Revue de l'OTAN

Edition Web
No. 4 - Juillet 96
Vol. 44 - pp. 20-24

Approfondir et élargir l'OTAN?

Frits Bolkestein
Membre du Parlement et dirigeant du
Parti libéral (VVD) aux Pays-Bas.

M. Bolkestein
A la fin de l'année, le Conseil de l'Atlantique Nord va devoir prendre des décisions de grande portée concernant l'évolution future de l'OTAN. Il s'agit d'"approfondir" son rôle en matière de sécurité européenne à travers ses nouvelles fonctions de gestion des crises et d'"élargir" l'Alliance par l'admission de nouveaux membres. Cependant, l'ouverture de l'OTAN aux pays d'Europe centrale et orientale doit être gérée de telle sorte que l'Organisation n'en sorte pas affaiblie et que ses relations avec la Russie ne soient pas perturbées. Le Partenariat pour la paix occupe une place importante dans ce processus, puisqu'il est à la fois un moyen d'aider les pays partenaires à satisfaire aux critères d'admission et une occasion unique, pour les Partenaires qui ne pourront peut-être pas accéder à l'Alliance à court terme, de travailler en étroite collaboration avec elle. Tant que l'élargissement de l'OTAN ne sera pas engagé, il conviendra donc de mettre l'accent sur l'intensification du PfP.


L'Union européenne n'est pas la seule à devoir se poser les questions de l'«approfondissement» et de l'«élargissement»; l'OTAN y est également confrontée. Mais avant tout élargissement, l'Alliance devra montrer qu'elle demeure une organisation irremplaçable dans le nouvel environnement de sécurité. Elle devra «approfondir» la gamme de ses activités en se dotant d'un nouveau rôle d'organisation de sécurité collective. Nombreux sont ceux qui voient l'opération de la Force de mise en oeuvre en Bosnie (l'IFOR) comme un test qui déterminera le sort de l'OTAN. Il ne s'ensuit pas pour autant que sa vocation essentielle d'organisation de défense collective n'a plus lieu d'être. L'Article 5 du Traité de l'Atlantique Nord, par lequel les Etats membres s'engagent à se défendre mutuellement, est et reste le pilier de l'OTAN.

Si la défense collective demeure la fonction centrale de l'Alliance, c'est surtout parce qu'aucun pays européen ne peut se défendre valablement seul. En dépit d'un certain desintérêt pour l'Alliance, l'Occident continue d'apprécier, en matière de sécurité, la protection du parapluie de l'OTAN.

Deuxièmement, il n'existe pas encore de politique européenne forte dans le domaine de la sécurité. Les résultats qui ont été obtenus depuis 1991 concernant le «second pilier» prévu par le Traité de Maastricht, c'est-à-dire la «politique étrangère et de sécurité commune», n'ont rien d'impressionnant. Or, une politique étrangère et de sécurité est une nécessité absolue si l'Europe veut jouer un rôle en dehors du cadre de l'OTAN.

Troisièmement, l'OTAN est la seule organisation politique et militaire internationale ayant une structure militaire intégrée, ce qui est la condition sine qua non de toute action militaire efficace. Faute d'une telle structure, l'Union de l'Europe occidentale (UEO) ne pourra jamais être une solution de remplacement crédible.

Quatrièmement, c'est grâce à l'OTAN que les Etats-Unis restent engagés en Europe. Sans leur contribution, sur le plan tant qualitatif que quantitatif, l'OTAN perdrait beaucoup de son efficacité et de sa crédibilité. La stabilité du continent européen serait mise en péril, puisque la participation américaine (en termes de forces conventionnelles comme de forces nucléaires) est le seul contrepoids crédible à la Russie.

Enfin tant que l'OTAN gardera un rôle prépondérant, la question de la primauté au sein d'une organisation européenne de sécurité ne suscitera pas de conflits. En effet, aucune des grandes puissances européennes ne serait naturellement en mesure d'assurer ce rôle. Si les pays européens sont prêts à assumer de plus lourdes responsabilités en investissant davantage dans l'OTAN, de leur côté, les Etats-Unis seront prêts non seulement à considérer leurs alliés européens comme des «partenaires égaux», mais aussi à les traiter comme tels.


