Revue de l'OTAN
Mise à jour: 24-Sep-2002 Revue de l'OTAN

Edition Web
Vol. 43- No. 3
Mai 1995
p. 25-29

L'approche stratégique de l'Australie

Sénateur Robert Ray
Ministre australien de la défense

L'Australie a récemment publié son premier Livre blanc sur la défense depuis la fin de la guerre froide. Sa nouvelle politique de défense met l'accent sur le maintien de ses capacités militaires, afin de défendre les intérêts du pays, et sur son engagement au sein de la région Asie-Pacifique, afin de garantir la stabilité et la sécurité de celle-ci. Quelle perception avons-nous aujourd'hui de notre environnement stratégique, et comment favoriserons-nous la sécurité dans notre partie de la région Asie-Pacifique?

Le 30 novembre 1994, j'ai publié le Livre blanc sur la défense 1994, intitulé Defending Australia. Il couvre les quinze années à venir et explique comment le gouvernement australien entend gérer la défense du pays au tournant du siècle.

Il s'agit de l'examen et de l'exposé les plus complets qui aient été faits, concernant la politique de défense du gouvernement, depuis la publication du précédent Livre blanc, The Defence of Australia 1987. Depuis, la situation stratégique a profondément changé dans notre région et dans le monde entier, et de nouvelles tendances risquent fort de modifier l'environnement stratégique de l'Australie dans les années à venir. Defending Australia explique comment le gouvernement propose de faire face à ces transformations.

Difficultés et occasions nouvelles

En cette ère de l'après-guerre froide, les structures stratégiques globales continuent de se modifier, et de son côté, l'Europe a vu son architecture stratégique changer profondément avec l'effondrement du Pacte de Varsovie, la disparition d'une superpuissance autrefois hostile et la création de nombreux pays totalement nouveaux. Par ailleurs, ces importantes modifications de la menace en Europe ont entraîné de plus grandes réductions des forces des Etats-Unis en Europe que dans la région Asie-Pacifique. Cette nouvelle période a également vu resurgir des conflits localisés dus à des tensions ethniques auparavant réprimées et à une nouvelle flambée de nationalisme.
Dans la région Asie-Pacifique, les changements ont été plus subtils, mais d'une tout aussi grande portée. Ainsi, notre région n'a pas vu naître de nouveaux pays et nous n'avons pas à affronter de nouveaux conflits locaux aux effets déstabilisateurs. Mais nous voyons perdurer d'anciens problèmes - comme ceux de Papouasie-Nouvelle Guinée (Bougainville) et du Cambodge - et nous devons nous adapter à la disparition de l'ordre imposé par des superpuissances antagonistes.

La fin de la guerre froide a conféré une toute nouvelle dimension aux relations internationales dans la région Asie-Pacifique. Avec la fin de la rivalité entre les deux superpuissances, les pays se rendent clairement compte que la paix et la sécurité futures de la région Asie-Pacifique sont en grande partie entre leurs mains. Ils ont compris que l'environnement relativement paisible qui a permis des niveaux de croissance économique extraordinaires ne va plus de soi et qu'ils doivent faire plus d'efforts s'ils veulent maintenir la paix.

Du point de vue de l'Australie, cette ère nouvelle présente des difficultés et offre des occasions. Elle a donné à l'Australie des chances nouvelles de s'intégrer à l'Asie économique, mais elle a également engendré un environnement stratégique moins stable, plus complexe et plus épineux pour nos planificateurs militaires. Les défis que l'Australie devra probablement affronter dans les dix ou quinze prochaines années présentent des dimensions économiques et stratégiques.

Dimensions économiques

L'Australie s'attend à ce que les forts taux de croissance qui caractérisent l'économie actuelle de la région Asie-Pacifique se maintiennent. La région a de grandes chances de devenir la locomotive de la prospérité mondiale. D'après une estimation publiée dans un numéro récent de la revue The Economist, si l'on appliquait les prévisions régionales de la Banque mondiale aux différents pays, en 2020, la Chine pourrait être la première économie du monde et à cette date, l'économie de l'Indonésie pourrait avoir dépassé celle de l'Australie. Par ailleurs, ces taux de croissance élevés seront renforcés par l'engagement des pays de l'APEC (Asia-Pacific Economie Coopération) en faveur du libre-échange à l'horizon 2020, ainsi qu'ils en sont récemment convenus lors de la rencontre de Bogor (Indonésie), et en faveur d'une coopération économique régionale accrue au travers d'arrangements comme l'AFTA (ASEAN Free Trade Area).

Un nouveau modèle de relations

Au cours du vingt et unième siècle un nouveau modèle de relations stratégiques s'établira dans le cadre duquel la région Asie-Pacifique acquerra plus d'autonomie sur le plan stratégique. Dans Defending Australia, nous avons distingué deux tendances.

