Edition Web
Vol. 43- No. 4
Juillet 1995
p. 27-31
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Le
Centre Marshall, une expérience de coopération entre l'Est
et l'Ouest
Richard Cohen
Professeur de gestion de la défense
Centre George C. Marshall
Le Centre Marshall est la seule institution académique permanente
qui se consacre à la gestion de la défense dans une société
démocratique. Inauguré durant l'été 1993,
il vise à défendre les principes et le processus de la défense
démocratique dans les Etats nouvellement indépendants d'Europe
centrale et orientale et de l'ex-Union soviétique. Les premiers
résultats indiquent qu'il atteint son objectif et ses premiers
diplômés transmettent les connaissances et idées acquises
au Centre à leurs collègues, dans leur pays.
Le Centre européen d'études de sécurité George
C. Marshall, situé en bordure de la ville pittoresque de Garmisch-Parten-kirchen,
au cur des Alpes bavaroises, rassemble des officiers, des diplomates
et des hauts fonctionnaires civils de la défense d'Europe centrale
et orientale, de l'ex-Union soviétique et de plusieurs pays membres
de l'OTAN. Les étudiants du Centre, venus de vingt-six pays différents
et travaillant simultanément en trois langues, participent à
une nouvelle expérience audacieuse dans le cadre de la coopération
Est-Ouest.
Parmi les 156 lauréats des deux premiers cours de cinq mois dispensés
par le Collège d'études stratégiques et d'Economie
de la défense du Centre, qui a ouvert ses portes en août
1994, on compte des hauts fonctionnaires hongrois de la défense,
des membres du parlement de Roumanie, des colonels russes et des diplomates
ouzbèkes. Le regretté Manfred Wôrner, ancien Secrétaire
général de l'OTAN, avait décrit le Centre Marshall
comme "l'initiative spécifique la plus importante, jusqu'ici,
pour fournir aux ministères de nos partenaires du CCNA l'aide dont
ils ont tant besoin". Fin 95, le Collège comptera plus de
240 diplômés, qui auront acquis l'esprit des idéaux
partagés et qui auront été initiés à
la théorie et à la pratique de la gestion de la défense
dans une société démocratique.
Le Centre Marshall est une institution académique de haut niveau
consacrée à la défense des principes et du processus
de la défense démocratique dans les Etats nouvellement indépendants
d'Europe centrale et orientale et de l'ex-Union soviétique. Ce
concept est né en 1991, à une époque où la
coopération militaire Est-Ouest n'en était qu'à ses
balbutiements. Il était néanmoins déjà clair
qu'il fallait créer, de toute urgence, un centre où les
futurs dirigeants des démocraties émergentes pourraient
découvrir les principes et les processus de la gestion de la défense
occidentale. En effet, ce genre de formation est essentielle, si l'on
veut réaliser et maintenir le délicat équilibre entre
les relations civiles et militaires, qui est si fondamental dans une société
démocratique. On espérait que par leur influence et leur
exemple, les diplômés d'une telle institution pourraient
transformer peu à peu les établissements de défense
de leurs pays en organismes susceptibles d'étayer le processus
démocratique.
La tâche ne s'annonçait pas simple. On se rendit tout de
suite compte que pour produire un changement conceptuel aussi fondamental,
un cours approfondi et de longue durée serait nécessaire,
même pour les jeunes leaders les plus brillants. Le Commandement
américain en Europe suggéra que la caserne Sheridan, à
Garmisch-Partenkirchen, dans laquelle se trouvait alors l'Institut russe
de l'armée américaine, serait peut-être un bon lieu
d'accueil pour ces cours.
Le 5 juin 1993, le Centre George C. Marshall fut inauguré par
le regretté Les Aspin, alors Secrétaire d'Etat américain
à la défense, et par Volker Ruhe, ministre de la défense
de l'Allemagne, au cours d'une cérémonie à laquelle
assistèrent les ministres de la défense et les chefs d'Etats-majors
de vingt-huit pays partenaires et membres de l'OTAN. Les Aspin rappela
l'héritage laissé par le général George C.
Marshall, ancien Secrétaire d'Etat à la défense et
Secrétaire d'Etat des Etats-Unis dont la vision et l'inspiration
ont aidé à redresser les économies brisées
de l'Europe occidentale après la Seconde Guerre mondiale. Ce nouveau
centre poursuivrait l'uvre de George Marshall en "soulignant
l'engagement des Etats-Unis pour un nouveau partenariat entre l'Est et
l'Ouest. Il fera partie des liens qui nous rapproche". Quelques mois
plus tard, l'outil principal pour ce rapprochement, le Partenariat pour
la paix, fut proposé par Les Aspin lors d'une réunion officieuse
des ministres de la défense de l'OTAN à Travemiinde.