Délégation française
Arrivée de la délégation française, conduite par le général J.P. Douin (à gauche), chef d'état-major des armées, à la réunion du Comité militaire de l'OTAN en session des chefs d'états-majors, en avril dernier. (Photo OTAN/ 36Kb)

Le rôle de la France

La décision récente de la France de prendre pleinement part aux travaux du Comité militaire et de reprendre sa place lors des réunions des ministres de la défense est une initiative importante, qui renforce le rôle de l'OTAN comme organisation européenne de sécurité. Maintenant que la France a également annoncé une réorganisation radicale de ses forces armées, comportant notamment la création d'une force de réaction rapide professionnelle de quelque 60 000 hommes, on peut espérer qu'elle mettra aussi ces troupes à la disposition de l'OTAN. Dans ce cas, il sera logique de mieux partager les responsabilités au sein de l'Alliance. J'ai souvent insisté, au Parlement néerlandais ou ailleurs, sur le fait que le poste militaire le plus élevé dans la zone européenne de l'OTAN - celui de Commandant suprême des forces alliées en Europe (SACEUR) - devrait revenir à un Européen. Le Secrétaire général de l'OTAN pourrait alors être un Américain ou un Canadien. Si cette formule pouvait convaincre la France (et peut-être d'autres pays, comme l'Espagne) de contribuer davantage au renforcement de l'efficacité politique de l'OTAN, elle devrait être examinée de près.

Le concept des GFIM

Le conflit en Bosnie a montré que l'OTAN est la seule organisation capable de conduire des opérations de paix complexes. Elle n'est pas un «salon politique», mais une organisation de défense efficace. C'est avant tout au travers de l'OTAN que la sécurité est assurée en Europe. Si l'Union européenne décidait d'engager une action militaire collective, elle pourrait faire appel aux membres de l'UEO qui sont aussi membres de l'OTAN. Le nouveau concept des Groupes de forces interarmées multinationales, conçu précisément à cette fin, rend cette option possible.

Cette approche évite d'ébranler l'OTAN en permettant des actions militaires européennes collectives, en évitant des doubles emplois coûteux dans le domaine de la sécurité, et en assurant le maintien de l'engagement des Etats-Unis en Europe. L'Europe doit faire fond sur ce qui existe à l'heure actuelle, en l'occurrence l'OTAN. C'est cette Organisation qui doit constituer la base de notre sécurité et de notre stabilité collectives. Il en résulte également pour tous les Etats membres l'obligation d'assurer le succès du concept des GFIM.


L'élargissement de l'OTAN

En décembre, le Conseil de l'Atlantique Nord devrait prendre de nouvelles décisions sur les modalités de l'élargissement de l'OTAN. L'admission de nouveaux membres dans l'Alliance doit cependant être envisagée avec circonspection. En effet, agir dans la précipitation fausserait le sens même de l'adhésion. Et, de toute façon, rien ne presse.

Pour la première fois depuis des siècles, en effet, la position géopolitique de la Pologne n'est contestée par personne, et aucun autre Etat candidat à l'adhésion n'est menacé, directement ou indirectement. Mais il faut surtout que les actuels pays membres parviennent à un consensus sur l'élargissement. Nous ne devons donner aucune garantie que nous ne voudrons ou ne pourrons respecter. L'histoire récente a montré où cela nous conduirait. Nul ne gagnerait à des adhésions pour les périodes fastes et un statut de membres au rabais, destiné à permettre à des candidats d'accéder plus rapidement à l'Alliance, affaiblirait celle-ci. De surcroît, la Russie ne comprendrait pas cette distinction. La différence entre adhésion de plein droit et adhésion restreinte est rapidement balayée par la rhétorique politique. C'est pourquoi ceux qui nous rejoindront devront devenir membres à part entière, avec tous les droits et obligations prévus par le Traité de Washington.

Pour moi, trois conditions importantes doivent être remplies pour qu'un pays accède à l'OTAN. Premièrement, tous les pays membres actuels doivent être prêts à accepter les pays candidats. L'OTAN reste fondée sur le consensus.

Deuxièmement, le processus d'élargissement devrait renforcer la stabilité et la sécurité en Europe. Les relations avec la Russie, qui demeure la plus grande puissance militaire du continent européen, revêtent à cet égard une importance primordiale. La récente visite à Moscou de M. Javier Solana, Secrétaire général de l'OTAN, a bien montré, une fois encore, que les relations avec la Russie pourraient être sérieusement remises en cause si le processus d'élargissement n'était pas abordé avec prudence.

La troisième condition est que les nouveaux pays membres satisfassent à un certain nombre de critères d'admission.


La cohésion interne

M. Kohl
Le chancelier allemand Helmut Kohl (à droite) saluant M. William Perry, Secrétaire américain à la défense, à l'ouverture de la Wehrkunde Tagung à Munich, en février dernier. (EPA/Belga 8Kb)
L'année dernière, à la Wehrkunde Tagung - la conférence annuelle de haut niveau sur la politique en matière de sécurité qui se déroule à Munich, - le Secrétaire d'Etat américain et le ministre allemand des Affaires étrangères ont appelé de leurs voeux l'élargissement de l'OTAN aux pays d'Europe centrale. L'enthousiasme des partisans de l'élargissement a été attisé par un groupe de pression très lié aux pays d'Europe centrale, et en particulier à la Pologne. En effet, les arguments invoqués ne relèvent pas uniquement de la politique de sécurité, et sont, plus encore, d'ordre émotionnel.

