Revue de l'OTAN
Mise à jour: 10-Sep-2002 Revue de l'OTAN

Edition Web
Vol. 42- No. 3
Juin 1994
p. 15-17

Face au risque de bouleversement en Europe

Prof. Kurt H. Biedenkopf
Premier ministre de Saxe,
République fédérale d'Allemagne

Si quelqu'un avait suggéré, il y a cinq ans, qu'un Premier ministre de l'Etat libre de Saxe démocratiquement élu écrirait dans la Revue de l'OTAN sur la Saxe, l'Allemagne, l'Europe et la communauté occidentale, nous aurions tous jugé cette éventualité tout à fait improbable. Cela montre bien à quel point les changements en cours dans mon pays et en Europe, qui sont à la fois profonds et prometteurs, nous offrent des occasions nouvelles.

Si c'est devenu possible, c'est en premier lieu grâce aux formidables réalisations des peuples d'Allemagne de l'est et de leurs voisins à l'est et au sud-est. Ils ont su saisir la chance qui s'est présentée sous Gorbatchev. La tête haute, avec un courage né de leur croyance individuelle dans la liberté, les citoyens de Pologne, suivis de ceux de l'exTchécoslovaquie, de la Hongrie et de ce qui était alors la République démocratique d'Allemagne se sont libérés, par des voies pacifiques, des liens qui les enchaînaient depuis quarante ans sous l'injuste mainmise de régimes étatiques. C'est la même détermination politique qui explique le courage dont font actuellement preuve les citoyens d'Allemagne de l'est et des pays de Visegrad face aux effets politiques des bouleversements et des transformations en cours ainsi que leur résolution à jouer un rôle actif dans ce que sera leur avenir. L'ampleur et la force de ces changements auraient très bien pu déborder les sociétés démocratiques d'Europe occidentale. J'aimerais, à l'aide de quelques exemples, illustrer l'étendue des transformations survenues.

Une industrie tournée vers l'avenir

Au cœur de notre entreprise se trouve notre aspiration à relancer l'économie et à créer de nouveaux emplois. Dans l'Etat libre de Saxe, nous n'essayons pas de faire renaître les structures économiques d'autrefois, mais plutôt de mettre en place un nouveau paysage industriel tourné vers l'avenir en nous appuyant sur ce qui est encore viable. Dans cet effort, nous sommes guidés par notre objectif numéro un, qui est la production et l'offre de biens et de services qui, de par leurs caractéristiques techniques, leurs performances et leur qualité, auront une chance de demeurer compétitifs pendant les cinq à dix ans à venir.

Un élément important est que le niveau des salaires dans la Bohème et la Silésie voisines restera encore longtemps nettement inférieur au nôtre. A l'heure actuelle, les salaires versés en Saxe, par rapport à ceux de la République tchèque et de la Pologne sont déjà sept à dix fois supérieurs. Et cette situation ne changera pas du jour au lendemain. De grandes différences entre les revenus subsisteront sans aucun doute pendant un certain temps, même si les niveaux de formation et de culture sont comparables et si les différents pays concernés sont tout aussi capables et tout aussi déterminés à remédier au plus vite à leur manque d'expertise.

Une conséquence de cette volonté est la tendance croissante à la migration des secteurs industriels traditionnels vers ces pays - tendance qui est également dans notre intérêt puisque nous ne souhaitons pas un retour à la fermeture des frontières. Bien évidemment nous souhaitons contribuer, dans toute la mesure du possible, à l'amélioration du niveau de vie de nos voisins. Nous devons nous efforcer de combler le fossé qui, sur 600 kilomètres, sépare actuellement la Saxe de ses deux voisins, la République tchèque et la Pologne, en matière de revenus et de richesse. Si l'on laisse perdurer de telles différences, le résultat ne sera pas l'unité, mais la division de l'Europe. Or nous avons plus que jamais besoin de solidarité en Europe.

Nous ne pourrons assumer cette responsabilité croissante à l'égard du développement de l'Europe de l'est que si nous déterminons de façon totalement honnête le contexte dans lequel nous pouvons l'accepter. Et pour commencer, il faut s'entendre sur des questions de terminologie.