Contrairement à une école de guerre, le centre Marshall
ne cherche pas à enseigner l'art de la guerre. D'après son
directeur, Al vin Bernstein, qui a précédemment dirigé
l'Institut d'études stratégiques de l'Université
de la défense nationale à Washington, il se concentre sur
le rôle d'un "...appareil militaire apolitique sous le contrôle
du pouvoir civil et sur les priorités nécessaires, en matière
de défense, au maintien d'un gouvernement stable". En février
et août de chaque année, quatre-vingt officiers et hauts
fonctionnaires civils, généralement, du niveau de colonel,
lieutenant-colonel, ou équivalent, représentant presque
tous les pays du CCNA non membres de l'OTAN et plusieurs pays de l'OTAN,
se retrouvent à Garmisch pour le début d'un nouveau cours.
Pendant les cinq mois qui suivent, ils vivront et travailleront ensemble,
et partageront leurs loisirs. Ils étudient un éventail de
sujets allant de la théorie et de la pratique du contrôle
civil de l'appareil militaire à l'établissement des budgets
de la défense en passant par les nouvelles relations européennes
dans le domaine de la sécurité.
Le Centre Marshall est placé sous la coupe du Commandement américain
en Europe, dont le Q.G. se trouve à Stuttgart. Le directeur, un
des deux directeurs adjoints, le Lt. général Robert Chelberg
(c.r.) et la majorité des enseignants et du personnel sont américains.
En outre, le gouvernement américain finance les frais de voyage
et de séjours des étudiants des pays partenaires. Cependant,
le ministère allemand de la défense fournit un grand nombre
d'enseignants et d'employés administratifs, ainsi que l'autre directeur
adjoint, le Lt. général Jorg Kuerbart, ancien chef de la
Force aérienne. Le ministère britannique de la défense
a affecté au centre un officier de la marine en service, en qualité
d'instructeur, en la personne de l'auteur de cet article, et d'autres
pays de l'OTAN, comme la Belgique et l'Italie, ont envoyé des officiers
suivre ses cours. Ces officiers et quelques étudiants américains
et allemands sont la "voix" de l'OTAN dans les classes et nouent
un lien personnel important avec les étudiants des pays partenaires.
En outre, ils acquièrent une excellente formation et établissent
des contacts inestimables avec les forces armées des pays partenaires
en vue de leur carrière ultérieure.
Les enseignants proviennent d'un vaste éventail d'institutions
et ont des formations diverses. Parmi eux se trouvent de grands diplomates
et universitaires américains, des officiers américains,
allemands et britanniques en service et en retraite, ainsi que des universitaires
et des hauts fonctionnaires de Pologne, de Russie et de Hongrie. Les cours
sont assurés simultanément en anglais, en allemand et en
russe. Cela apporte davantage de souplesse dans la sélection des
meilleurs candidats, en provenance d'horizons différents, sans
tenir compte de leurs compétences en anglais. Cela a permis en
partie, de sélectionner des étudiants d'un niveau très
élevé.
Nous avons également eu des surprises. Ainsi, un enseignant hispanophone,
qui ne parlait pas un mot de russe, pouvait mener une conversation sensée
avec un étudiant kirghise qui avait passé trois années
à Cuba comme conseiller de Fidel Castro!
Les composcmtes du Centre
Le Centre Marshall ne comprend pas uniquement le Collège. En effet,
il a absorbé l'ancien Institut russe de l'armée américaine,
qui a été investi d'un rôle nouveau et rebaptisé
Institut d'études eurasiennes. Cet institut dispense à des
officiers et hauts fonctionnaires des Etats-Unis et d'autres pays membres
de l'OTAN des cours de russe et d'histoire, d'économie et de culture
russes. Il propose également une série de cours de recyclage
de six semaines, en plusieurs langues, à l'intention du Commandement
américain en Europe. Ses activités se sont nettement intensifiées
avec la participation active d'étudiants russes et d'autres pays
de l'ex-Union soviétique qui suivent le cours de cinq mois du Collège.
Les étudiants de l'Institut qui sont inscrits au cours d'officiers
en zone étrangère se rendent à plusieurs reprises
en Russie et dans les autres Etats de l'ex-Union soviétique. Leurs
proches et eux-mêmes apportent une aide financière aux étudiants
du Collège dont les familles vivent loin de Garmisch.
La troisième grande composante du Centre Marshall est le Centre
de recherche et de conférences. Il parraine des séminaires,
des conférences et des cours pour d'autres officiers de haut niveau,
parlementaires et hauts fonctionnaires de la défense qui ne peuvent
quitter leur poste pour suivre le cours de cinq mois du Collège.
