Revue de l'OTAN
Mise à jour: 24-Sep-2002 Revue de l'OTAN

Edition Web
Vol. 43- No. 4
Juillet 1995
p. 27-31

Le Centre Marshall, une expérience de coopération entre l'Est et l'Ouest

Richard Cohen
Professeur de gestion de la défense
Centre George C. Marshall

Le Centre Marshall est la seule institution académique permanente qui se consacre à la gestion de la défense dans une société démocratique. Inauguré durant l'été 1993, il vise à défendre les principes et le processus de la défense démocratique dans les Etats nouvellement indépendants d'Europe centrale et orientale et de l'ex-Union soviétique. Les premiers résultats indiquent qu'il atteint son objectif et ses premiers diplômés transmettent les connaissances et idées acquises au Centre à leurs collègues, dans leur pays.

Le Centre européen d'études de sécurité George C. Marshall, situé en bordure de la ville pittoresque de Garmisch-Parten-kirchen, au cœur des Alpes bavaroises, rassemble des officiers, des diplomates et des hauts fonctionnaires civils de la défense d'Europe centrale et orientale, de l'ex-Union soviétique et de plusieurs pays membres de l'OTAN. Les étudiants du Centre, venus de vingt-six pays différents et travaillant simultanément en trois langues, participent à une nouvelle expérience audacieuse dans le cadre de la coopération Est-Ouest.

Parmi les 156 lauréats des deux premiers cours de cinq mois dispensés par le Collège d'études stratégiques et d'Economie de la défense du Centre, qui a ouvert ses portes en août 1994, on compte des hauts fonctionnaires hongrois de la défense, des membres du parlement de Roumanie, des colonels russes et des diplomates ouzbèkes. Le regretté Manfred Wôrner, ancien Secrétaire général de l'OTAN, avait décrit le Centre Marshall comme "l'initiative spécifique la plus importante, jusqu'ici, pour fournir aux ministères de nos partenaires du CCNA l'aide dont ils ont tant besoin". Fin 95, le Collège comptera plus de 240 diplômés, qui auront acquis l'esprit des idéaux partagés et qui auront été initiés à la théorie et à la pratique de la gestion de la défense dans une société démocratique.

Le Centre Marshall est une institution académique de haut niveau consacrée à la défense des principes et du processus de la défense démocratique dans les Etats nouvellement indépendants d'Europe centrale et orientale et de l'ex-Union soviétique. Ce concept est né en 1991, à une époque où la coopération militaire Est-Ouest n'en était qu'à ses balbutiements. Il était néanmoins déjà clair qu'il fallait créer, de toute urgence, un centre où les futurs dirigeants des démocraties émergentes pourraient découvrir les principes et les processus de la gestion de la défense occidentale. En effet, ce genre de formation est essentielle, si l'on veut réaliser et maintenir le délicat équilibre entre les relations civiles et militaires, qui est si fondamental dans une société démocratique. On espérait que par leur influence et leur exemple, les diplômés d'une telle institution pourraient transformer peu à peu les établissements de défense de leurs pays en organismes susceptibles d'étayer le processus démocratique.

La tâche ne s'annonçait pas simple. On se rendit tout de suite compte que pour produire un changement conceptuel aussi fondamental, un cours approfondi et de longue durée serait nécessaire, même pour les jeunes leaders les plus brillants. Le Commandement américain en Europe suggéra que la caserne Sheridan, à Garmisch-Partenkirchen, dans laquelle se trouvait alors l'Institut russe de l'armée américaine, serait peut-être un bon lieu d'accueil pour ces cours.

Le 5 juin 1993, le Centre George C. Marshall fut inauguré par le regretté Les Aspin, alors Secrétaire d'Etat américain à la défense, et par Volker Ruhe, ministre de la défense de l'Allemagne, au cours d'une cérémonie à laquelle assistèrent les ministres de la défense et les chefs d'Etats-majors de vingt-huit pays partenaires et membres de l'OTAN. Les Aspin rappela l'héritage laissé par le général George C. Marshall, ancien Secrétaire d'Etat à la défense et Secrétaire d'Etat des Etats-Unis dont la vision et l'inspiration ont aidé à redresser les économies brisées de l'Europe occidentale après la Seconde Guerre mondiale. Ce nouveau centre poursuivrait l'œuvre de George Marshall en "soulignant l'engagement des Etats-Unis pour un nouveau partenariat entre l'Est et l'Ouest. Il fera partie des liens qui nous rapproche". Quelques mois plus tard, l'outil principal pour ce rapprochement, le Partenariat pour la paix, fut proposé par Les Aspin lors d'une réunion officieuse des ministres de la défense de l'OTAN à Travemiinde.

