Edition Web
Vol. 42- No. 4
Aout 1994
p. 24-27
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Les
enseignements à tirer du maintien de la paix au Cambodge
Gareth Evans
Ministre des Affaires étrangères d'Australie
Nations unies au Cambodge (APRONUC) est un des rares exemples qui ait
été largement à la hauteur de ses principaux objectifs.
Les élections surveillées par l'APRONUC en mai 1993 ont
permis la constitution d'un gouvernement non totalitaire à fort
soutien populaire. Certes, il est confronté à de multiples
problèmes en ce qui concerne la reconstruction et la réhabilitation
du pays, sans oublier les risques que les Khmers rouges font encore peser
sur la sécurité, mais avec l'attention et le soutien continu
de la communauté internationale, aucun d'eux ne devrait être
insoluble. Quel que soient les difficultes que le Cambodge pourra encore
rencontrer à l'avenir, l'APRONUC a apporté un regain de
vie à ce pays, et la communauté internationale a toutes
les raisons d'en être fière.
L'opération de maintien de la paix au Cambodge de 1991 à
1993 a été la plus complexe qu'aient entreprise les Nations
unies, même si elle ne détient plus le record de durée.
En effet, ont participé à l'opération de l'APRONUC
15.900 soldats, 3.600 policiers civils et 1.020 employés de bureau
civil de plus de 30 pays. Pour sa part, l'Australie y a envoyé
le Commandant des forces (le Général de corps d'armée
John Sanderson), près de 500 experts militaires en télécommunication,
une unité de contrôle des mouvements de 30 personnes ainsi
qu'un certain nombre de policiers civils et du personnel électoral.
En fait, le mandat de l'APRONUC dépassait de loin le maintien
de la paix traditionnel puisqu'il prévoyait de favoriser la création
d'institutions et de la reconstruction sociale dans le cadre d'un programme
de consolidation de la paix qui devait mettre fin durablement au conflit
armé et assurer une véritable transition vers la démocratie.
L'APRONUC avait, à cette fin, d'importantes fonctions en matière
d'élections, d'administration civile, de police, de droits de l'homme,
de rapatriement, de réhabilitation et de reconstruction.
Les succès les plus manifestes de l'APRONUC peuvent être
décrits simplement. Elle a sans aucun doute atteint son objectif
primordial d'organiser des élections libres et équitables
de telle sorte que le peuple cambodgien puisse exprimer sa volonté
collective à travers un véritable acte d'autodétermination.
Elle a également réussi à faire disparaître
le conflit cambodgien de la liste des sources de tension régionale.
En outre, le Vietnam a établi des relations plus productives avec
l'ensemble de la région et de la communauté internationale;
ses protecteurs extérieurs (et en particulier la Chine) ont fermé
le robinet des aides matérielles qu'ils apportaient aux divers
groupements politiques, ce qui rendrait toute nouvelle insurrection beaucoup
plus facile à maîtriser; plus de 365 000 Cambodgiens déplacés
de la frontière thaïlandaise ont pu être rapatriés;
le Cambodge a pris la place qui lui revenait au sein du concert des nations;
et le processus de reconstruction est engagé.
L'application des Accords de Paris sur le Cambodge n'a cependant pas
été parfaite, comme cela arrive souvent dans le cadre des
activités humaines. Un déploiement tardif a réduit
d'emblée l'ampleur de la mission; du fait du manque de coopération
des Khmers rouges, il n'a jamais été possible d'établir
vraiment un environnement politique neutre; le contrôle des secteurs
clés du gouvernement par l'administration civile n'a pas été
pleinement instauré; à quelques exceptions près,
la police civile n'a eu aucune efficacité; et il a été
impossible de poursuivre les responsables de violations des droits de
l'homme.
Les conditions d'un maintien de la paix efficace
Si l'on veut, à l'avenir, se donner les plus grandes chances de
réussir dans ce genre d'opération, il importe d'analyser
les échecs, les points faibles, mais aussi les succès de
l'APRONUC. L'opération cambodgienne a fait ressortir la nécessité
de réunir au moins cinq conditions fondamentales pour qu'une mission
de maintien de la paix puisse être efficace.
