Edition Web
Vol. 42- No. 3
Juin 1994
p. 15-17
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Face
au risque de bouleversement en Europe
Prof. Kurt H. Biedenkopf
Premier ministre de Saxe,
République fédérale d'Allemagne
Si quelqu'un avait suggéré, il y a cinq ans, qu'un Premier
ministre de l'Etat libre de Saxe démocratiquement élu écrirait
dans la Revue de l'OTAN sur la Saxe, l'Allemagne, l'Europe et la communauté
occidentale, nous aurions tous jugé cette éventualité
tout à fait improbable. Cela montre bien à quel point les
changements en cours dans mon pays et en Europe, qui sont à la
fois profonds et prometteurs, nous offrent des occasions nouvelles.
Si c'est devenu possible, c'est en premier lieu grâce aux formidables
réalisations des peuples d'Allemagne de l'est et de leurs voisins
à l'est et au sud-est. Ils ont su saisir la chance qui s'est présentée
sous Gorbatchev. La tête haute, avec un courage né de leur
croyance individuelle dans la liberté, les citoyens de Pologne,
suivis de ceux de l'exTchécoslovaquie, de la Hongrie et de ce qui
était alors la République démocratique d'Allemagne
se sont libérés, par des voies pacifiques, des liens qui
les enchaînaient depuis quarante ans sous l'injuste mainmise de
régimes étatiques. C'est la même détermination
politique qui explique le courage dont font actuellement preuve les citoyens
d'Allemagne de l'est et des pays de Visegrad face aux effets politiques
des bouleversements et des transformations en cours ainsi que leur résolution
à jouer un rôle actif dans ce que sera leur avenir. L'ampleur
et la force de ces changements auraient très bien pu déborder
les sociétés démocratiques d'Europe occidentale.
J'aimerais, à l'aide de quelques exemples, illustrer l'étendue
des transformations survenues.
Une industrie tournée vers l'avenir
Au cur de notre entreprise se trouve notre aspiration à
relancer l'économie et à créer de nouveaux emplois.
Dans l'Etat libre de Saxe, nous n'essayons pas de faire renaître
les structures économiques d'autrefois, mais plutôt de mettre
en place un nouveau paysage industriel tourné vers l'avenir en
nous appuyant sur ce qui est encore viable. Dans cet effort, nous sommes
guidés par notre objectif numéro un, qui est la production
et l'offre de biens et de services qui, de par leurs caractéristiques
techniques, leurs performances et leur qualité, auront une chance
de demeurer compétitifs pendant les cinq à dix ans à
venir.
Un élément important est que le niveau des salaires dans
la Bohème et la Silésie voisines restera encore longtemps
nettement inférieur au nôtre. A l'heure actuelle, les salaires
versés en Saxe, par rapport à ceux de la République
tchèque et de la Pologne sont déjà sept à
dix fois supérieurs. Et cette situation ne changera pas du jour
au lendemain. De grandes différences entre les revenus subsisteront
sans aucun doute pendant un certain temps, même si les niveaux de
formation et de culture sont comparables et si les différents pays
concernés sont tout aussi capables et tout aussi déterminés
à remédier au plus vite à leur manque d'expertise.
Une conséquence de cette volonté est la tendance croissante
à la migration des secteurs industriels traditionnels vers ces
pays - tendance qui est également dans notre intérêt
puisque nous ne souhaitons pas un retour à la fermeture des frontières.
Bien évidemment nous souhaitons contribuer, dans toute la mesure
du possible, à l'amélioration du niveau de vie de nos voisins.
Nous devons nous efforcer de combler le fossé qui, sur 600 kilomètres,
sépare actuellement la Saxe de ses deux voisins, la République
tchèque et la Pologne, en matière de revenus et de richesse.
Si l'on laisse perdurer de telles différences, le résultat
ne sera pas l'unité, mais la division de l'Europe. Or nous avons
plus que jamais besoin de solidarité en Europe.
Nous ne pourrons assumer cette responsabilité croissante à
l'égard du développement de l'Europe de l'est que si nous
déterminons de façon totalement honnête le contexte
dans lequel nous pouvons l'accepter. Et pour commencer, il faut s'entendre
sur des questions de terminologie.
Je dois dire que j'ai été troublé par le manque
de réflexion et d'attention dans l'usage qui a été
fait de certains termes définis sur la base de concepts occidentaux
pour décrire et analyser les événements survenus,
notamment en Russie. Certains sont utilisés pour décrire
des situations et des processus bien différents de ce qu'ils recouvrent
normalement; autrement dit, le contenu informationnel est déformé.