Si l'Allemagne est nettement favorable à une adhésion de ces pays dans les meilleurs délais, c'est pour des raisons de sécurité. En effet, elle veut étendre la zone de stabilité le plus à l'est possible. M. Volker Rühe ministre allemand de la défense, a indiqué à plusieurs reprises qu'une Europe centrale stable est d'un intérêt capital pour l'Allemagne. Elle l'est aussi, bien entendu, pour tous les Occidentaux, si nous voulons éviter que l'Allemagne ne fasse cavalier seul en cas d'instabilité à sa frontière orientale.

Cependant, lors de la Wehrkunde Tagung, qui s'est tenue en février dernier, le chancelier Kohl a lancé une mise en garde contre une extension trop rapide de l'Alliance, ajoutant que «l'Occident doit prendre en considération la position de la Russie. Ceux qui traiteront cette question à la légère se retrouveront dans une impasse.» Je souscris sans réserve à cette affirmation. Il importe par-dessus tout que l'ensemble des pays membres de l'OTAN soient d'accord sur l'adhésion des nouveaux membres. En effet, dans le cas où les pays de l'OTAN inviteraient un pays candidat à rejoindre l'Alliance, sans avoir sérieusement examiné la question de savoir s'ils seraient prêts à le défendre, l'Organisation pourrait s'en trouver affaiblie. L'importance des implications politiques et sociales de l'aide fournie en matière de défense est bien apparue lors de la crise du Golfe, en décembre 1990. Les forces aériennes allemandes, qui faisaient partie de la force mobile du Commandement allié en Europe (CAE), ont été déployées afin de protéger l'espace aérien turc. Or, cette mission en Turquie n'a pas été bien perçue partout, et elle a suscité un vif débat en Allemagne, en particulier dans les milieux militaires.

Avant d'aller vers un élargissement de l'Alliance, les pays membres devront donc répondre à la question fondamentale de savoir s'ils sont prêts à accepter les risques qui en découlent. Leur déclaration d'intention ne doit pas rester limitée aux salles de conférence de Bruxelles. En effet, ces nouvelles obligations ne seront pas seulement assorties d'énormes charges financières, mais elles pourraient aussi entraîner le déploiement de forces armées bien au-delà de leur territoire, avec tous les risques que cela comporte. Le débat sur cette question - principalement au sein des Etats membres - ne doit pas être éludé, et il doit avoir lieu, en tout état de cause, bien avant que ne commence la procédure de ratification parlementaire.

M. Yeltsin
M. Javier Solana, Secrétaire général de l'OTAN, rencontrant le Président russe Boris Eltsine au Kremlin, lors de la visite du Secrétaire général à Moscou en mars.(EPA/Belga 37Kb)

L'élargissement et la stabilité européenne

En 1994, M. Egon Bahr, ancien membre du SPD et coauteur de l'Ostpolitik allemande, avait déclaré lors d'une conférence à la Vrije Universiteit d'Amsterdam qu'il n'y aurait pas de stabilité en Europe si la Russie était exclue. Elargir l'OTAN en invoquant uniquement des arguments d'ordre moral serait donc une erreur, mais il ne s'ensuit pas pour autant que l'on doive accorder un droit de veto à la Russie. Cela signifie qu'il faut prendre l'attitude russe suffisamment au sérieux pour faire, le cas échéant, certaines concessions. C'est pourquoi, selon moi, il y a peu de chances que l'adhésion des Etats baltes ou de l'Ukraine puisse être sérieusement envisagée à court terme.

La déclaration de M. Pavel Gratchev, ministre russe de la Défense, selon laquelle un élargissement de l'OTAN entraînerait une remise en service des armes nucléaires à courte portée de la Russie et une suspension de l'application des traités de désarmement, montre bien le caractère sensible de ce sujet pour Moscou. Si le gouvernement russe n'appliquait pas totalement le Traité START I et le Traité sur les FCE, ou si la Douma ne ratifiait pas le Traité START II, la sécurité européenne s'en trouverait menacée.

Par conséquent, il est important que le statut de grande puissance européenne de la Russie se traduise par une nouvelle relation entre ce pays et l'OTAN. La Russie est un des 27 pays signataires du programme du Partenariat pour la paix (PfP) de l'OTAN, mais la coopération avec elle a déjà dépassé les limites du PfP.