Contrairement à une école de guerre, le centre Marshall ne cherche pas à enseigner l'art de la guerre. D'après son directeur, Al vin Bernstein, qui a précédemment dirigé l'Institut d'études stratégiques de l'Université de la défense nationale à Washington, il se concentre sur le rôle d'un "...appareil militaire apolitique sous le contrôle du pouvoir civil et sur les priorités nécessaires, en matière de défense, au maintien d'un gouvernement stable". En février et août de chaque année, quatre-vingt officiers et hauts fonctionnaires civils, généralement, du niveau de colonel, lieutenant-colonel, ou équivalent, représentant presque tous les pays du CCNA non membres de l'OTAN et plusieurs pays de l'OTAN, se retrouvent à Garmisch pour le début d'un nouveau cours. Pendant les cinq mois qui suivent, ils vivront et travailleront ensemble, et partageront leurs loisirs. Ils étudient un éventail de sujets allant de la théorie et de la pratique du contrôle civil de l'appareil militaire à l'établissement des budgets de la défense en passant par les nouvelles relations européennes dans le domaine de la sécurité.

Le Centre Marshall est placé sous la coupe du Commandement américain en Europe, dont le Q.G. se trouve à Stuttgart. Le directeur, un des deux directeurs adjoints, le Lt. général Robert Chelberg (c.r.) et la majorité des enseignants et du personnel sont américains. En outre, le gouvernement américain finance les frais de voyage et de séjours des étudiants des pays partenaires. Cependant, le ministère allemand de la défense fournit un grand nombre d'enseignants et d'employés administratifs, ainsi que l'autre directeur adjoint, le Lt. général Jorg Kuerbart, ancien chef de la Force aérienne. Le ministère britannique de la défense a affecté au centre un officier de la marine en service, en qualité d'instructeur, en la personne de l'auteur de cet article, et d'autres pays de l'OTAN, comme la Belgique et l'Italie, ont envoyé des officiers suivre ses cours. Ces officiers et quelques étudiants américains et allemands sont la "voix" de l'OTAN dans les classes et nouent un lien personnel important avec les étudiants des pays partenaires. En outre, ils acquièrent une excellente formation et établissent des contacts inestimables avec les forces armées des pays partenaires en vue de leur carrière ultérieure.
Les enseignants proviennent d'un vaste éventail d'institutions et ont des formations diverses. Parmi eux se trouvent de grands diplomates et universitaires américains, des officiers américains, allemands et britanniques en service et en retraite, ainsi que des universitaires et des hauts fonctionnaires de Pologne, de Russie et de Hongrie. Les cours sont assurés simultanément en anglais, en allemand et en russe. Cela apporte davantage de souplesse dans la sélection des meilleurs candidats, en provenance d'horizons différents, sans tenir compte de leurs compétences en anglais. Cela a permis en partie, de sélectionner des étudiants d'un niveau très élevé.

Nous avons également eu des surprises. Ainsi, un enseignant hispanophone, qui ne parlait pas un mot de russe, pouvait mener une conversation sensée avec un étudiant kirghise qui avait passé trois années à Cuba comme conseiller de Fidel Castro!

Les composcmtes du Centre

Le Centre Marshall ne comprend pas uniquement le Collège. En effet, il a absorbé l'ancien Institut russe de l'armée américaine, qui a été investi d'un rôle nouveau et rebaptisé Institut d'études eurasiennes. Cet institut dispense à des officiers et hauts fonctionnaires des Etats-Unis et d'autres pays membres de l'OTAN des cours de russe et d'histoire, d'économie et de culture russes. Il propose également une série de cours de recyclage de six semaines, en plusieurs langues, à l'intention du Commandement américain en Europe. Ses activités se sont nettement intensifiées avec la participation active d'étudiants russes et d'autres pays de l'ex-Union soviétique qui suivent le cours de cinq mois du Collège. Les étudiants de l'Institut qui sont inscrits au cours d'officiers en zone étrangère se rendent à plusieurs reprises en Russie et dans les autres Etats de l'ex-Union soviétique. Leurs proches et eux-mêmes apportent une aide financière aux étudiants du Collège dont les familles vivent loin de Garmisch.

