Revue de l'OTAN
Mise à jour: 10-Sep-2002 Revue de l'OTAN

Edition Web
Vol. 42- No. 6/1
Déc. 1994/
Jan. 1995
p. 13-16

La politique extérieure et de sécurité commune de l'Union européenne et sa contribution à la sécurité globale

L'Ambassadeur Giovanni Jannuzzi
Représentant permanent de l'Italie auprès du Conseil de l'Atlantique Nord

Le monde a besoin d'une Europe forte et active. S'il s'agissait d'un truisme du temps de la guerre froide, ce l'est encore plus aujourd'hui, où le monde connaît une transformation continue et rapide.

Pour jouer le rôle qui lui revient dans le monde d'aujourd'hui, l'Europe doit agir de manière unifiée, ou tout au moins cohérente. Les nations y trouvent encore une large place, mais le nationalisme en est exclu, notamment en ce qui concerne la politique extérieure de l'Europe.

En fait, cette exigence n'a rien de nouveau. Les pères fondateurs de l'Europe l'avaient sans aucun doute déjà présente à l'esprit. En effet, même avant la Conférence de Messine, en 1955, où l'idée de Communauté économique européenne a été lancée pour la première fois par Gaetano Martino, ministre italien des Affaires étrangères, des dispositions avaient été prises, au sein de la Communauté européenne de défense, pour assurer la coordination des politiques étrangères des pays membres. Depuis le "rapport Davignon" (l) de 1970, la Communauté a peu à peu défini une politique étrangère commune à travers la coopération politique européenne, qui a été pleinement reconnue par l'Acte unique européen de 1986 et a culminé à Maastricht avec l'introduction de la politique extérieure et de sécurité commune (PESC).

Je suis convaincu que la coopération politique européenne a rendu à l'Europe un énorme service qui, un jour, je l'espère, sera apprécié à sa juste valeur. En effet, elle a abouti à la création de mécanismes efficaces, mais elle a aussi permis aux décideurs des Douze - qui seront 15, à partir de janvier 1995, avec l'entrée de l'Autriche, de la Finlande et de la Suède dans l'Union européenne -de prendre l'habitude de coordonner leurs politiques respectives, à tous les niveaux. C'est ainsi que les Douze ont pu mettre en œuvre - ante litteram - quelques "politiques communes", par exemple en ce qui concerne l'Europe de l'est, le Moyen-Orient, l'Afrique du sud, les Nations unies, les droits de l'homme, etc.

En outre, il ne faut pas oublier que depuis sa création, la Communauté a toujours eu une dimension extérieure autonome extrêmement importante tant dans le domaine des accords commerciaux, en participant à de grandes négociations économiques comme l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), qu'en matière de développement régional, par exemple avec les Accords de Lomé.

Contrairement à la Chine ou au Japon, l'Europe n'a été à aucun moment de son histoire un continent refermé sur lui-même. Les Phéniciens et les Grecs sillonnèrent toutes les mers connues, établirent des échanges avec des contrées lointaines et fondèrent des colonies sur des rivages non européens. Alexandre le Grand entraîna ses armées, et avec elles sa culture, jusqu'à l'Inde. Plus tard, Rome créa un empire qui s'étendait sur trois continents. Même pendant la longue période du Moyen Age, des peuples comme les Irlandais, les Vikings et les Vandales émigrèrent vers des terres lointaines, et à l'aube du nouveau millénaire, des Vénitiens, des Génois, des Pisans et des Amalfitains prirent la mer, explorèrent l'Orient et firent du commerce avec des lieux aussi éloignés que Cathay. Les croisés amenèrent leur langue, leur religion et leurs coutumes au Moyen-Orient. Aux XVe et XVIe siècles, les grands navigateurs espagnols, portugais, anglais, français et italiens donnèrent naissance à de nouveaux mondes en découvrant et en explorant l'Amérique, dont la civilisation descend en droite ligne de celle de l'Europe. Et aux XVIIIe et XIXe siècles, l'Angleterre, la France, l'Allemagne, le Portugal, la Belgique, les Pays-Bas et l'Italie colonisèrent l'Afrique et l'Extrême-Orient.

En outre, malgré les pertes causées par deux guerres mondiales tragiques et par l'émergence parallèle - et partiellement dérivée de ces événements - de deux géants sur la scène internationale, et en dépit aussi de la dissolution de ses empires coloniaux, l'Europe représente encore un extraordinaire amalgame de puissance économique et financière, de richesse technologique, de ressources humaines et de capacités militaires réelles ou potentielles.

La contribution européenne

La contribution spécifique que l'Europe peut apporter à la stabilité mondiale découle de la nature même de son histoire, de ses institutions, de sa société et, bien entendu, de sa géographie.

