Edition Web
Vol. 43- No. 2
Jan. 1995
p. 24-27
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Après
la conférence de Budapest: l'Organisation pour la sécurité
et la coopération en Europe (OCSE)
Victor-Yves Ghebali
Professeur à l'Institut universitaire de hautes études internationales
(Genève)
Même si l'issue du sommet de Budapest peut sembler décevante,
cela ne signifie pas pour autant l'échec de la Conférence
de Budapest, qui l'a précédé. Le résultat
principal de cette conférence a été la transformation
d'une institution assez informe, la CS, en une organisation internationale
I'"OSCE". Cependant, le changement de dénomination ne
s'est pas accompagné d'une importante rationalisation au sein de
l'organigramme institutionnel, ni de répercussions sur le plan
fonctionnel. Étant donné que le succès de l'OSCE
dépend dans une large mesure de l'élaboration d'un modèle
de sécurité commune et d'un programme en matière
de maîtrise des armements, il est à craindre que cette Organisation
ne demeure encore dans les limbes jusqu'au prochain sommet de 1996.
Le troisième sommet tenu par la CSCE depuis la fin de la Guerre
froide s'est achevé de façon peu conventionnelle, dans la
déception générale. Vu la diatribe lancée
par la Russie contre la désinvolture supposée de l'Occident
vis-à-vis de ses intérêts de grande puissance et les
vifs reproches du Président Izetbegovic au sujet de la politique
de l'Occident vis-à-vis de la Bosnie-Herzégovine, l'impasse
était inévitable.
Mais l'échec du sommet de Budapest des 5-6 décembre 1994
n'est nullement celui de la Conférence d'examen de Budapest qui
s'est tenu du 10 octobre au 2 décembre 1994. Celle-ci a accompli
la tâche qui lui était impartie, comme l'atteste un volumineux
document final intitulé "Vers un véritable partenariat
dans une ère nouvelle" (1) annonçant
la transformation, dès le 1er janvier 1995, de la CSCE en OSCE
ainsi que de multiples décisions touchant les domaines de la sécurité
militaire, la dimension humaine, la dimension économique et la
Méditerranée.
Budapest, trois approches politiques
A Budapest, trois conceptions de l'avenir de la CSCE s'affrontèrent.
Défendue par la Russie, une approche maximaliste préconisait
la transformation de la CSCE en une organisation internationale comportant
une charte juridique, un "Comité exécutif (composé,
comme, le Conseil de sécurité de l'ONU, de membres permanents
et non permanents) chargé de la gestion des crises ainsi que des
"tables régionales" (Balkans, Méditerranée,
etc.) à composition limitée. Une telle organisation ne se
serait pas cantonnée à la diplomatie préventive.
En tant qu'arrangement régional au titre du Chapitre VIII de la
Charte des Nations unies, elle aurait été l'instance prioritaire
du maintien de la stabilité et de la sécurité de
Vancouver à Vladivostok. Par vocation, elle aurait coordonné,
sur la base d'accords établissant une division du travail appropriée,
toutes les institutions de sécurité de la région,
de l'OTAN à la Communauté des États Indépendants
(CEI). Cette dernière aurait été liée à
la CSCE de la même manière que celle-ci à l'ONU: compte
tenu de ses capacités de déploiement d'opérations
de maintien de la paix, la CEI aurait été l'instance prioritaire
de sécurité dans la zone délimitée par les
territoires de l'ex-URSS.
De leur côté, certains pays de l'OTAN soutenaient une approche
minimaliste visant simplement à réajuster l'organigramme
institutionnel et les instruments de travail de la CSCE. Procédant
de raisons de principe évidentes (la préservation du rôle
présent et des possibilités d'évolution de l'OTAN),
une telle approche s'appuyait aussi sur l'analyse des motivations prêtées
aux propositions russes de Budapest à savoir: bloquer le développement
de l'OTAN, attribuer à une CEI dominée par Moscou le statut
reconnu d'organisme de sécurité régionale et légitimer
les responsabilités spéciales de la Russie vis-à-vis
de son "étranger proche".
Entre ces positions extrêmes, il y avait une approche médiane
majoritaire: celle des États disposés à apporter
des améliorations limitées, mais réelles, aux moyens
d'action de la CSCE. Cette approche se reflétait, pour l'essentiel,
dans deux propositions précises. D'origine austro-hongroise, la
première suggérait l'institution d'un "Conseiller de
la CSCE pour les questions de stabilité et de sécurité"
au mandat assez analogue à celui du Haut Commissaire pour les minorités
nationales, soit un médiateur discret pour la prévention
des conflits autres que ceux impliquant des questions de minorités
nationales.