Premièrement, l'équilibre stratégique régional a changé en conséquence directe du moindre impact stratégique de la Russie et du rôle régional en mutation des Etats-Unis. Il semble clair que les Etats-Unis n'essaieront pas - et n'accepteront pas - d'être les premiers responsables de la sécurité des pays de la région. Dans le même temps, de grandes puissances régionales, comme l'Inde, la Chine, le Japon et l'Indonésie, jouent un rôle de plus en plus important dans la définition de l'environnement régional. Les influences stratégiques dans la zone Asie-Pacifique deviennent sans cesse plus dynamiques et moins prévisibles pour nos planificateurs.

La seconde tendance, déjà évidente, concerne les implications, pour nos capacités militaires, des événements économiques et politiques prévisibles dans la région. En effet, une plus grande force économique a élargi la gamme des possibilités offertes aux pays et fait naître l'idée qu'en cas de conflit, le choc pourrait être plus bref et à des niveaux d'intensité supérieurs. Nous nous attendons à ce que certains d'entre eux soient de plus en plus en mesure d'acquérir et d'utiliser des systèmes d'armements modernes.

Nous pensons qu'au cours des prochaines années, ce sont précisément les politiques des pays de la région qui auront la plus grande incidence sur l'environnement stratégique émergent. Leur rôle sera très nettement accru dans la définition de l'environnement stratégique régional. Et les puissances moyennes, comme l'Australie, devront jouer un rôle plus influent dans les affaires de la région si elles veulent que leurs intérêts soient reconnus. Avec les autres puissances moyennes environnantes, nous devrons veiller de plus près à ce que notre point de vue sur les questions de sécurité soient entendues et comprises, notamment par les grandes puissances de la région.
Les pays de la région qui désirent ardemment préserver la paix ont le sens de leurs intérêts communs et sont prêts à envisager de coopérer pour établir des mesures de sécurité régionales. Le dialogue sur les questions de sécurité régionale est d'ailleurs engagé, tant au sein de forums officiels (la "première voie") que de forums officieux (la "seconde voie") - fondés sur des cellules de réflexion et des institutions académiques régionales.

Cette nouvelle conscience de la sécurité régionale a engendré la création du Forum régional de l'ASEAN, ou ARF (Association of South-East Asian Nations [ASEAN] Régional Forum). L'ARF est née de la discussion de plus en plus approfondie qui a eu lieu, au sujet de la sécurité régionale, dans le cadre du processus de la Conférence postministérielle de l'ASEAN, dans lequel l'Australie était un partenaire de dialogue de l'ASEAN. L'ARF a organisé sa première réunion ministérielle en juillet 1994, et bien que certains pays aient d'abord craint que l'on ne passe trop hâtivement à des mesures concrètes, des progrès ont été accomplis sur des sujets variés.

L'Australie est convaincue que la création de l'ARF est une réalisation majeure et qu'elle devrait influencer fortement notre environnement de sécurité régional au début du siècle prochain. On a déjà utilement discuté de mesures de confiance concrètes qui demanderaient une plus grande ouverture des forces militaires sur les questions critiques que sont la planification de la défense et l'acquisition de matériel.

Ces approches s'appuient sur un réseau de plus en plus étendu de relations bilatérales entre les pays de la région mais y créent aussi quelque chose de nouveau: un cadre multilatéral qui les rassemble.

Une approche spécifique

De plus en plus, la question se pose de savoir si les arrangements régionaux évoluent dans le sens d'une organisation comme l'OTAN; la réponse à cette question met bien en lumière les différences entre l'expérience européenne et la dynamique stratégique de la région Asie-Pacifique.

Certes, les expériences des autres peuvent être des points de référence utiles, mais les mécanismes qu'il nous faut mettre en place pour maintenir notre sécurité régionale doivent refléter nos conditions stratégiques particulières.
L'approche en coopération de la sécurité, à travers des relations bilatérales et des mécanismes officiels ou officieux, sera très probablement bien moins
institutionnalisée que celle de l'Europe, et les mécanismes d'instauration de la confiance interféreront sans doute beaucoup moins avec les politiques de défense des différents pays.

Pour des raisons diverses, l'Australie juge cette approche en coopération beaucoup mieux adaptée à la situation de notre région que l'approche "collective" européenne définie par l'OTAN, l'OSCE et, plus récemment, le Partenariat pour la paix.

Les mécanismes européens sont en grande partie le résultat de la guerre froide. En effet, au cours de la période qui s'est écoulée depuis la fin de la seconde Guerre mondiale, le rôle de l'OTAN a consisté à endiguer le communisme grâce à des alliances militaires puissantes, épaulant une présence militaire massive face à celle d'une superpuissance adverse.

