Edition Web
Vol. 43- No. 3
Mai
1995
p. 25-29
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L'approche
stratégique de l'Australie
Sénateur Robert Ray
Ministre australien de la défense
L'Australie a récemment publié son premier Livre blanc
sur la défense depuis la fin de la guerre froide. Sa nouvelle politique
de défense met l'accent sur le maintien de ses capacités
militaires, afin de défendre les intérêts du pays,
et sur son engagement au sein de la région Asie-Pacifique, afin
de garantir la stabilité et la sécurité de celle-ci.
Quelle perception avons-nous aujourd'hui de notre environnement stratégique,
et comment favoriserons-nous la sécurité dans notre partie
de la région Asie-Pacifique?
Le 30 novembre 1994, j'ai publié le Livre blanc sur la défense
1994, intitulé Defending Australia. Il couvre les quinze années
à venir et explique comment le gouvernement australien entend gérer
la défense du pays au tournant du siècle.
Il s'agit de l'examen et de l'exposé les plus complets qui aient
été faits, concernant la politique de défense du
gouvernement, depuis la publication du précédent Livre blanc,
The Defence of Australia 1987. Depuis, la situation stratégique
a profondément changé dans notre région et dans le
monde entier, et de nouvelles tendances risquent fort de modifier l'environnement
stratégique de l'Australie dans les années à venir.
Defending Australia explique comment le gouvernement propose de faire
face à ces transformations.
Difficultés et occasions nouvelles
En cette ère de l'après-guerre froide, les structures stratégiques
globales continuent de se modifier, et de son côté, l'Europe
a vu son architecture stratégique changer profondément avec
l'effondrement du Pacte de Varsovie, la disparition d'une superpuissance
autrefois hostile et la création de nombreux pays totalement nouveaux.
Par ailleurs, ces importantes modifications de la menace en Europe ont
entraîné de plus grandes réductions des forces des
Etats-Unis en Europe que dans la région Asie-Pacifique. Cette nouvelle
période a également vu resurgir des conflits localisés
dus à des tensions ethniques auparavant réprimées
et à une nouvelle flambée de nationalisme.
Dans la région Asie-Pacifique, les changements ont été
plus subtils, mais d'une tout aussi grande portée. Ainsi, notre
région n'a pas vu naître de nouveaux pays et nous n'avons
pas à affronter de nouveaux conflits locaux aux effets déstabilisateurs.
Mais nous voyons perdurer d'anciens problèmes - comme ceux de Papouasie-Nouvelle
Guinée (Bougainville) et du Cambodge - et nous devons nous adapter
à la disparition de l'ordre imposé par des superpuissances
antagonistes.
La fin de la guerre froide a conféré une toute nouvelle
dimension aux relations internationales dans la région Asie-Pacifique.
Avec la fin de la rivalité entre les deux superpuissances, les
pays se rendent clairement compte que la paix et la sécurité
futures de la région Asie-Pacifique sont en grande partie entre
leurs mains. Ils ont compris que l'environnement relativement paisible
qui a permis des niveaux de croissance économique extraordinaires
ne va plus de soi et qu'ils doivent faire plus d'efforts s'ils veulent
maintenir la paix.
Du point de vue de l'Australie, cette ère nouvelle présente
des difficultés et offre des occasions. Elle a donné à
l'Australie des chances nouvelles de s'intégrer à l'Asie
économique, mais elle a également engendré un environnement
stratégique moins stable, plus complexe et plus épineux
pour nos planificateurs militaires. Les défis que l'Australie devra
probablement affronter dans les dix ou quinze prochaines années
présentent des dimensions économiques et stratégiques.
Dimensions économiques
L'Australie s'attend à ce que les forts taux de croissance qui
caractérisent l'économie actuelle de la région Asie-Pacifique
se maintiennent. La région a de grandes chances de devenir la locomotive
de la prospérité mondiale. D'après une estimation
publiée dans un numéro récent de la revue The Economist,
si l'on appliquait les prévisions régionales de la Banque
mondiale aux différents pays, en 2020, la Chine pourrait être
la première économie du monde et à cette date, l'économie
de l'Indonésie pourrait avoir dépassé celle de l'Australie.
Par ailleurs, ces taux de croissance élevés seront renforcés
par l'engagement des pays de l'APEC (Asia-Pacific Economie Coopération)
en faveur du libre-échange à l'horizon 2020, ainsi qu'ils
en sont récemment convenus lors de la rencontre de Bogor (Indonésie),
et en faveur d'une coopération économique régionale
accrue au travers d'arrangements comme l'AFTA (ASEAN Free Trade Area).
Un nouveau modèle de relations
Au cours du vingt et unième siècle un nouveau modèle
de relations stratégiques s'établira dans le cadre duquel
la région Asie-Pacifique acquerra plus d'autonomie sur le plan
stratégique. Dans Defending Australia, nous avons distingué
deux tendances.
Premièrement, l'équilibre stratégique régional
a changé en conséquence directe du moindre impact stratégique
de la Russie et du rôle régional en mutation des Etats-Unis.