En août 1994, le Centre de recherche et de conférences a
organisé, en collaboration avec l'Assemblée de l'Atlantique
nord et à l'intention des parlementaires d'Europe centrale et orientale
un cours de dix jours qui a été grandement apprécié.
Cet événement, qui portait essentiellement sur le contrôle
civil de l'appareil militaire dans des Etats démocratiques, a été
si bien reçu qu'il va devenir annuel. A son retour de Garmisch,
le Président de la Commission de défense de la douma russe,
Sergeï Youchenkov, a raconté dans une interview au Rossiyskiye
Vesti que ses collègues et lui étaient revenus sachant mieux
".. .comment constituer le système de contrôle civil
de l'appareil militaire, quelles sont les structures nécessaires
et quelles fonctions elles devraient remplir..."
Le fonctionnement du Collège
Le cours du Collège est organisé en modules hebdomadaires
distincts dont chacun porte sur un sujet particulier, comme "Défense
et économie" ou "Riposte à une crise". Deux
fois par semaine, des conférences sont données par des enseignants
et des conférenciers invités. Parmi les intervenants les
plus éminents qui se soient adressés à nos étudiants,
on peut citer le Secrétaire d'Etat à la défense,
William Perry, Sergeï Youchenkov, le Général John Galvin,
ex-SACEUR, l'Amiral Sandy Woodward, commandant britannique lors de la
guerre des Malouines en 1982, M. Schoenbohm, Secrétaire d'Etat
au Ministère de la défense de l'Allemagne, Goergi Arbatov,
Directeur de l'Institut E.U./Canada à Moscou, Jack Matlock, ex-ambassadeur
des Etats-Unis à Moscou, et Jonathan Eyal, du Royal United Services
Institute de Londres. Les conférences sont suivies de discussions
puis, le lendemain, les étudiants se réunissent pendant
trois heures en petits groupes dirigés par deux des enseignants
du Collège. Cette organisation a produit quelques échanges
intellectuels animés, tant dans la salle de conférences
qu'au sein des groupes, sources d'une bonne partie des véritables
enseignements.
Le cours est structuré en deux parties séparées
par un voyage de dix jours à Bonn, Washington et New York, où
les étudiants ont un aperçu direct de ce qu'est une défense
démocratique. La première moitié du cours porte sur
les concepts de la démocratie libérale et sur le fonctionnement
des institutions de défense dans un Etat démocratique libéral.
La seconde partie, qui prévoit un voyage en Belgique pour visiter
le siège de l'OTAN, du Shape et la Commission européenne,
concerne les relations Est-Ouest après la Seconde Guerre mondiale
et l'avenir de la sécurité européenne. Les étudiants
se familiarisent avec la pensée et les écrits de penseurs
modernes comme Samuel Huntington, Milton Friedman, George Kennan et le
Général Sir John Hackett. Et au sujet des relations entre
les militaires et la société, ils lisent et critiquent les
classiques de Clausewitz et Von Moltke.
Le programme met l'accent sur le rôle essentiel de l'appareil militaire
dans la consolidation des structures démocratiques. Le rôle
des forces armées et leurs relations avec le chef d'Etat, le gouvernement,
le ministre de la défense et le parlement font l'objet de quelques
débats du plus grand intérêt. La classe examine et
compare les modèles des Etats-Unis, de l'Allemagne, de la Grande-Bretagne,
de la France, du Danemark, de la Suède et d'autres pays membres
de l'OTAN ou neutres, ainsi que les systèmes soviétique
et russe, que beaucoup connaissent à travers l'histoire récente.
L'établissement systématique d'une stratégie de sécurité
nationale, une stratégie militaire nationale et une structure de
forces défensives efficace sont des concepts nouveaux pour beaucoup
de nos étudiants. Le rôle crucial que jouent les parlements
et les autres facteurs complexes qui entrent enjeu dans l'établissement
d'un budget de la défense fiable constituent également un
secteur nouveau pour les officiers de forces armées autrefois habituées
à obtenir à peu près toutes les ressources qu'elles
demandaient à leurs gouvernements.
Il est parfois difficile d'éviter de blesser certains lorsque l'on
analyse la guerre froide en cours ou en séminaires. Il a même
été suggéré que l'on supprime cette partie
du cours. Mais tant que ces questions n'auront pas été débattues
ouvertement et en toute franchise, il n'y aura pas de base solide pour
discuter des risques actuels et du cadre futur de la sécurité
européenne. Comme on pouvait s'y attendre, l'élargissement
de l'OTAN est aussi un sujet qui a suscité de nombreuses discussions.