La possibilité d'atteindre l'objectif de l'élargissement de l'OTAN tout en maintenant de bonnes relations avec la Russie (et en contribuant donc directement à la stabilité sur le continent) dépendra de l'habileté politique des Etats-Unis et de l'Allemagne (et, dans une moindre mesure, de celle des autres pays européens). M. Sam Nunn, sénateur américain et spécialiste des affaires de défense, a souligné la nécessité d'adopter une approche prudente. Il reste que le processus d'élargissement pourrait être accéléré à tout moment s'il devenait urgent de le faire en raison d'une menace, attitude que les pays d'Europe centrale et orientale devraient comprendre. Un élargissement de l'OTAN qui réduirait la sécurité en Europe ne serait avantageux pour personne.

Les critères d'admission

Réunion de Berlin
M. Evgueni Primakov, ministre russe des Affaires étrangères, et M. Solana, Secrétaire général de l'OTAN, se serrant la main au cours de la conférence de presse donnée à l'issue de la réunion ministérielle à "16+1" entre l'OTAN et la Russie, le 4 juin, à Berlin. (Photo OTAN/ 26Kb)

En 1992, lorsque les événements dans l'ex-Union soviétique ont relancé le débat sur l'élargissement de l'Alliance, M. Gerhard Stoltenberg, alors ministre allemand de la défense, déclara lors d'une visite en Pologne que l'ouverture à de nouveaux membres était particulièrement difficile parce qu'il était impossible de définir des critères d'admission objectifs. En réalité, le problème de fond tient plus à l'absence de volonté de trouver une solution qu'à l'impossibilité d'y parvenir. Dès que des critères sont définis, on risque effectivement d'admettre des pays non désirés ou d'exclure précisément ceux que l'on voudrait admettre. Et, sur le plan pratique, la nécessité de vérifier si ces critères sont respectés ou non pose également un problème.

Quoi qu'il en soit, l'Etude sur l'élargissement de l'OTAN publiée à l'automne dernier définit les critères que les nouveaux membres doivent respecter s'ils veulent rejoindre l'Alliance. Il s'agit, par le biais de ces critères, d'inciter les pays candidats à harmoniser leurs politiques de sécurité et de défense avec celles de l'Alliance. En se conformant à certaines exigences imposées en ce qui concerne les principes ainsi que la structure et le contrôle des forces armées, les pays seront en mesure de renforcer l'efficacité opérationnelle de l'OTAN dès le lendemain de leur adhésion. Les nouveaux membres ne doivent pas être seulement consommateurs de sécurité, ils doivent aussi être producteurs. Il faudra également qu'ils aient mis de côté leurs conflits, régionaux ou bilatéraux, afin d'éviter que l'OTAN n'importe des conflits en même temps que de nouveaux membres. Cependant, l'étude oublie de mentionner un point très important, à savoir que l'opinion publique et parlementaire des «nouveaux» pays membres doit peser fortement en faveur de l'adhésion à l'OTAN. A cet égard, la question de l'adhésion de l'Espagne à l'OTAN peut être prise en exemple, puisque elle a finalement été tranchée par référendum. Une consultation populaire de ce genre pourrait être organisée dans les pays où cet instrument politique existe.


Le PfP: moyen ou fin en soi?

Pour remplir les critères précédemment mentionnés, les futurs pays membres doivent en tout cas jouer un rôle très actif dans le programme du Partenariat pour la paix.

Le PfP, lancé lors du Sommet de l'OTAN de janvier 1994, offre aux Partenaires qui ne pourront peut-être pas rejoindre l'Alliance à court terme une occasion unique de travailler malgré tout en étroite collaboration avec l'Organisation. Mais le PfP n'est pas une fin en soi; c'est aussi un moyen d'aider les pays partenaires à répondre aux exigences imposées pour l'adhésion. Tant que celle-ci ne sera pas à l'ordre du jour, l'accent devra être mis sur une intensification du PfP.

Le renforcement de la coopération militaire ne peut être isolé de la coopération dans le domaine de la politique de sécurité, et la coopération militaire ne doit pas se limiter à des exercices de niveau secondaire. Elle pourrait même être étendue à des accords sur la protection de l'espace aérien ou à des patrouilles conjointes dans les eaux côtières. Le PfP peut également servir à améliorer l'interopérabilité des pays participants et, dans certaines circonstances, les pays membres de l'OTAN devront aussi être prêts à mettre leurs stocks de matériel militaire excédentaire à la disposition de ces pays. Cela constituera une bonne base pour une collaboration opérationnelle future et permettra d'épargner des fonds qui pourront être utilisés pour reconstruire les économies de ces pays.

En résumé, l'extension du territoire couvert par le Traité de Washington ne doit pas entraîner une détérioration de la stabilité sur le continent européen. Tant que ce risque existe du fait de l'attitude de la Russie, l'accent devra être mis, à court terme du moins, sur l'intensification de la coopération avec les pays candidats dans le cadre du Partenariat pour la paix.


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