La troisième grande composante du Centre Marshall est le Centre de recherche et de conférences. Il parraine des séminaires, des conférences et des cours pour d'autres officiers de haut niveau, parlementaires et hauts fonctionnaires de la défense qui ne peuvent quitter leur poste pour suivre le cours de cinq mois du Collège. En août 1994, le Centre de recherche et de conférences a organisé, en collaboration avec l'Assemblée de l'Atlantique nord et à l'intention des parlementaires d'Europe centrale et orientale un cours de dix jours qui a été grandement apprécié. Cet événement, qui portait essentiellement sur le contrôle civil de l'appareil militaire dans des Etats démocratiques, a été si bien reçu qu'il va devenir annuel. A son retour de Garmisch, le Président de la Commission de défense de la douma russe, Sergeï Youchenkov, a raconté dans une interview au Rossiyskiye Vesti que ses collègues et lui étaient revenus sachant mieux ".. .comment constituer le système de contrôle civil de l'appareil militaire, quelles sont les structures nécessaires et quelles fonctions elles devraient remplir..."

Le fonctionnement du Collège

Le cours du Collège est organisé en modules hebdomadaires distincts dont chacun porte sur un sujet particulier, comme "Défense et économie" ou "Riposte à une crise". Deux fois par semaine, des conférences sont données par des enseignants et des conférenciers invités. Parmi les intervenants les plus éminents qui se soient adressés à nos étudiants, on peut citer le Secrétaire d'Etat à la défense, William Perry, Sergeï Youchenkov, le Général John Galvin, ex-SACEUR, l'Amiral Sandy Woodward, commandant britannique lors de la guerre des Malouines en 1982, M. Schoenbohm, Secrétaire d'Etat au Ministère de la défense de l'Allemagne, Goergi Arbatov, Directeur de l'Institut E.U./Canada à Moscou, Jack Matlock, ex-ambassadeur des Etats-Unis à Moscou, et Jonathan Eyal, du Royal United Services Institute de Londres. Les conférences sont suivies de discussions puis, le lendemain, les étudiants se réunissent pendant trois heures en petits groupes dirigés par deux des enseignants du Collège. Cette organisation a produit quelques échanges intellectuels animés, tant dans la salle de conférences qu'au sein des groupes, sources d'une bonne partie des véritables enseignements.

Le cours est structuré en deux parties séparées par un voyage de dix jours à Bonn, Washington et New York, où les étudiants ont un aperçu direct de ce qu'est une défense démocratique. La première moitié du cours porte sur les concepts de la démocratie libérale et sur le fonctionnement des institutions de défense dans un Etat démocratique libéral. La seconde partie, qui prévoit un voyage en Belgique pour visiter le siège de l'OTAN, du Shape et la Commission européenne, concerne les relations Est-Ouest après la Seconde Guerre mondiale et l'avenir de la sécurité européenne. Les étudiants se familiarisent avec la pensée et les écrits de penseurs modernes comme Samuel Huntington, Milton Friedman, George Kennan et le Général Sir John Hackett. Et au sujet des relations entre les militaires et la société, ils lisent et critiquent les classiques de Clausewitz et Von Moltke.

Le programme met l'accent sur le rôle essentiel de l'appareil militaire dans la consolidation des structures démocratiques. Le rôle des forces armées et leurs relations avec le chef d'Etat, le gouvernement, le ministre de la défense et le parlement font l'objet de quelques débats du plus grand intérêt. La classe examine et compare les modèles des Etats-Unis, de l'Allemagne, de la Grande-Bretagne, de la France, du Danemark, de la Suède et d'autres pays membres de l'OTAN ou neutres, ainsi que les systèmes soviétique et russe, que beaucoup connaissent à travers l'histoire récente.

L'établissement systématique d'une stratégie de sécurité nationale, une stratégie militaire nationale et une structure de forces défensives efficace sont des concepts nouveaux pour beaucoup de nos étudiants. Le rôle crucial que jouent les parlements et les autres facteurs complexes qui entrent enjeu dans l'établissement d'un budget de la défense fiable constituent également un secteur nouveau pour les officiers de forces armées autrefois habituées à obtenir à peu près toutes les ressources qu'elles demandaient à leurs gouvernements.

Il est parfois difficile d'éviter de blesser certains lorsque l'on analyse la guerre froide en cours ou en séminaires. Il a même été suggéré que l'on supprime cette partie du cours. Mais tant que ces questions n'auront pas été débattues ouvertement et en toute franchise, il n'y aura pas de base solide pour discuter des risques actuels et du cadre futur de la sécurité européenne. Comme on pouvait s'y attendre, l'élargissement de l'OTAN est aussi un sujet qui a suscité de nombreuses discussions.