Le grand défi, pour les enseignants, consiste à ouvrir
les esprits à de nouvelles approches de méthodes anciennes
et profondément enracinées. Souvent, il y a
des surprises d'un côté comme de l'autre; ainsi, un officier
d'Asie centrale provoqua récemment une certaine gène, lors
d'un séminaire, lorsqu'il indiqua que dans son pays, il était
très facile d'obtenir un consensus entre les partis politiques
sur les grandes questions de sécurité, vu qu'il n'existe,
en fait, qu'un seul parti politique !
La dernière semaine rassemble tous les élèves du
Cours dans le cadre d'un exercice. S'appuyant sur ce qu'ils ont appris
au cours, les étudiants de même origine travaillent à
l'élaboration de leur version de la stratégie de leur pays
en matière de sécurité, de sa stratégie militaire
ainsi que de la structure de forces et du budget de défense nécessaires
à son soutien. Cet exercice a été salué comme
un grand succès. Il encourage, en effet, les étudiants à
penser, pour la première fois peut-être, aux intérêts
vitaux de leur pays en matière de sécurité dans une
nouvelle société libre et démocratique. En outre,
il réunit les membres militaires et civils des contingents nationaux
dans le cadre d'un effort conjoint pour produire une série de documents
essentiels à la sécurité de leur pays. Pour beaucoup
de groupes nationaux, c'est là une expérience nouvelle de
partenariat civile-militaire qui devrait être très payante
à leur retour chez eux.
Le Centre Marshall a acquis une très grande expérience en
un laps de temps relativement court. Les enseignants et le personnel enrichissent
considérablement leur expérience grâce à leur
interaction professionnelle et sociale avec les officiers, hommes politiques
et hauts fonctionnaires civils des nouveaux Etats démocratiques.
Le général George Joulwan, en tant que SACEUR et Commandant
en chef du Commandement américain en Europe, a proposé les
services du Centre comme complément important du Partenariat pour
la paix.
Par ailleurs, le Centre Marshall a déjà envoyé des
équipes d'instructeurs experts dans plusieurs pays d'Europe centrale
et orientale afin qu'ils dispensent à leurs dirigeants civils et
militaires tout un éventail d'enseignements portant sur des sujets
liés à la défense, et notamment sur la formulation
de la stratégie de sécurité et sur la mécanique
de l'établissement des budgets de la défense. Ce programme
est en pleine expansion afin de répondre à une demande qui
augmente rapidement et émane en partie d'un nombre croissant de
lauréats du Centre qui atteignent des postes d'influence au sein
de leurs ministères de la défense, des affaires étrangères,
ou de leurs parlements.
Le programme facultatif du Collège, qui remporte un grand succès
et encourage les étudiants à approfondir certains thèmes
spécifiques comme l'OTAN, les médias dans une démocratie,
le maintien de la paix, le terrorisme ou les forces de réserve,
est lui aussi en plein développement. Certains étudiants
du Collège participent et contribuent désormais au programme
facultatif de russe à l'Institut d'études eurasiennes. Qui
plus est, le programme d'échanges avec l'Ecole de l'OTAN (école
du SHAPE, non loin de là, à Oberammergau), s'intensifie.
Il permet à chacun de ces instituts de tirer parti de l'expérience
et de l'expertise de l'autre. En collaboration avec l'Institut du langage
de la défense de Monterey, en Californie, le Collège a également
lancé un programme d'anglais facultatif qui permet à ses
étudiants d'apprendre l'anglais à leur rythme et selon leurs
possibilités.
Un réseau de coopération
Le Centre George C. Marshall est en train de devenir un élément
de plus en plus important d'un réseau de coopération en
expansion. Les enseignements tirés de ses débuts fort encourageants
seront mis à profit dans les prochains mois et les prochaines années.
Le Centre Marshall, et en particulier son Collège d'études
stratégiques et d'économie de la défense, est actuellement
la seule institution académique se consacrant pleinement au problème
essentiel qu'est la gestion de la défense dans une société
démocratique. S'il est encore trop tôt pour se prononcer
de façon absolue, les premiers résultats obtenus indiquent
que l'objectif consistant à introduire ce concept dans les nouvelles
démocraties est atteint et que les premiers diplômés
du Centre utilisent les connaissances acquises pour répandre leurs
idées et influencer leurs collègues, dans leurs pays.
La réussite du Centre Marshall, dans les années à
venir, pourrait avoir une grande incidence sur la réalisation de
l'objectif de paix et de stabilité en Europe et au-delà.
En attendant, le nombre croissant de futurs dirigeants des nouvelles démocraties
qui passent par le Centre est un élément important pour
le réseau de contacts humains et de relations personnelles en pleine
expansion qui, à terme, réunira anciens ennemis et nouveaux
amis.
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