Soumise par l'Allemagne et les Pays-Bas, la seconde proposition avait
pour objet de renforcer la coordination CSCE/ONU. Tout en demeurant l'instance
préliminaire de gestion des crises dans la région, la CSCE
aurait été autorisée, si ses efforts s'avéraient
vains, à saisir directement le Conseil de sécurité
(si nécessaire sans l'accord de l'État ou des États
parties concernés) et également de faire appel aux autres
organisations de sécurité de la région en vue d'opérations
de maintien ou d'imposition de la paix.
L'approche minimaliste l'a nettement emporté. Ainsi, l'idée
austro-hongroise a été rejetée. Celle de l'Allemagne
et des Pays-Bas a été après d'extrêmes difficultés,
retenue en partie et répartie entre les Décisions de Budapest
(principe de la "priorité à l'OSCE" pour la gestion
de toute crise survenant dans la région) et la Déclaration
du Sommet, (saisie du Conseil de sécurité par l'OSCE "dans
des circonstances exceptionnelles").
Quant à la Russie, elle n'a obtenu que le changement de dénomination
de la CSCE en "OSCE", une promesse aux résultats hypothétiques,
(l'élaboration d'un modèle de sécurité commune
et globale), ainsi que des garanties politiques verbales ("La CSCE
sera une instance ou les préoccupations de sécurité
des États participants pourront être discutées, et
leurs intérêts en matière de sécurité
exposées et pris en compte", la base d'un "véritable
partenariat pour la sécurité entre tous les États
participants, membres ou non d'autres organisations compétentes
en matière de sécurité")(2).
La dimension politico-institutionnelle
La Déclaration du Sommet a bien reconnu le "rôle central"
de la CSCE en tant que structure de sécurité de Vancouver
à Vladivostok et affirmé la détermination des Etats
participants de lui permettre de jouer un "rôle cardinal"
en la matière: d'où l'avènement, en tant que premier
pas dans cette direction, de l'OSCE. En fait, l'analyse du Document de
Budapest démontre que cet avènement a été
conçu en termes plus formels que réels. Trois remarques
essentielles s'imposent à cet égard.
En premier lieu, le passage de la CSCE à l'OSCE n'a pas de conséquence
juridique: il n'est censé altérer ni la nature, purement
politique, des engagements de l'ex-OSCE ni l'absence de statut international
juridique des institutions de celle-ci. La remarque vaut aussi pour les
organes désormais baptisés "Conseil ministériel",
"Conseil supérieur" et "Conseil permanent"(3).
En deuxième lieu, le passage de la CSCE à l'OSCE s'est
traduit par de modiques réajustements au sein de l'organigramme
institutionnel réajustements dont les plus significatifs sont:
l'organisation des Conférences d'examen au siège de l'OSCE
à Vienne avant chaque Sommet, le réexamen de la fréquence
des Sommets bisannuels, exercices aussi coûteux qu'improductifs,
la possibilité de convoquer le Conseil permanent en réunion
d'urgence et l'encouragement des Etats à se faire représenter
au sein du Conseil supérieur dont les travaux font à certains
égards double emploi avec ceux du Conseil permanent siégeant
au niveau des ambassadeurs par des directeurs politiques des Affaires
étrangères. Les Décisions de Budapest ne font nulle
mention des points essentiels tels que le transfert du BIDDH (Bureau des
institutions démocratiques et des droits de l'homme) à Vienne
ou les pouvoirs du Secrétaire général, lequel exerce
des fonctions d'ordre surtout administratif ou d'appui aux activités
du Président en exercice du Conseil. Il est d'ailleurs significatif
que l'idée germano-néerlandaise d'attribuer au Secrétaire
général le droit de présider l'un des organes de
la nouvelle organisation ou de saisir les organes en question de toute
situation menaçant la stabilité dans la région n'ait
pas été retenue.
