Revue de l'OTAN
Mise à jour: 10-Sep-2002 Revue de l'OTAN

Edition Web
Vol. 42- No. 4
Aout 1994
p. 24-27

Les enseignements à tirer du maintien de la paix au Cambodge

Gareth Evans
Ministre des Affaires étrangères d'Australie

Nations unies au Cambodge (APRONUC) est un des rares exemples qui ait été largement à la hauteur de ses principaux objectifs. Les élections surveillées par l'APRONUC en mai 1993 ont permis la constitution d'un gouvernement non totalitaire à fort soutien populaire. Certes, il est confronté à de multiples problèmes en ce qui concerne la reconstruction et la réhabilitation du pays, sans oublier les risques que les Khmers rouges font encore peser sur la sécurité, mais avec l'attention et le soutien continu de la communauté internationale, aucun d'eux ne devrait être insoluble. Quel que soient les difficultes que le Cambodge pourra encore rencontrer à l'avenir, l'APRONUC a apporté un regain de vie à ce pays, et la communauté internationale a toutes les raisons d'en être fière.

L'opération de maintien de la paix au Cambodge de 1991 à 1993 a été la plus complexe qu'aient entreprise les Nations unies, même si elle ne détient plus le record de durée. En effet, ont participé à l'opération de l'APRONUC 15.900 soldats, 3.600 policiers civils et 1.020 employés de bureau civil de plus de 30 pays. Pour sa part, l'Australie y a envoyé le Commandant des forces (le Général de corps d'armée John Sanderson), près de 500 experts militaires en télécommunication, une unité de contrôle des mouvements de 30 personnes ainsi qu'un certain nombre de policiers civils et du personnel électoral.

En fait, le mandat de l'APRONUC dépassait de loin le maintien de la paix traditionnel puisqu'il prévoyait de favoriser la création d'institutions et de la reconstruction sociale dans le cadre d'un programme de consolidation de la paix qui devait mettre fin durablement au conflit armé et assurer une véritable transition vers la démocratie. L'APRONUC avait, à cette fin, d'importantes fonctions en matière d'élections, d'administration civile, de police, de droits de l'homme, de rapatriement, de réhabilitation et de reconstruction.

Les succès les plus manifestes de l'APRONUC peuvent être décrits simplement. Elle a sans aucun doute atteint son objectif primordial d'organiser des élections libres et équitables de telle sorte que le peuple cambodgien puisse exprimer sa volonté collective à travers un véritable acte d'autodétermination. Elle a également réussi à faire disparaître le conflit cambodgien de la liste des sources de tension régionale. En outre, le Vietnam a établi des relations plus productives avec l'ensemble de la région et de la communauté internationale; ses protecteurs extérieurs (et en particulier la Chine) ont fermé le robinet des aides matérielles qu'ils apportaient aux divers groupements politiques, ce qui rendrait toute nouvelle insurrection beaucoup plus facile à maîtriser; plus de 365 000 Cambodgiens déplacés de la frontière thaïlandaise ont pu être rapatriés; le Cambodge a pris la place qui lui revenait au sein du concert des nations; et le processus de reconstruction est engagé.

L'application des Accords de Paris sur le Cambodge n'a cependant pas été parfaite, comme cela arrive souvent dans le cadre des activités humaines. Un déploiement tardif a réduit d'emblée l'ampleur de la mission; du fait du manque de coopération des Khmers rouges, il n'a jamais été possible d'établir vraiment un environnement politique neutre; le contrôle des secteurs clés du gouvernement par l'administration civile n'a pas été pleinement instauré; à quelques exceptions près, la police civile n'a eu aucune efficacité; et il a été impossible de poursuivre les responsables de violations des droits de l'homme.

Les conditions d'un maintien de la paix efficace

Si l'on veut, à l'avenir, se donner les plus grandes chances de réussir dans ce genre d'opération, il importe d'analyser les échecs, les points faibles, mais aussi les succès de l'APRONUC. L'opération cambodgienne a fait ressortir la nécessité de réunir au moins cinq conditions fondamentales pour qu'une mission de maintien de la paix puisse être efficace.

La première est l'existence d'un plan de paix solide, du point de vue conceptuel, et suffisamment détaillé. L'opération de maintien de la paix de l'APRONUC était elle-même l'aboutissement d'un exercice réussi -quoique prolongé - de rétablissement de la paix qui, au terme de plusieurs années, a réuni un large groupe de pays et les acteurs intérieurs du conflit et a débouché sur un plan de paix extrêmement complexe.