Il semble clair que les Etats-Unis n'essaieront pas - et n'accepteront
pas - d'être les premiers responsables de la sécurité
des pays de la région. Dans le même temps, de grandes puissances
régionales, comme l'Inde, la Chine, le Japon et l'Indonésie,
jouent un rôle de plus en plus important dans la définition
de l'environnement régional. Les influences stratégiques
dans la zone Asie-Pacifique deviennent sans cesse plus dynamiques et moins
prévisibles pour nos planificateurs.
La seconde tendance, déjà évidente, concerne les
implications, pour nos capacités militaires, des événements
économiques et politiques prévisibles dans la région.
En effet, une plus grande force économique a élargi la gamme
des possibilités offertes aux pays et fait naître l'idée
qu'en cas de conflit, le choc pourrait être plus bref et à
des niveaux d'intensité supérieurs. Nous nous attendons
à ce que certains d'entre eux soient de plus en plus en mesure
d'acquérir et d'utiliser des systèmes d'armements modernes.
Nous pensons qu'au cours des prochaines années, ce sont précisément
les politiques des pays de la région qui auront la plus grande
incidence sur l'environnement stratégique émergent. Leur
rôle sera très nettement accru dans la définition
de l'environnement stratégique régional. Et les puissances
moyennes, comme l'Australie, devront jouer un rôle plus influent
dans les affaires de la région si elles veulent que leurs intérêts
soient reconnus. Avec les autres puissances moyennes environnantes, nous
devrons veiller de plus près à ce que notre point de vue
sur les questions de sécurité soient entendues et comprises,
notamment par les grandes puissances de la région.
Les pays de la région qui désirent ardemment préserver
la paix ont le sens de leurs intérêts communs et sont prêts
à envisager de coopérer pour établir des mesures
de sécurité régionales. Le dialogue sur les questions
de sécurité régionale est d'ailleurs engagé,
tant au sein de forums officiels (la "première voie")
que de forums officieux (la "seconde voie") - fondés
sur des cellules de réflexion et des institutions académiques
régionales.
Cette nouvelle conscience de la sécurité régionale
a engendré la création du Forum régional de l'ASEAN,
ou ARF (Association of South-East Asian Nations [ASEAN] Régional
Forum). L'ARF est née de la discussion de plus en plus approfondie
qui a eu lieu, au sujet de la sécurité régionale,
dans le cadre du processus de la Conférence postministérielle
de l'ASEAN, dans lequel l'Australie était un partenaire de dialogue
de l'ASEAN. L'ARF a organisé sa première réunion
ministérielle en juillet 1994, et bien que certains pays aient
d'abord craint que l'on ne passe trop hâtivement à des mesures
concrètes, des progrès ont été accomplis sur
des sujets variés.
L'Australie est convaincue que la création de l'ARF est une réalisation
majeure et qu'elle devrait influencer fortement notre environnement de
sécurité régional au début du siècle
prochain. On a déjà utilement discuté de mesures
de confiance concrètes qui demanderaient une plus grande ouverture
des forces militaires sur les questions critiques que sont la planification
de la défense et l'acquisition de matériel.
Ces approches s'appuient sur un réseau de plus en plus étendu
de relations bilatérales entre les pays de la région mais
y créent aussi quelque chose de nouveau: un cadre multilatéral
qui les rassemble.
Une approche spécifique
De plus en plus, la question se pose de savoir si les arrangements régionaux
évoluent dans le sens d'une organisation comme l'OTAN; la réponse
à cette question met bien en lumière les différences
entre l'expérience européenne et la dynamique stratégique
de la région Asie-Pacifique.
Certes, les expériences des autres peuvent être des points
de référence utiles, mais les mécanismes qu'il nous
faut mettre en place pour maintenir notre sécurité régionale
doivent refléter nos conditions stratégiques particulières.
L'approche en coopération de la sécurité, à
travers des relations bilatérales et des mécanismes officiels
ou officieux, sera très probablement bien moins
institutionnalisée que celle de l'Europe, et les mécanismes
d'instauration de la confiance interféreront sans doute beaucoup
moins avec les politiques de défense des différents pays.
Pour des raisons diverses, l'Australie juge cette approche en coopération
beaucoup mieux adaptée à la situation de notre région
que l'approche "collective" européenne définie
par l'OTAN, l'OSCE et, plus récemment, le Partenariat pour la paix.
Les mécanismes européens sont en grande partie le résultat
de la guerre froide. En effet, au cours de la période qui s'est
écoulée depuis la fin de la seconde Guerre mondiale, le
rôle de l'OTAN a consisté à endiguer le communisme
grâce à des alliances militaires puissantes, épaulant
une présence militaire massive face à celle d'une superpuissance
adverse.