En troisième lieu, le passage de la CSCE à l'OSCE n'a pas
eu de répercussions sur le plan fonctionnel. Les Décisions
de Budapest contiennent une énumération systématique
"du rôle et des fonctions" de l'OSCE (4)
suggérée par les États-Unis (la première du
genre dans l'histoire du processus paneuropéen), mais cette énumération
est aussi rudimentaire que peu originale. Sa faiblesse majeure est de
mélanger tâches et fonctions. Les tâches attribuées
à l'OCSE sont celles de l'ex-CSCE: gestion de crises (diplomatie
préventive, maintien de la paix, règlement pacifique, consolidation
de la paix), maîtrise des armements (sur le plan européen
et subrégional), dimension humaine et, enfin coopération
économique (promotion de l'économie de marché). Quant
aux fonctions de l'OSCE, elles se ramènent à la formulation
de normes, à la consultation politique et au renforcement des relations
de bon voisinage. Par ailleurs, à l'instigation de la Russie, les
Etats participants ont reconnu la nécessité de disposer,
d'ici 1996, d'un "modèle de sécurite commune et globale"
pour l'Europe du XXIe siècle. En fait l'engagement ne va pas au-delà
de l'ouverture d'un vaste examen incluant l'organisation, à Vienne
(à l'automne 1995) d'un Séminaire sur la question, examen
qui "n'affectera en rien le droit inhérent à chaque
Etat participant de choisir librement ou de modifier ses arrangements
de sécurité, y compris les traités d'alliance, selon
leur évolution"(5). On l'aura compris:
ledit examen ne pourra pas aborder, dans l'optique hiérarchisante
préférée par la Russie, la question de 1'"architecture
européenne" - question traditionnellement sensible à
la CSCE et que la Déclaration du Sommet a évoquée
obliquement en se prononçant en faveur d'"une coopération
plus systématique et plus pratique entre l'OSCE, les organisations
et institutions européennes, ainsi que les autres organisations
et institutions régionales et transatlantiques qui partagent les
mêmes valeurs et objectifs" (paragraphe 8).
Quoi qu'il en soit l'élaboration du modèle de sécurité
promet de n'être guère facile, comme peut le laisser déjà
supposer l'incapacité des Etats de l'OSCE à s'entendre,
depuis 1993, sur un simple texte réglementant la vérification
d'opérations de maintien de la paix entreprises par une "tierce
partie", en l'occurrence la Russie.
La dimension militaire
Dans ce domaine, l'exercice de Budapest a entériné les résultats
des travaux accomplis par le Forum de coopération en matière
de sécurité. Entre 1992 et 1994, celui-ci avait élaboré
sept accords politiques, tous politiquement contraignants à une
exception près, et produit une nouvelle mise à jour du régime
des Mesures de confiance et de sécurité (MDCS): le "Document
de Vienne 1994".
Les accords en question peuvent être classés en trois catégories.
La première catégorie englobe les textes relevant des MDCS
classiques, à savoir: un Programme de contacts et de coopération
militaires (déjà dépassé par le "Partenariat
pour la paix"), un dispositif sur la Planification de la défense
(visant à accroître la transparence dans un domaine inédit
de coopération militaire) et un régime d'Echange global
d'informations militaires (notable par sa zone d'application mondiale
et l'inclusion d'une composante navale)(6).
La seconde catégorie comprend un texte relevant des techniques
de gestion de crises: un catalogue original, mais politiquement non contraignant,
de "Mesures de stabilisation pour les situations de crise localisées".
La troisième catégorie regroupe trois textes de type normatif:
un ensemble de Principes régissant les transferts d'armements classiques,
un ensemble comparable touchant la non-prolifération et un "Code
de conduite sur les aspects politico-militaires de la sécurité."
Pressenti comme le fleuron politique de l'exercice de Budapest, ce dernier
texte n'a pas été du fait de son contenu plus maigre que
prévu soumis pour signature par les Chefs d'Etat et de Gouvernement.
Il a seulement été incorporé aux Décisions
de Budapest (Chapitre IV). A la différence d'autres instruments
adoptés par la CSCE depuis la fin de la guerre froide, le Code
ne mérite peut-être pas le qualificatif de coquille vide.
Il n'en reste pas moins que sa coquille est peu et assez mal remplie.
Le Code est en effet, pour une très large part, constitué
de réaffirmation de normes antérieures et le plus souvent
déclaratoires. Sur le plan des normes interétatiques, il
n'ajoute rien de nouveau au Décalogue de 1975 qui avait pourtant
bien besoin d'une certaine mise à jour. En outre, il n'est assorti
ni de mesures de sanction, ni même d'un mécanisme spécialisé
de suivi. Seules une poignée de dispositions traitant du contrôle
et de l'usage des forces armées dans les sociétés
démocratiques sont significatives (sections VII et VIII). A la
base de ce qu'il faut bien appeler une déception, sinon un échec,
il n'y a pas eu un manque d'imagination de la part des gouvernements (la
richesse des propositions négociatoires ayant été
réellement impressionnante), mais un manque de volonté politique.