La première est l'existence d'un plan de paix solide, du point
de vue conceptuel, et suffisamment détaillé. L'opération
de maintien de la paix de l'APRONUC était elle-même l'aboutissement
d'un exercice réussi -quoique prolongé - de rétablissement
de la paix qui, au terme de plusieurs années, a réuni un
large groupe de pays et les acteurs intérieurs du conflit et a
débouché sur un plan de paix extrêmement complexe.
L'essence de ce plan était l'attribution aux Nations unies - et
non aux parties au conflit, qui ne purent s'entendre sur des mesures provisoires
de partage du pouvoir - de l'administration interne du pays au cours de
la phase de transition prévue jusqu'à la mise en place d'un
gouvernement élu. Dans sa version finale, ce plan est une initiative
australienne datant de fin 89 qui a été affinée et
élargie par les cinq membres permanents du Conseil de sécurité
en collaboration avec les Présidents français et indonésien
de la Conférence internationale de Paris sur le Cambodge. Si certaines
des hypothèses de départ - et notamment la démobilisation
militaire - ont été réduites à néant
par l'intransigeance des Khmers rouges, il est néanmoins apparu
assez détaillé et assez solide, sur le plan concret, pour
guider et soutenir efficacement l'APRONUC et la communauté internationale
tout au long de l'évolution de l'opération.(1)
La deuxième condition est le déploiement rapide des ressources
de planification et de surveillance adéquates dès que les
parties au conflit sont parvenues à un accord, afin de créer
et de maintenir un climat de confiance au sein des parties et de la population
locale et de permettre ainsi la bonne exécution du mandat défini.
L'opération des Nations unies au Cambodge n'a malheureusement pas
brillé par le respect de ce principe fondamental. En effet, entre
la signature des Accords de Paris, en octobre 1991, et l'arrivée
au Cambodge des premiers éléments de l'APRONUC, à
la mi-avril 1992, cinq mois se sont écoulés, et il a fallu
encore cinq à six mois à FAPRONUC pour être véritablement
opérationnelle. Ces retards dans le déploiement de l'APRONUC
ont été en partie causés ou aggravés par une
mauvaise planification et une mauvaise préparation par la Mission
préliminaire des Nations unies au Cambodge (MIPRENUC), déployée
en novembre 1991. Or ces retards ont été très préjudiciables
dans la mesure où ils ont bousculé le calendrier serré
qui avait été établi par les Accords de Paris et
entamé la crédibilité de l'APRONUC aux yeux du peuple
cambodgien (sans parler de certains pays donateurs ou autres).
Une partie essentielle d'une bonne préparation est la désignation
rapide des responsables de haut niveau - tant civils que militaires -
et leur participation immédiate à la planification de l'opération.
Or dans le cas de l'APRONUC, le représentant spécial du
Secrétaire général de l'ONU n'a été
nommé qu'en janvier 1992 et le commandant des forces en décembre
1991, tandis que le Préfet de police et les directeurs chargés
de l'Administration civile et des droits de l'homme n'ont été
désignés qu'en mars 1992. Par la suite, l'APRONUC a souffert
d'un manque de continuité et de suivi institutionnel dû en
grande partie à la nomination encore plus tardive de bon nombre
des officiers supérieurs et à la rotation rapide - et à
des dates arbitraires - de beaucoup d'entre eux.