En Europe, la menace était claire et imminente, alors que dans
la région Asie-Pacifique, la situation est moins nette et plus
complexe. Ici, la menace communiste émanait d'une variante locale,
et non de gouvernements comptant sur le soutien stratégique et
militaire soviétique pour assurer leur existence. En Europe, les
pays se sont efforcés d'éviter la guerre au moyen de stratégies
de dissuasion et de destruction mutuelle assurée. Or les institutions
"occidentales" créées pour mettre en uvre
ces stratégies demeurent pour la plupart en place et cherchent
actuellement à redéfinir leur rôle.
Dans notre région, les pays s'efforcent de protéger la paix
par le dialogue et la confiance. Qui plus est, ici, le problème
de la prolifération se pose de façon très différente.
Si l'Europe a dû faire face à une "course" aux
armements, nous, nous sommes confrontés à des processus
de modernisation des forces. Une course aux armements suppose des budgets
militaires augmentant plus vite que le produit intérieur brut (PIB),
un intérêt axé sur la planification de la structure
des forces, afin qu'elles soient compétitives, des forces organisées
de telle sorte qu'elles puissent réagir à des menaces et
des scénarios spécifiques, et un développement économique
et social entravé par les dépenses requises pour la défense.
Or il n'y a rien de tel dans notre région.
Le souci de compétitivité peut néanmoins corrompre
un bon jugement stratégique. La modernisa- j tion rapide des armements
dans la région Asie-1 Pacifique a été encouragée
à la fois par la réduction des forces européennes,
américaines et russes, et par l'afflux massif d'armes d'occasion
à bon marché en provenance d'Europe.
Notre région présente plus de diversité que l'Europe
sur le plan démographique. Il n'y a pas d'affinités culturelles
et historiques liées à des frontières terrestres
communes, puisque les conditions géographiques sont différentes.
En effet, si la sécurité européenne se fonde en grande
partie sur des frontières terrestres, la région Asie-Pacifique
comporte essentiellement des frontières maritimes, ce qui rend
les conflits moins probables, mais aussi la coopération plus complexe.
Nous n'avons pas non plus d'antécédents d'alliances militaires
entre les pays. Certes, de telles alliances ont existé dans des
temps plus anciens, mais notre histoire récente a été
dominée par l'influence de puissances coloniales, qui a été
suivie par la rivalité entre les superpuissances. Il y a peu de
temps que les pays de la région ont pu prendre le contrôle
de leur avenir stratégique.
Leur réponse au besoin de disposer d'un mécanisme approprié,
reflétant une approche en coopération, a été
le Forum régional de l'ASEAN. S'il est difficile de prédire
où il mènera, il semble néanmoins fort peu probable
qu'il aboutisse à une alliance du même genre que l'OTAN.
La région Asie-Pacifique est tout bonnement trop variée
et trop vaste pour que cela soit réalisable.
La politique de défense de l'Australie
Au cours des quinze prochaines années, l'environnement stratégique
asiatico-pacifique va devenir de plus en plus complexe. Il sera sans doute
de plus en plus déterminé par les différentes politiques
et approches des pays de la région. Dans ce contexte, notre engagement
comme partenaire au sein de la région afin de gérer ses
affaires stratégiques sera un élément d'une importance
croissante pour la garantie de notre sécurité.
Comme il est indiqué dans Defending Australia, l'engagement majeur
de l'Australie au sein de la région en matière de défense
est un des thèmes centraux de sa politique militaire. Cette orientation
régionale complétera d'autres aspects de notre politique
de défense, en vertu de laquelle nous maintiendrons une capacité
de défense autonome, soutiendrons nos alliances et contribuerons
à la sécurité globale.
Cette stratégie n'a rien de nouveau. Notre engagement fructueux
remonte à la fin des années 40, et nous avons de nombreuses
et étroites relations de défense avec les pays de la région.
La nature et la portée de nos relations bilatérales vont
cependant changer suite à la mutation de l'environnement régional
et des nouveaux types d'intérêts que nous partagerons avec
les autres pays. En Asie du Sud-Est, ces relations seront davantage fondées
sur le partenariat et sur des avantages réciproques.
Nous soutiendrons également l'instauration d'une coopération
multilatérale, fondement important de la sécurité
régionale. Nos approches bilatérales et multilatérales
seront complémentaires.
Nous sommes d'ardents partisans de l'ARF. Nous voyons en lui un mécanisme
qui doit permettre aux plus grandes puissances de la région de
participer de façon constructive à son développement.
Il nous donne des chances de mieux nous comprendre et de réduire
les tensions en donnant aux pays de la région la possibilité
de dialoguer. Il doit aussi permettre une coopération accrue et
l'établissement de mesures régionales de confiance. Enfin,
grâce à lui, la région pourra s'orienter plus résolument
vers la diplomatie préventive et peut-être trouver des solutions
régionales à ses problèmes de défense.
La participation australienne à la défense de la sécurité
régionale, à travers nos engagements stratégiques
bilatéraux et multilatéraux, sert à la fois nos intérêts
et ceux d'autres pays de la zone Asie-Pacifique. Elle contribue au maintien
de la paix et de la sécurité dans la région, laquelle
est appelée à jouer un rôle central, du point de vue
économique et stratégique, au tournant du siècle.
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