Je dois dire que j'ai été troublé par le manque de réflexion et d'attention dans l'usage qui a été fait de certains termes définis sur la base de concepts occidentaux pour décrire et analyser les événements survenus, notamment en Russie. Certains sont utilisés pour décrire des situations et des processus bien différents de ce qu'ils recouvrent normalement; autrement dit, le contenu informationnel est déformé. C'est comme si nous utilisions de mauvais outils pour réparer une machine compliquée.

Ainsi, les conseillers économiques occidentaux d'Eltsine ont été trompés par la réalité actuelle en Russie. Selon moi, cela peut être dû au fait qu'ils comptaient plus ou moins sur l'existence des conditions non économiques requises pour une économie de marché. Ils n'ont donc pas accordé assez d'importance aux différences dont il fallait, en fait, tenir compte. Les dommages causés à la Russie par l'application erronée du concept d'économie de marché sont considérables. Il faudra beaucoup de temps pour rétablir la confiance que cela a fait perdre.

Il est impossible de mettre en place une économie de marché, au sens où nous l'entendons, dans un pays qui est passé presque imperceptiblement d'une société féodale à une dictature stalinienne dépourvue de système de droit civil, commercial ou du travail vraiment élaboré, où il n'y a toujours pas de pouvoir judiciaire en mesure de faire appliquer ces droits, où il n'existe pas de classe moyenne éduquée et où nul n'a l'esprit d'entreprise. Les seules innovations qui se produisent sont en fait des formes spontanées d'économie de troc - amorces rudimentaires de l'économie de marché - qui n'ont aucune structure sociale légale.

Il se passe exactement ce qui avait débouché, au XIXe siècle, sur la naissance du socialisme en réaction au libéralisme classique: la poursuite de l'intérêt personnel sans principes juridiques ou éthiques. A l'époque on parlait de darwinisme social, c'est-à-dire du principe de "survie du plus adapté". Nul ne devrait être surpris de constater que sa résurgence sous une forme grossière a de nouveau suscité des appels à des solutions de rechange socialistes. Si, de surcroît, ces appels peuvent s'appuyer sur l'expérience de larges portions de la population qui appréciaient la stabilité sociale et la sécurité de la période de tutelle antérieure, il est inévitable qu'ils touchent une corde sensible sur le plan politique. Les élections de décembre dernier en Russie ont montré l'attrait qu'ils exercent déjà. Toujours est-il que les formes spontanées d'économie de marché qui ont surgi jusqu'ici n'ont rien à voir avec notre idée de la justice et de la responsabilité sociale.

Cela ne veut néanmoins pas dire que nous devions laisser la Russie s'occuper seule de son développement. Une de nos tâches principales devrait bien au contraire consister à aider la Russie et les autres pays d'Europe de l'est à forger de nouvelles structures - lesquelles doivent être construites par le bas. La création de petites et moyennes entreprises doit être encouragée, et ce processus ne doit pas être entravé par les énormes collectifs avec qui nous continuerons d'avoir le plus de rapports. C'est le seul moyen de faire naître une nouvelle classe moyenne capable d'empêcher les directeurs de ces collectifs - qui sont peu susceptibles de changer de façon de penser ou de structure d'organisation -d'établir la politique économique russe pour les dix à quinze prochaines années en l'absence de solutions de rechange adaptées.
La tâche sera longue et difficile, elle demandera de la patience et de la persévérance. Elle n'aura rien de sensationnel, ne fera pas la une des journaux et l'on n'en parlera probablement pas lors des réunions au sommet. Mais le progrès ne se fera que si nous admettons qu'il s'agit d'un processus de changement graduel qui s'étalera sur plusieurs décennies. Son objectif doit être de stabiliser le passage d'une bureaucratie commerciale centralisée aux tendances féodales à une société décentralisée plus orientée vers une vision fédérale. Nous devons favoriser cette transition en apportant nos connaissances et notre savoir-faire, mais sans paraître pour autant arrogants; autrement dit, nous devons faire preuve de modestie en offrant notre aide, de telle sorte que ceux qui l'acceptent ne soient pas blessés dans leur amour-propre, mais aient l'impression que les changements qui se produisent sont avant tout leur œuvre.