En Europe, la menace était claire et imminente, alors que dans la région Asie-Pacifique, la situation est moins nette et plus complexe. Ici, la menace communiste émanait d'une variante locale, et non de gouvernements comptant sur le soutien stratégique et militaire soviétique pour assurer leur existence. En Europe, les pays se sont efforcés d'éviter la guerre au moyen de stratégies de dissuasion et de destruction mutuelle assurée. Or les institutions "occidentales" créées pour mettre en œuvre ces stratégies demeurent pour la plupart en place et cherchent actuellement à redéfinir leur rôle.

Dans notre région, les pays s'efforcent de protéger la paix par le dialogue et la confiance. Qui plus est, ici, le problème de la prolifération se pose de façon très différente. Si l'Europe a dû faire face à une "course" aux armements, nous, nous sommes confrontés à des processus de modernisation des forces. Une course aux armements suppose des budgets militaires augmentant plus vite que le produit intérieur brut (PIB), un intérêt axé sur la planification de la structure des forces, afin qu'elles soient compétitives, des forces organisées de telle sorte qu'elles puissent réagir à des menaces et des scénarios spécifiques, et un développement économique et social entravé par les dépenses requises pour la défense. Or il n'y a rien de tel dans notre région.

Le souci de compétitivité peut néanmoins corrompre un bon jugement stratégique. La modernisa- j tion rapide des armements dans la région Asie-1 Pacifique a été encouragée à la fois par la réduction des forces européennes, américaines et russes, et par l'afflux massif d'armes d'occasion à bon marché en provenance d'Europe.

Notre région présente plus de diversité que l'Europe sur le plan démographique. Il n'y a pas d'affinités culturelles et historiques liées à des frontières terrestres communes, puisque les conditions géographiques sont différentes. En effet, si la sécurité européenne se fonde en grande partie sur des frontières terrestres, la région Asie-Pacifique comporte essentiellement des frontières maritimes, ce qui rend les conflits moins probables, mais aussi la coopération plus complexe. Nous n'avons pas non plus d'antécédents d'alliances militaires entre les pays. Certes, de telles alliances ont existé dans des temps plus anciens, mais notre histoire récente a été dominée par l'influence de puissances coloniales, qui a été suivie par la rivalité entre les superpuissances. Il y a peu de temps que les pays de la région ont pu prendre le contrôle de leur avenir stratégique.

Leur réponse au besoin de disposer d'un mécanisme approprié, reflétant une approche en coopération, a été le Forum régional de l'ASEAN. S'il est difficile de prédire où il mènera, il semble néanmoins fort peu probable qu'il aboutisse à une alliance du même genre que l'OTAN. La région Asie-Pacifique est tout bonnement trop variée et trop vaste pour que cela soit réalisable.

La politique de défense de l'Australie

Au cours des quinze prochaines années, l'environnement stratégique asiatico-pacifique va devenir de plus en plus complexe. Il sera sans doute de plus en plus déterminé par les différentes politiques et approches des pays de la région. Dans ce contexte, notre engagement comme partenaire au sein de la région afin de gérer ses affaires stratégiques sera un élément d'une importance croissante pour la garantie de notre sécurité.

Comme il est indiqué dans Defending Australia, l'engagement majeur de l'Australie au sein de la région en matière de défense est un des thèmes centraux de sa politique militaire. Cette orientation régionale complétera d'autres aspects de notre politique de défense, en vertu de laquelle nous maintiendrons une capacité de défense autonome, soutiendrons nos alliances et contribuerons à la sécurité globale.

Cette stratégie n'a rien de nouveau. Notre engagement fructueux remonte à la fin des années 40, et nous avons de nombreuses et étroites relations de défense avec les pays de la région. La nature et la portée de nos relations bilatérales vont cependant changer suite à la mutation de l'environnement régional et des nouveaux types d'intérêts que nous partagerons avec les autres pays. En Asie du Sud-Est, ces relations seront davantage fondées sur le partenariat et sur des avantages réciproques.
Nous soutiendrons également l'instauration d'une coopération multilatérale, fondement important de la sécurité régionale. Nos approches bilatérales et multilatérales seront complémentaires.

Nous sommes d'ardents partisans de l'ARF. Nous voyons en lui un mécanisme qui doit permettre aux plus grandes puissances de la région de participer de façon constructive à son développement. Il nous donne des chances de mieux nous comprendre et de réduire les tensions en donnant aux pays de la région la possibilité de dialoguer. Il doit aussi permettre une coopération accrue et l'établissement de mesures régionales de confiance. Enfin, grâce à lui, la région pourra s'orienter plus résolument vers la diplomatie préventive et peut-être trouver des solutions régionales à ses problèmes de défense.

La participation australienne à la défense de la sécurité régionale, à travers nos engagements stratégiques bilatéraux et multilatéraux, sert à la fois nos intérêts et ceux d'autres pays de la zone Asie-Pacifique. Elle contribue au maintien de la paix et de la sécurité dans la région, laquelle est appelée à jouer un rôle central, du point de vue économique et stratégique, au tournant du siècle.