Permettez-moi d'en énumérer pour le moins les principaux éléments:

Les Européens ont refermé de façon définitive le chapitre de l'impérialisme. Si les relations avec nos anciennes colonies d'Afrique, d'Amérique latine et d'Asie ne sont pas totalement désintéressées, elles ne sont cependant pas fondées uniquement sur des considérations commerciales, mais aussi sur une coopération active, comme l'illustrent parfaitement les Accords de Lomé. De surcroît, l'Europe sait, peut-être mieux que d'autres puissances, que l'instabilité, les tensions et les conflits politiques s'ancrent pour la plupart dans de graves problèmes socio-économiques. Et elle a l'expérience, les moyens et -je le crois - la volonté nécessaires pour affronter ces problèmes.

La contribution spécifique que la Communauté européenne a apportée, jusqu'ici, au développement en coopération de vastes régions du monde et, par là même, à la stabilité internationale, en témoigne.

En ce qui concerne la politique étrangère, l'Union européenne a trois dimensions géographiques: une dimension continentale, une dimension méditerranéenne et une dimension mondiale.

Depuis l'écroulement des régimes de l'Europe de l'est, la dimension continentale a acquis une très grande importance. La tâche principale des institutions européennes a été de permettre à ces pays de réaliser leur passage à la démocratie et à l'économie de marché; ce faisant, elles ont aussi apporté leur contribution la plus marquante au nouvel ordre mondial. Certes, leur action a été incomplète et, jusqu'ici, insuffisante. L'Union doit s'ouvrir plus largement et plus généreusement aux nouvelles démocraties du Continent afin de leur permettre de rejoindre, dans la stabilité, la famille des nations européenne et occidentale. Mais elle ne devra pas non plus en rester là.

L'Union partage son espace vital avec une grande puissance qui est en partie européenne: la Fédération russe. Vu sa grandeur, tant géographique qu'historique, il n'est pas facile d'intégrer la Russie dans notre communauté. Et pourtant, l'Union doit coexister avec elle, c'est-à-dire construire avec elle un réseau de relations politiques, économiques et sécuritaires assurant à notre Continent un avenir plus sûr.

Depuis plus de quarante années, les Etats-Unis et l'OTAN jouent un rôle déterminant en ce qui concerne la sécurité et la liberté de l'Europe de l'ouest, et leur volonté est de continuer de le faire dans les années à venir. En effet, contrairement aux Etats-Unis, l'Europe n'a pas de force nucléaire comparable à celle de la Russie (et il y a fort peu de chances qu'elle en acquière une dans l'avenir). Et sur le plan des forces conventionnelles, si le déséquilibre antérieur s'est considérablement amoindri, il n'est pas dans l'intérêt de l'Europe de maintenir des niveaux de troupes trop élevés. C'est pourquoi l'Europe a un intérêt spécifique majeur à rechercher un équilibre militaire fondé sur une dissuasion nucléaire crédible, même si elle est réduite, et sur un niveau de forces conventionnel abaissé mais répondant à des besoins raisonnables en matière de sécurité.

Le Traité sur les forces conventionnelles en Europe (FCE) devrait être complété par des mesures relatives au flanc sud. En dépit de la crise en cours en Bosnie, l'Union doit poursuivre la réduction et la maîtrise des armements dans les Balkans. En Méditerranée, outre qu'elle peut aider à relancer l'économie - l'Europe a là aussi intérêt à contribuer à l'établissement d'une zone de sécurité et de stabilité sociale et politique. Si tout cela importe aussi au reste du monde, ces nécessités sont particulièrement ressenties par les Européens, et il nous est possible d'y faire face.

Mais par sa taille et sa force, l'Union européenne n'est pas seulement une puissance régionale, mais bien une puissance mondiale - et de tout premier plan. En tant que telle, elle a des intérêts mondiaux à affirmer: un nouvel ordre mondial; la liberté des échanges commerciaux; le respect du droit international; la défense des droits de l'homme et des principes de la démocratie parlementaire. Vu sa taille et ses ressources, l'Union a, plus que d'autres protagonistes présents sur la scène internationale, la juste combinaison d'intérêt et de capacité à défendre ces principes en apportant un soutien actif direct aux organes internationaux au sein desquels l'Europe joue un rôle influent et parfois même déterminant.