Cela signifie que pendant la période de démocratisation et de libéralisation économique de l'Europe de l'est, nous devrons continuer d'accepter des formes de gouvernement et d'administration qui ne correspondent pas à notre concept de système démocratique. Il ne faut pas se cacher qu'aussi bien intentionnées que puissent être les réformes entreprises, il faudra des générations pour que la lumière filtre jusque dans les coins les plus sombres de l'Europe de l'est. Et d'ici là, l'Europe et l'Alliance auront d'autres tâches à accomplir pour faire face à de nouvelles évolutions.

La nouvelle forme de menace

L'assurance de liberté au sein d'une Europe unie et du partenariat atlantique est depuis longtemps une chose toute naturelle pour les occidentaux, qui en jouissent depuis des décennies. Ce n'est donc pas là un sujet susceptible de déclencher une réaction particulièrement vive. De même, l'Union européenne et la coopération atlantique ne sont plus vues comme un danger maintenant que les frontières se sont ouvertes et que la liberté de mouvement est devenue une réalité.

Dans le passé, la menace de l'est avait pour effet de stimuler un consensus atlantique. La nature de la menace était dépourvue d'ambiguïté: elle provenait d'un ennemi facilement identifiable. Or la désintégration de l'Union soviétique nous a privés de cet adversaire. Désormais, il n'y a plus de menace clairement définie et, qui plus est, notre ancien ennemi s'efforce de devenir comme nous. Il souhaite adopter notre organisation, celle-là même qu'il combattait auparavant. Cela causera inévitablement une certaine confusion et la formulation de politiques s'en trouvera fatalement compliquée, ce qui risque d'affaiblir notre cohésion passée.

C'est pourquoi nous devons nous rendre compte, que la menace pesant sur nos valeurs n'a pas disparu. Elle existe encore, mais sous une forme différente. La grande menace militaire de l'est a été remplacée par une menace globale due au désordre qui règne. Notre souveraineté et notre sécurité sont menacées non pas par des armes atomiques, mais par un chaos dont la proximité est dangereuse pour nos sociétés hautement développées, mais néanmoins vulnérables.

Nos citoyens le savent depuis longtemps: ils se sentent menacés par la Mafia et par une immigration incontrôlée de personnes venues de l'est et du sud. Ils sont conscients des dangers qui peuvent résulter de changements démographiques. Ils s'inquiètent de leurs perspectives en matière de travail et de l'avenir de l'environnement. Et ils attendent, jusqu'ici en vain, des signes de compréhension de ces nouveaux périls de la part de ceux qui, en démocratie, devraient clairement en accepter la responsabilité politique. C'est aussi pour cela que l'on voit renaître un appel à une main de fer - appel encore sourd, mais déjà plus fort que nous ne pouvons l'accepter.

Ces nouvelles menaces, issues du désordre et de l'insécurité, d'un renouveau inadéquat et de l'échec politique, sont bien moins simples à contrer que les risques de confrontation évidents qui ont été surmontés. Nous ne pouvons laisser le soin de résoudre les problèmes aux seuls dirigeants politiques. Si nous voulons préserver une cohésion suffisante, nous devons tous intervenir: les organisations communautaires, l'industrie, les syndicats, l'Eglise et, surtout, les médias. Autrement, il ne peut y avoir d'objectif commun.

L'Union européenne et les démocraties nord-américaines ont un défi permanent à relever: nous devons garantir notre cohésion fondamentale en définissant clairement les tâches qui nous attendent. Si nous y parvenons et si nous savons apprendre à maîtriser les tensions engendrées par ces tâches nouvelles - car les difficultés engendrent toujours des tensions - alors je n'ai aucune crainte pour l'Europe ou l'Alliance atlantique. Mais il est important d'identifier la nature des nouveaux problèmes et, ensuite, de ne pas les oublier, même dans la masse de nos préoccupations quotidiennes. De notre capacité d'agir dans le sens des conclusions de cette analyse dépendra aussi l'avenir.