Les textes élaborés au sein du Forum attestaient de ce que
celui-ci avait réalisé l'essentiel de son "Programme
d'action immédiate" (PAI), à l'exception notable du
thème de l'harmonisation - impasse due aux hésitations de
certains membres de l'OTAN redoutant à juste titre la dilution
(visée par la Russie) du Traité FCE et de la circonspection
de certains pays neutres vis-à-vis d'une transparence militaire
par trop intrusive à leur gré. Tout en accordant son satisfecit
au Forum, la Conférence de Budapest ne put s'entendre sur les moyens
de remédier aux faiblesses de fonctionnement du Forum (dues avant
tout à une présidence tournante trop brève). Elle
se contenta de recommander une meilleure intégration du Forum aux
activités de sécurité politique
de l'OSCE. Par ailleurs, elle reconduisit le PAI en recommandant toutefois
au Forum de mettre l'accent sur les problèmes de mise en oeuvre
des engagements pris ainsi que sur les questions de sécurité
régionale notamment en Europe du Sud-est, dans la perspective du
règlement du conflit yougoslave. Enfin, elle chargea le Forum d'établir,
d'ici 1996, un cadre de travail destiné à servir de base
à un programme de l'OSCE pour la maîtrise des armements,
programme qui ne porterait aucunement atteinte au Traité FCE, reconnu
par tous comme la pierre angulaire de la sécurité et de
la stabilité militaires du Continent.
Les autres dimensions
Les autres décisions significatives prises à Budapest sont
celles relatives à l'intégration plus poussée de
la dimension humaine aux activités de sécurité de
l'OSCE: inscription régulière des questions de dimension
humaine (y compris les cas graves de violation) à l'ordre du jour
du Conseil supérieur, représentation du Bureau de Varsovie
aux réunions du Conseil supérieur et du Conseil permanent,
implication du Bureau à la préparation et au suivi des Missions
de longue durée.
En outre, on signalera la recommandation faite au Président en
exercice de convoquer une réunion du Conseil permanent, la première
du genre, en vue d'examiner les moyens d'intégrer également
la dimension économique (économie, environnement, science
et technologie, coopération régionale et transfrontalière)
à la dimension de sécurité.
Enfin, on relèvera la décision d'intensifier le dialogue
avec les Etats méditerranéens non participants (Israël
et les quatre pays arabes - Algérie, Egypte, Maroc et ' Tunisie
- agissant de concert)(7) à l'aide d'un Groupe
de contact informel d'experts siégeant régulièrement
dans le cadre du Conseil permanent, de consultations de haut niveau menées
par la Troïka et le Secrétaire général ainsi
que par la convocation, en 1995, d'un Séminaire sur les MDCS.
L'après Budapest
La Conférence de Budapest s'est illustrée par une unique
décision: la transformation de l'institution assez informe issue
de la Charte de Paris, et depuis sans cesse remodelée, en une organisation
internationale, sans s'attaquer aux défauts réels de la
cuirasse de la CSCE: règle du consensus, pouvoirs politiques du
Secrétaire général, etc. La matérialisation
de l'OSCE sera tributaire de la nature et de la rapidité de mise
en oeuvre des décisions pratiques que ses organes de décisions
auront la volonté politique de prendre. Mais étant donné
que son profil politique dépend pour beaucoup de l'élaboration
d'un modèle de sécurité commune et d'un programme
pour la maîtrise des armements, il est à craindre que l'OSCE
ne demeure encore dans les limbes jusqu'au Sommet de Lisbonne en 1996.
(1) Le Document de Budapest 1994 comprend deux ensembles
de textes: d'une part, la Déclaration du Sommet et ses deux annexes(une
Déclaration sur le cinquantenaire de la fin de la Seconde Guerre
mondiale, inspirée par la Russie, et une Déclaration sur
la Baltique) et d'autre part, les Décisions de Budapest.
(2) Déclaration du Sommet: paragraphe 7.
(3}Autrefois dénommés "Conseil des
ministres", "Comité des hauts fonctionnaires" et
"Comité permanent".
(4) Décisions de Budapest paragraphes 3 à
13 "s du Chapitre i.
(5) Décisions de Budapest: paragraphe 1 er du
Chapitre Vil.
(6) les deux premiers textes ont été
incorporés au Document de Vienne 1994.
(7) La Syrie, le Liban et la Libye restent à
l'écart de l'OSCE.

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