OTAN. Le Parti conservateur, moins impatient à ce sujet, est plus enclin à attendre le juste moment pour un changement de politique.

Si tous affirment d'une manière ou d'une autre que le non-alignement a été bénéfique pour le pays dans le passé, il ne devrait cependant pas apparaître comme une doctrine sécuritaire éternelle, comme le seul choix possible pour la Suède, quelles que soient les circonstances. La politique de sécurité, qui n'est pas seulement le résultat de la politique intérieure et d'une nostalgie à l'égard du passé, devrait viser à servir et à défendre les intérêts nationaux du pays. Même si certains regrettent que le concept de Partenariat pour la paix n'ait pas suffi comme modèle, tous en viennent maintenant à conclure que l'OTAN devrait intégrer de nouveaux membres afin de répondre aux préoccupations sécuritaires des pays candidats et, suite logique de ce processus, de créer le nouvel ordre de sécurité européen.

Pour ce qui est de la Suède, beaucoup soutiennent qu'elle devrait faire partie d'une deuxième vague d'élargissement avec la Finlande, l'Estonie, la Lettonie et la Lituanie, ce qui organiserait une communauté sécuritaire cohérente dans le Nord. D'autres préfèrent la proposition faite par l'ancien diplomate finlandais Max Jacobson, selon laquelle la couverture sécuritaire de l'OTAN devrait être étendue indirectement aux trois pays baltes à travers l'adhésion rapide de la Finlande et de la Suède à l'Alliance, selon le modèle de protection dont ces deux pays ont eux-mêmes bénéficié pendant des décennies.

Une question d'une importance aussi fondamentale pour la future politique de sécurité du pays doit, de toute évidence, faire l'objet de débats substantiels, permettant l'expression de toutes les alternatives et de toutes les idées. Le tout nouveau Conseil atlantique suédois, organisation nationale non partisane rassemblant, dans son bureau, des représentants des partis conservateur, social-démocrate, libéral et chrétien-démocrate, ainsi que des experts militaires et universitaires, s'efforce de contribuer à ce processus d'information et de discussion.

Pour nous, la question n'est pas de savoir si la Suède établira une relation avec l'OTAN, puisque des contacts existent déjà depuis la fin des années 40. Il s'agit plutôt de savoir à quoi ressemblera cette relation, quelle forme et quelle fonction elle aura. La gamme des possibilités est large, couvrant notre participation actuelle au programme de Partenariat pour la paix jusqu'à une adhésion de plein droit à l'Alliance. Quel type de rapport servirait le mieux nos intérêts nationaux? C'est là le thème du débat, et c'est maintenant qu'il faut en discuter.


Notes:

  1. Cf. Revue de l'OTAN, no 2, avril 1994.

  2. Cf. Ann-Sofie Nilsson (Dahl), Den Moraliska Stormakten (The Moral Superpower, Stockholm, 1991).


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