A l'époque où le monde était bipolarisé et où l'objectif prioritaire était de préserver la sécurité à travers la solidarité occidentale, il était difficile, pour l'Europe, d'agir de façon autonome à un niveau mondial. En revanche, dans le monde multipolaire d'aujourd'hui, cette possibilité existe désormais - sans remettre pour autant en cause sa place dans la famille des Nations occidentale et son attachement aux valeurs occidentales. Et cela ne devrait pas heurter les Etats-Unis. En effet, la contribution de l'Europe devrait y être accueillie favorablement, car elle pourrait soulager ce pays d'une partie des charges qu'il supporte depuis quarante années pour défendre notre sécurité et notre civilisation communes. Or cette charge ne s'est certainement pas allégée avec l'apparition de nouvelles menaces et de nouveaux défis, comme des crises régionales, des conflits ethniques et la prolifération des armes nucléaires.

Enfin, l'Europe devrait apporter sa contribution principale à l'extension progressive de la zone de développement économique, social et culturel, mais aussi de sécurité et de stabilité, aux régions où elle a un intérêt direct, ce qui va du continent européen, Russie comprise, à la Méditerranée et inclut la totalité de l'Afrique et du Moyen-Orient. Mais l'Europe ne peut se soustraire à une mission encore plus grande: elle doit participer plus activement, toujours à travers des organisations internationales, à la défense de la stabilité, de la sécurité, de l'Etat de droit et du progrès économique et social dans le monde entier.

Au cours de sa phase embryonnaire, la coopération politique européenne s'est efforcée de poursuivre ces objectifs (qui sont d'ailleurs clairement énoncés dans le préambule et à l'Article 10 de l'Acte unique européen de 1986). Elle n'a pas toujours réussi à les atteindre, mais ses réalisations ne doivent pas être sous-estimées pour autant.

La dimension de sécurité

Dans l'esprit du Traité de Maastricht, la politique extérieure et de sécurité commune établit les mêmes objectifs, mais de façon plus ambitieuse. La question est de savoir si elle dispose des instruments appropriés et à la hauteur de cette ambition. Là-dessus, on peut exprimer quelques doutes.

Pour ceux qui, comme moi, ont un vif souvenir de toutes les phases complexes et parfois tortueuses des négociations qui ont abouti au Traité de Maastricht, il est clair que la construction d'une politique extérieure commune est restée en grande partie incomplète. Les mécanismes et les procédures ne lui font certainement pas défaut (ils seraient même plutôt établis de façon trop méticuleuse dans le Traité et dans ses règles de mise en œuvre) et la PESC a préservé et consolidé une expérience fondamentale de la politique européenne commune, à savoir l'interrelation entre objectifs politiques et instruments économiques.

Il me semble néanmoins qu'elle présente une grave lacune. En effet, il est illusoire de croire qu'il puisse y avoir une politique étrangère efficace sans dimension sécuritaire ou, plus directement, sans instrument militaire, lequel, s'agissant de politique étrangère commune, ne peut être que collectif.

Sur ce point, le Traité de Maastricht a été aussi loin que possible, étant donné les circonstances, autrement dit même pas à mi-chemin. On en connaît les raisons et il est inutile de se lamenter. Mais le problème est là et ses effets sont extrêmement sensibles.

Il est possible - et personnellement, je l'espère - que la révision institutionnelle prévue pour 1996 et la prorogation du Traité de l'UEO en 1998 nous permettent de surmonter ce problème ainsi que d'autres difficultés. Dans le secteur économique, cependant, on pourra compter sur la dynamique des forces de marché pour favoriser une intégration accrue, quelle que soit la volonté politique des uns et des autres et même contre elle. Cela ne va cependant pas de soi dans le domaine de la politique étrangère, où l'intégration requiert la convergence de volontés politiques déterminées à l'encontre des forces de coutumes, traditions et intérêts très fortement ancrés. Et s'il existe de nombreuses raisons convaincantes de maintenir la PESC, elles ne sont même pas vraiment devenues des réflexes, comme elles devraient l'être, dans les pays habitués depuis des décennies à travailler ensemble, où des sentiments nationaux prévalent encore partiellement.

Pendant ce temps, sur la scène internationale, les événements se suivent à un rythme accéléré et sont de moins en moins compatibles avec les procédures lentes et parfois tortueuses de l'"Eurocratie". Or on ne peut attendre de l'histoire qu'elle reste en suspens jusqu'à ce que l'Europe ait adapté ses structures et ses moyens d'action aux temps nouveaux. Si nous ne réagissons pas, nous courrons, au minimum, le risque de manquer de pertinence.

La crise dons l'ex-Yougoslavie

La crise dans l'ex-Yougoslavie est l'exemple le plus frappant. J'ai participé personnellement au début des interventions européennes, qui ont visé tout d'abord à préserver un minimum d'unité dans l'ex-Yougoslavie, puis à rendre le divorce le moins traumatisant possible et, pour finir, à tenter de mettre fin aux hostilités en Bosnie ou d'en limiter les dégâts.