Les Nations unies et ses pays membres doivent aussi s'assurer qu'ils
fournissent le personnel le plus qualifié, le plus professionnel,
et que ces hommes sont disciplinés, afin que la crédibilité
de l'opération ne puisse être mise en cause. Les pays participants
devraient être dans l'obligation de respecter les critères
définis par les Nations unies en matière de personnel et
celles-ci devraient avoir le droit de refuser le personnel inadéquat
ou insuffisamment qualifié. Une formation prédéploiement
à des procédures communes arrêtées par l'ONU
devrait aussi être considérée comme essentielle. Parmi
les 21.000 membres de l'APRONUC, on trouvait des professionnels extrêmement
qualifiés mais aussi des incompétents qui pouvaient parfois
constituer une menace pour leurs collègues. Malheureusement, trop
d'éléments de cette dernière catégorie n'ont
pas été rejetés, peut-être de crainte d'offenser
leurs pays, ou tout simplement parce qu'il n'y avait personne pour les
remplacer. En outre, le comportement inacceptable de certains soldats
a engendré du ressentiment parmi les Cambodgiens et nous ont aliéné
une partie d'entre eux. Il est indispensable, en vue des opérations
futures, d'établir un code de conduite du personnel des Nations
unies.
La troisième condition fondamentale pour garantir une opération
de maintien de la paix efficace est la définition d'objectifs opérationnels
clairs et réalisables, ne serait-ce que pour éviter de faire
naître des espoirs sans fondement quant au rôle des Nations
unies en tant que responsables du maintien de la paix. Au Cambodge, on
a pu déplorer de graves lacunes dans la mise en uvre de ce
qui devait, à bien des égards, être l'élément
le plus original des Accords de Paris, la fonction de l'administration
civile. Cela a tenu en grande partie au fait que le mandat défini
était trop ambitieux et sur de nombreux points clairement irréaliste,
considérant les ressources étriquées des Nations
unies et la situation au Cambodge, où des années de lutte
armée ont causé des préjudices considérables,
tant au niveau de la population que de l'infrastructure de base du pays.
L'APRONUC n'ayant pas réussi à prendre véritablement
et rapidement le contrôle des secteurs clés de l'administration
civile, et notamment de l'Etat du Cambodge, et à prendre des mesures
correctives lorsque c'était nécessaire, elle n'a pu se montrer
efficace face à la corruption et à l'intimidation constamment
exercée par l'Etat du Cambodge à l'égard des personnalités
politiques des autres partis au cours de la période électorale.
Cela a également donné un prétexte au Parti du Kampuchea
démocratique - les Khmers rouges - pour ne pas respecter les dispositions
essentielles des Accords de Paris, et en particulier le processus de cantonnement,
de désarmement et de démobilisation, puisque les Nations
unies elles-mêmes n'appliquaient pas un autre élément
majeur des accords. Il en a également découlé que
les élections n'ont pu se dérouler dans l'environnement
politique totalement neutre et non conflictuel que l'on avait espéré.
Un autre enseignement que la communauté internationale devrait
tirer de l'expérience cambodgienne en vue d'opérations futures
concerne les situations dans lesquelles le respect des droits de l'homme
est indispensable au règlement global d'un conflit - et l'on pourrait
soutenir que c'est presque toujours le cas. Il apparaît maintenant
avec clarté, puisque l'Etat de droit et les institutions nécessaires
à son soutien s'étaient manifestement effondrés au
Cambodge, que les Accords de Paris auraient dû inclure des mesures
spécifiques concernant la mise en place d'un système judiciaire
opérationnel dans le cadre de la période de transition et
de l'exercice de consolidation de la paix après la fin du conflit.
En effet, si dans le cadre de son mandat, une force de maintien de la
paix a un rôle de protection contre les violations des droits de
l'homme, mais qu'il n'existe aucun système permettant de traduire
les coupables en justice - y compris ceux qui violent le droit des autres
à la vie - le mandat de la force des Nations unies s'avère
alors irréalisable à cet égard et, de surcroît,
la crédibilité de l'ensemble de l'opération risque
de s'en trouver diminuée, tant au niveau local qu'international.
Un corollaire indispensable et évident est que toutes les troupes
et la police des Nations unies devraient recevoir une formation élémentaire
aux droits de l'homme si l'on veut qu'elles-mêmes soient un exemple
dans le pays concerné.