L'essence de ce plan était l'attribution aux Nations unies - et non aux parties au conflit, qui ne purent s'entendre sur des mesures provisoires de partage du pouvoir - de l'administration interne du pays au cours de la phase de transition prévue jusqu'à la mise en place d'un gouvernement élu. Dans sa version finale, ce plan est une initiative australienne datant de fin 89 qui a été affinée et élargie par les cinq membres permanents du Conseil de sécurité en collaboration avec les Présidents français et indonésien de la Conférence internationale de Paris sur le Cambodge. Si certaines des hypothèses de départ - et notamment la démobilisation militaire - ont été réduites à néant par l'intransigeance des Khmers rouges, il est néanmoins apparu assez détaillé et assez solide, sur le plan concret, pour guider et soutenir efficacement l'APRONUC et la communauté internationale tout au long de l'évolution de l'opération.(1)

La deuxième condition est le déploiement rapide des ressources de planification et de surveillance adéquates dès que les parties au conflit sont parvenues à un accord, afin de créer et de maintenir un climat de confiance au sein des parties et de la population locale et de permettre ainsi la bonne exécution du mandat défini. L'opération des Nations unies au Cambodge n'a malheureusement pas brillé par le respect de ce principe fondamental. En effet, entre la signature des Accords de Paris, en octobre 1991, et l'arrivée au Cambodge des premiers éléments de l'APRONUC, à la mi-avril 1992, cinq mois se sont écoulés, et il a fallu encore cinq à six mois à FAPRONUC pour être véritablement opérationnelle. Ces retards dans le déploiement de l'APRONUC ont été en partie causés ou aggravés par une mauvaise planification et une mauvaise préparation par la Mission préliminaire des Nations unies au Cambodge (MIPRENUC), déployée en novembre 1991. Or ces retards ont été très préjudiciables dans la mesure où ils ont bousculé le calendrier serré qui avait été établi par les Accords de Paris et entamé la crédibilité de l'APRONUC aux yeux du peuple cambodgien (sans parler de certains pays donateurs ou autres).

Une partie essentielle d'une bonne préparation est la désignation rapide des responsables de haut niveau - tant civils que militaires - et leur participation immédiate à la planification de l'opération. Or dans le cas de l'APRONUC, le représentant spécial du Secrétaire général de l'ONU n'a été nommé qu'en janvier 1992 et le commandant des forces en décembre 1991, tandis que le Préfet de police et les directeurs chargés de l'Administration civile et des droits de l'homme n'ont été désignés qu'en mars 1992. Par la suite, l'APRONUC a souffert d'un manque de continuité et de suivi institutionnel dû en grande partie à la nomination encore plus tardive de bon nombre des officiers supérieurs et à la rotation rapide - et à des dates arbitraires - de beaucoup d'entre eux.

Les Nations unies et ses pays membres doivent aussi s'assurer qu'ils fournissent le personnel le plus qualifié, le plus professionnel, et que ces hommes sont disciplinés, afin que la crédibilité de l'opération ne puisse être mise en cause. Les pays participants devraient être dans l'obligation de respecter les critères définis par les Nations unies en matière de personnel et celles-ci devraient avoir le droit de refuser le personnel inadéquat ou insuffisamment qualifié. Une formation prédéploiement à des procédures communes arrêtées par l'ONU devrait aussi être considérée comme essentielle. Parmi les 21.000 membres de l'APRONUC, on trouvait des professionnels extrêmement qualifiés mais aussi des incompétents qui pouvaient parfois constituer une menace pour leurs collègues. Malheureusement, trop d'éléments de cette dernière catégorie n'ont pas été rejetés, peut-être de crainte d'offenser leurs pays, ou tout simplement parce qu'il n'y avait personne pour les remplacer. En outre, le comportement inacceptable de certains soldats a engendré du ressentiment parmi les Cambodgiens et nous ont aliéné une partie d'entre eux. Il est indispensable, en vue des opérations futures, d'établir un code de conduite du personnel des Nations unies.

La troisième condition fondamentale pour garantir une opération de maintien de la paix efficace est la définition d'objectifs opérationnels clairs et réalisables, ne serait-ce que pour éviter de faire naître des espoirs sans fondement quant au rôle des Nations unies en tant que responsables du maintien de la paix. Au Cambodge, on a pu déplorer de graves lacunes dans la mise en œuvre de ce qui devait, à bien des égards, être l'élément le plus original des Accords de Paris, la fonction de l'administration civile. Cela a tenu en grande partie au fait que le mandat défini était trop ambitieux et sur de nombreux points clairement irréaliste, considérant les ressources étriquées des Nations unies et la situation au Cambodge, où des années de lutte armée ont causé des préjudices considérables, tant au niveau de la population que de l'infrastructure de base du pays.

L'APRONUC n'ayant pas réussi à prendre véritablement et rapidement le contrôle des secteurs clés de l'administration civile, et notamment de l'Etat du Cambodge, et à prendre des mesures correctives lorsque c'était nécessaire, elle n'a pu se montrer efficace face à la corruption et à l'intimidation constamment exercée par l'Etat du Cambodge à l'égard des personnalités politiques des autres partis au cours de la période électorale. Cela a également donné un prétexte au Parti du Kampuchea démocratique - les Khmers rouges - pour ne pas respecter les dispositions essentielles des Accords de Paris, et en particulier le processus de cantonnement, de désarmement et de démobilisation, puisque les Nations unies elles-mêmes n'appliquaient pas un autre élément majeur des accords. Il en a également découlé que les élections n'ont pu se dérouler dans l'environnement politique totalement neutre et non conflictuel que l'on avait espéré.