Pour moi, le véritable problème, avec l'ex-Yougoslavie, a été l'incapacité d'évaluer la situation avec assez de réalisme et - lorsque les objectifs ont été définis - le manque de volonté de les poursuivre par des voies diplomatiques, économiques et militaires adéquates.

Confrontés à une crise dans laquelle l'Europe avait souhaité jouer un rôle autonome, voire exclusif, nous avons manqué de préparation en matière de structures et d'instruments diplomatiques pour soutenir l'action politique. Autrement dit, la crise yougoslave a mis en évidence une réalité ancienne mais bien souvent oubliée, à savoir qu'objectifs et moyens doivent être proportionnels.

Une politique étrangère efficace résulte tout à la fois de données du renseignement fiables, d'idées claires et de structures et de moyens appropriés. Mais il est évident que même le mécanisme le plus perfectionné fonctionne mal s'il ne s'appuie pas sur une volonté politique, laquelle suppose à son tour soit une harmonie totale entre les partenaires, soit des règles permettant de surmonter les divergences.

La volonté politique - et des structures adéquates -ne suffisent pas cependant à résoudre le problème de la PESC. En effet, la politique étrangère demande que l'on dispose aussi d'instruments concrets. Or l'Union a sans nul doute de la force sur le plan politique et économique, mais il lui manque une dimension militaire.

A cet égard, une certaine clarté s'impose, car on entend trop souvent parler des instruments de la sécurité, de la défense et des instruments militaires comme s'il s'agissait d'une seule et même chose, ce qui n'est évidemment pas tout à fait juste.

Pour moi, établir une défense commune, c'est "avoir la capacité de défendre militairement - seul ou dans le cadre d'une grande alliance - le territoire de l'Union européenne contre une attaque armée".

Or chacun sait que dans l'état actuel des choses, l'Union n'en a pas les moyens et ne les aura sans doute pas dans le proche avenir, à moins qu'elle ne soit prête à payer, tant sur le plan financier que politique, un prix qui serait inacceptable pour ses membres.

Pour assurer leur défense, les pays de l'Union - tout au moins ceux qui sont membres de l'OTAN - continueront donc de s'en remettre essentiellement à l'Alliance atlantique. Ce qui ne veut pas dire qu'au sein de l'Alliance, les Européens ne puissent pas jouer un rôle accru à travers l'UEO. En effet, avec la réduction de la présence américaine sur le continent, le rôle et l'influence de l'UEO et, en général, de l'Europe, au sein de l'Alliance, devrait être de plus en plus important. Mais une fois encore, la défense de l'Europe dépendra avant tout de la solidité et de l'efficacité des structures de l'OTAN.

La sécurité présente cependant d'autres aspects. En matière de désarmement et de maîtrise des armements, il n'est que juste que les Européens définissent leurs positions, bien évidemment en collaboration avec leurs alliés de l'OTAN. L'Europe doit aussi protéger nos sociétés contre des infiltrations hostiles de divers types, garantir la sécurité de nos indispensables sources d'approvisionnement, défendre nos citoyens et nos intérêts à l'étranger et assurer la stabilité dans les régions voisines. Nous devons accepter le fait que dans certains cas, la protection des intérêts européens peut nécessiter une action militaire à l'appui de l'action politique ou à sa place, si celle-ci échouait. En fait, un instrument militaire adéquat est un des éléments qui caractérisent une bonne politique étrangère.

Jusqu'ici, les pays de l'Union européenne s'en sont remis, dans ce domaine, à l'UEO. Mais pour que celle-ci puisse s'acquitter de cette mission, il faut que ses ressources et ses capacités, qui sont encore en grande partie potentielles, deviennent réelles. Cette responsabilité incombe avant tout à ses membres, mais l'ensemble de l'Union europenne doit être prête à apporter à l'UEO le soutien politique nécessaire et à l'utiliser, le cas échéant, comme instrument d'intervention concrète.

L'avenir nous dira si l'Union sera capable de se doter de structures politiques et de sécurité compatibles avec sa puissance économique et le rythme de l'intégration prévue. En attendant, tous les instruments disponibles devraient être pleinement employés, sous peine, pour l'Union européenne, de continuer à n'avoir que peu d'influence sur son propre destin et sur celui du monde. Pire, de grands pays membres pourraient être tentés de reprendre le contrôle absolu de leurs objectifs en matière de politique étrangère, inaugurant alors un retour à l'ère du nationalisme.

(1) Ce rapport, (également connu sous le nom de Rapport Luxembourg), oui portait le nom du directeur politique du ministère des Affaires étrangères de Belgique, Etienne Davignon, proposait un mécanisme de mise en œuvre de la européenne.