La quatrième condition essentielle à une opération
de maintien de la paix pleinement réussie du même type que
celle du Cambodge est la nécessité d'avoir le soutien des
parties au conflit. Comme il a déjà été indiqué,
le non-respect par les Khmers rouges de certaines dispositions importantes
des Accords de Paris et le respect incomplet de ceux-ci par les autres
parties ont affecté tous les aspects de l'opération de l'APRONUC.
Lorsque les Khmers rouges se sont concrètement retirés du
processus, les choix qui s'offraient aux Nations unies étaient:
premièrement, de transformer le mandat de maintien de la paix en
mandat d'imposition de la paix en reconnaissant que toute modification
de ce genre à mi-parcours risquait de poser de gros problèmes
aux pays qui envoyaient des troupes (et les plaçait aussi sans
doute devant une issue incertaine); deuxièmement, de s'accrocher
à leur mission de maintien de la paix, en réaffirmant les
fonction de maintien de la paix, au risque de faire courir un danger physique
aux forces de maintien de la paix et de voir le processus de paix s'enliser;
ou, troisièmement, de se retirer, ce qui aurait signifié
couper court à la progression du Cambodge sur la voie du retour
au sein de la communauté des nations. En fait, le Cambodge a été
un exemple réussi de persévérance. Le Secrétaire
général des Nations unies a décidé à
juste titre de continuer jusqu'aux élections, même si cela
a contraint l'APRONUC à accepter des compromis dans un certain
nombre de domaines importants et fait courir le risque d'un échec
total de l'opération, comme en Angola.
La cinquième condition est le besoin que l'opération soit
suffisamment soutenue de l'extérieur. Ainsi que l'a montré
le cas du Cambodge, dans une opération de maintien de la paix basée
sur l'accord et le respect de différentes parties, et notamment
d'acteurs intérieurs en guerre, le soutien d'acteurs extérieurs
ayant précédemment soutenu un camp ou l'autre est indispensable
à la mise en uvre de l'opération. Une des raisons
du succès des élections au Cambodge a justement été
que les partisans extérieurs des diverses factions leur ont recommandé
de ne pas revenir à la violence. En outre, les pays de ce qui est
devenu connu sous le nom de "core group" (les cinq
membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies
plus l'Australie, le Japon, l'Indonésie, la Thaïlande, l'Allemagne,
le Canada et l'Inde) sont restés fermement accrochés à
la perspective de retour du Cambodge au sein de la communauté internationale.
Ils ont aussi joué un rôle positif en maintenant la pression
sur les factions cambodgiennes et en s'efforçant de les persuader
de respecter les termes des Accords de Paris.
En dépit de tous les problèmes qui ont compliqué
l'opération de l'APRONUC, les Nations unies ont réussi à
rendre au peuple cambodgien un peu d'espoir en l'avenir. Tous ceux d'entre
nous qui y ont participé ont traversé, à l'occasion,
des périodes sombres dues à la lenteur du processus de paix,
à la fois douloureuse et irritante, et aux nombreuses alertes et
sinuosités qui l'ont caractérisé. Mais pour finir,
tous ont gardé leur sang-froid et montré que la communauté
internationale pouvait, si elle s'y mettait sérieusement et avec
toute son énergie collective, coopérer utilement pour la
paix. Certes, il ne s'est pas agi d'un exercice parfait, mais lorsqu'on
le compare à d'autres exercices de ce genre en cours à l'heure
actuelle, il apparaît que nous n'avons pas trop mal réussi.
Et si la communauté internationale veut bien tirer les enseignements
de nos erreurs, nous ferons encore mieux dans l'avenir.
(1) Un compte rendu défailli de l'évolution
du plan de paix cambodgien est fourni dans Gareth Evan: & Bruce Grant,
Australie! Foreign Relations, Melbourne University Press, 1991, pp. 210-218.
Les enseignements de l'expérience cambodgienne en matière
de rétablissement et de maintien de la paix sont approfondis dans
Gareth Evans, Cooperating for peace: the global Agenda for thé
1990s and Beyond, Allen and Unwin Sydney, 1993.
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