Un autre enseignement que la communauté internationale devrait tirer de l'expérience cambodgienne en vue d'opérations futures concerne les situations dans lesquelles le respect des droits de l'homme est indispensable au règlement global d'un conflit - et l'on pourrait soutenir que c'est presque toujours le cas. Il apparaît maintenant avec clarté, puisque l'Etat de droit et les institutions nécessaires à son soutien s'étaient manifestement effondrés au Cambodge, que les Accords de Paris auraient dû inclure des mesures spécifiques concernant la mise en place d'un système judiciaire opérationnel dans le cadre de la période de transition et de l'exercice de consolidation de la paix après la fin du conflit.

En effet, si dans le cadre de son mandat, une force de maintien de la paix a un rôle de protection contre les violations des droits de l'homme, mais qu'il n'existe aucun système permettant de traduire les coupables en justice - y compris ceux qui violent le droit des autres à la vie - le mandat de la force des Nations unies s'avère alors irréalisable à cet égard et, de surcroît, la crédibilité de l'ensemble de l'opération risque de s'en trouver diminuée, tant au niveau local qu'international. Un corollaire indispensable et évident est que toutes les troupes et la police des Nations unies devraient recevoir une formation élémentaire aux droits de l'homme si l'on veut qu'elles-mêmes soient un exemple dans le pays concerné.

La quatrième condition essentielle à une opération de maintien de la paix pleinement réussie du même type que celle du Cambodge est la nécessité d'avoir le soutien des parties au conflit. Comme il a déjà été indiqué, le non-respect par les Khmers rouges de certaines dispositions importantes des Accords de Paris et le respect incomplet de ceux-ci par les autres parties ont affecté tous les aspects de l'opération de l'APRONUC.

Lorsque les Khmers rouges se sont concrètement retirés du processus, les choix qui s'offraient aux Nations unies étaient: premièrement, de transformer le mandat de maintien de la paix en mandat d'imposition de la paix en reconnaissant que toute modification de ce genre à mi-parcours risquait de poser de gros problèmes aux pays qui envoyaient des troupes (et les plaçait aussi sans doute devant une issue incertaine); deuxièmement, de s'accrocher à leur mission de maintien de la paix, en réaffirmant les fonction de maintien de la paix, au risque de faire courir un danger physique aux forces de maintien de la paix et de voir le processus de paix s'enliser; ou, troisièmement, de se retirer, ce qui aurait signifié couper court à la progression du Cambodge sur la voie du retour au sein de la communauté des nations. En fait, le Cambodge a été un exemple réussi de persévérance. Le Secrétaire général des Nations unies a décidé à juste titre de continuer jusqu'aux élections, même si cela a contraint l'APRONUC à accepter des compromis dans un certain nombre de domaines importants et fait courir le risque d'un échec total de l'opération, comme en Angola.

La cinquième condition est le besoin que l'opération soit suffisamment soutenue de l'extérieur. Ainsi que l'a montré le cas du Cambodge, dans une opération de maintien de la paix basée sur l'accord et le respect de différentes parties, et notamment d'acteurs intérieurs en guerre, le soutien d'acteurs extérieurs ayant précédemment soutenu un camp ou l'autre est indispensable à la mise en œuvre de l'opération. Une des raisons du succès des élections au Cambodge a justement été que les partisans extérieurs des diverses factions leur ont recommandé de ne pas revenir à la violence. En outre, les pays de ce qui est devenu connu sous le nom de "core group" (les cinq
membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies plus l'Australie, le Japon, l'Indonésie, la Thaïlande, l'Allemagne, le Canada et l'Inde) sont restés fermement accrochés à la perspective de retour du Cambodge au sein de la communauté internationale. Ils ont aussi joué un rôle positif en maintenant la pression sur les factions cambodgiennes et en s'efforçant de les persuader de respecter les termes des Accords de Paris.

En dépit de tous les problèmes qui ont compliqué l'opération de l'APRONUC, les Nations unies ont réussi à rendre au peuple cambodgien un peu d'espoir en l'avenir. Tous ceux d'entre nous qui y ont participé ont traversé, à l'occasion, des périodes sombres dues à la lenteur du processus de paix, à la fois douloureuse et irritante, et aux nombreuses alertes et sinuosités qui l'ont caractérisé. Mais pour finir, tous ont gardé leur sang-froid et montré que la communauté internationale pouvait, si elle s'y mettait sérieusement et avec toute son énergie collective, coopérer utilement pour la paix. Certes, il ne s'est pas agi d'un exercice parfait, mais lorsqu'on le compare à d'autres exercices de ce genre en cours à l'heure actuelle, il apparaît que nous n'avons pas trop mal réussi. Et si la communauté internationale veut bien tirer les enseignements de nos erreurs, nous ferons encore mieux dans l'avenir.

(1) Un compte rendu défailli de l'évolution du plan de paix cambodgien est fourni dans Gareth Evan: & Bruce Grant, Australie! Foreign Relations, Melbourne University Press, 1991, pp. 210-218. Les enseignements de l'expérience cambodgienne en matière de rétablissement et de maintien de la paix sont approfondis dans Gareth Evans, Cooperating for peace: the global Agenda for thé 1990s and Beyond, Allen and Unwin Sydney, 1993.