Le grand défi, pour les enseignants, consiste à ouvrir les esprits à de nouvelles approches de méthodes anciennes et profondément enracinées. Souvent, il y a
des surprises d'un côté comme de l'autre; ainsi, un officier d'Asie centrale provoqua récemment une certaine gène, lors d'un séminaire, lorsqu'il indiqua que dans son pays, il était très facile d'obtenir un consensus entre les partis politiques sur les grandes questions de sécurité, vu qu'il n'existe, en fait, qu'un seul parti politique !

La dernière semaine rassemble tous les élèves du Cours dans le cadre d'un exercice. S'appuyant sur ce qu'ils ont appris au cours, les étudiants de même origine travaillent à l'élaboration de leur version de la stratégie de leur pays en matière de sécurité, de sa stratégie militaire ainsi que de la structure de forces et du budget de défense nécessaires à son soutien. Cet exercice a été salué comme un grand succès. Il encourage, en effet, les étudiants à penser, pour la première fois peut-être, aux intérêts vitaux de leur pays en matière de sécurité dans une nouvelle société libre et démocratique. En outre, il réunit les membres militaires et civils des contingents nationaux dans le cadre d'un effort conjoint pour produire une série de documents essentiels à la sécurité de leur pays. Pour beaucoup de groupes nationaux, c'est là une expérience nouvelle de partenariat civile-militaire qui devrait être très payante à leur retour chez eux.

Le Centre Marshall a acquis une très grande expérience en un laps de temps relativement court. Les enseignants et le personnel enrichissent considérablement leur expérience grâce à leur interaction professionnelle et sociale avec les officiers, hommes politiques et hauts fonctionnaires civils des nouveaux Etats démocratiques. Le général George Joulwan, en tant que SACEUR et Commandant en chef du Commandement américain en Europe, a proposé les services du Centre comme complément important du Partenariat pour la paix.

Par ailleurs, le Centre Marshall a déjà envoyé des équipes d'instructeurs experts dans plusieurs pays d'Europe centrale et orientale afin qu'ils dispensent à leurs dirigeants civils et militaires tout un éventail d'enseignements portant sur des sujets liés à la défense, et notamment sur la formulation de la stratégie de sécurité et sur la mécanique de l'établissement des budgets de la défense. Ce programme est en pleine expansion afin de répondre à une demande qui augmente rapidement et émane en partie d'un nombre croissant de lauréats du Centre qui atteignent des postes d'influence au sein de leurs ministères de la défense, des affaires étrangères, ou de leurs parlements.

Le programme facultatif du Collège, qui remporte un grand succès et encourage les étudiants à approfondir certains thèmes spécifiques comme l'OTAN, les médias dans une démocratie, le maintien de la paix, le terrorisme ou les forces de réserve, est lui aussi en plein développement. Certains étudiants du Collège participent et contribuent désormais au programme facultatif de russe à l'Institut d'études eurasiennes. Qui plus est, le programme d'échanges avec l'Ecole de l'OTAN (école du SHAPE, non loin de là, à Oberammergau), s'intensifie. Il permet à chacun de ces instituts de tirer parti de l'expérience et de l'expertise de l'autre. En collaboration avec l'Institut du langage de la défense de Monterey, en Californie, le Collège a également lancé un programme d'anglais facultatif qui permet à ses étudiants d'apprendre l'anglais à leur rythme et selon leurs possibilités.

Un réseau de coopération

Le Centre George C. Marshall est en train de devenir un élément de plus en plus important d'un réseau de coopération en expansion. Les enseignements tirés de ses débuts fort encourageants seront mis à profit dans les prochains mois et les prochaines années. Le Centre Marshall, et en particulier son Collège d'études stratégiques et d'économie de la défense, est actuellement la seule institution académique se consacrant pleinement au problème essentiel qu'est la gestion de la défense dans une société démocratique. S'il est encore trop tôt pour se prononcer de façon absolue, les premiers résultats obtenus indiquent que l'objectif consistant à introduire ce concept dans les nouvelles démocraties est atteint et que les premiers diplômés du Centre utilisent les connaissances acquises pour répandre leurs idées et influencer leurs collègues, dans leurs pays.

La réussite du Centre Marshall, dans les années à venir, pourrait avoir une grande incidence sur la réalisation de l'objectif de paix et de stabilité en Europe et au-delà. En attendant, le nombre croissant de futurs dirigeants des nouvelles démocraties qui passent par le Centre est un élément important pour le réseau de contacts humains et de relations personnelles en pleine expansion qui, à terme, réunira anciens ennemis et nouveaux amis.