C'est comme si nous utilisions de mauvais outils pour réparer une
machine compliquée.
Ainsi, les conseillers économiques occidentaux d'Eltsine ont été
trompés par la réalité actuelle en Russie. Selon
moi, cela peut être dû au fait qu'ils comptaient plus ou moins
sur l'existence des conditions non économiques requises pour une
économie de marché. Ils n'ont donc pas accordé assez
d'importance aux différences dont il fallait, en fait, tenir compte.
Les dommages causés à la Russie par l'application erronée
du concept d'économie de marché sont considérables.
Il faudra beaucoup de temps pour rétablir la confiance que cela
a fait perdre.
Il est impossible de mettre en place une économie de marché,
au sens où nous l'entendons, dans un pays qui est passé
presque imperceptiblement d'une société féodale à
une dictature stalinienne dépourvue de système de droit
civil, commercial ou du travail vraiment élaboré, où
il n'y a toujours pas de pouvoir judiciaire en mesure de faire appliquer
ces droits, où il n'existe pas de classe moyenne éduquée
et où nul n'a l'esprit d'entreprise. Les seules innovations qui
se produisent sont en fait des formes spontanées d'économie
de troc - amorces rudimentaires de l'économie de marché
- qui n'ont aucune structure sociale légale.
Il se passe exactement ce qui avait débouché, au XIXe siècle,
sur la naissance du socialisme en réaction au libéralisme
classique: la poursuite de l'intérêt personnel sans principes
juridiques ou éthiques. A l'époque on parlait de darwinisme
social, c'est-à-dire du principe de "survie du plus adapté".
Nul ne devrait être surpris de constater que sa résurgence
sous une forme grossière a de nouveau suscité des appels
à des solutions de rechange socialistes. Si, de surcroît,
ces appels peuvent s'appuyer sur l'expérience de larges portions
de la population qui appréciaient la stabilité sociale et
la sécurité de la période de tutelle antérieure,
il est inévitable qu'ils touchent une corde sensible sur le plan
politique. Les élections de décembre dernier en Russie ont
montré l'attrait qu'ils exercent déjà. Toujours est-il
que les formes spontanées d'économie de marché qui
ont surgi jusqu'ici n'ont rien à voir avec notre idée de
la justice et de la responsabilité sociale.
Cela ne veut néanmoins pas dire que nous devions laisser la Russie
s'occuper seule de son développement. Une de nos tâches principales
devrait bien au contraire consister à aider la Russie et les autres
pays d'Europe de l'est à forger de nouvelles structures - lesquelles
doivent être construites par le bas. La création de petites
et moyennes entreprises doit être encouragée, et ce processus
ne doit pas être entravé par les énormes collectifs
avec qui nous continuerons d'avoir le plus de rapports. C'est le seul
moyen de faire naître une nouvelle classe moyenne capable d'empêcher
les directeurs de ces collectifs - qui sont peu susceptibles de changer
de façon de penser ou de structure d'organisation -d'établir
la politique économique russe pour les dix à quinze prochaines
années en l'absence de solutions de rechange adaptées.
La tâche sera longue et difficile, elle demandera de la patience
et de la persévérance. Elle n'aura rien de sensationnel,
ne fera pas la une des journaux et l'on n'en parlera probablement pas
lors des réunions au sommet. Mais le progrès ne se fera
que si nous admettons qu'il s'agit d'un processus de changement graduel
qui s'étalera sur plusieurs décennies. Son objectif doit
être de stabiliser le passage d'une bureaucratie commerciale centralisée
aux tendances féodales à une société décentralisée
plus orientée vers une vision fédérale. Nous devons
favoriser cette transition en apportant nos connaissances et notre savoir-faire,
mais sans paraître pour autant arrogants; autrement dit, nous devons
faire preuve de modestie en offrant notre aide, de telle sorte que ceux
qui l'acceptent ne soient pas blessés dans leur amour-propre, mais
aient l'impression que les changements qui se produisent sont avant tout
leur uvre.
Cela signifie que pendant la période de démocratisation
et de libéralisation économique de l'Europe de l'est, nous
devrons continuer d'accepter des formes de gouvernement et d'administration
qui ne correspondent pas à notre concept de système démocratique.
Il ne faut pas se cacher qu'aussi bien intentionnées que puissent
être les réformes entreprises, il faudra des générations
pour que la lumière filtre jusque dans les coins les plus sombres
de l'Europe de l'est. Et d'ici là, l'Europe et l'Alliance auront
d'autres tâches à accomplir pour faire face à de nouvelles
évolutions.
La nouvelle forme de menace
L'assurance de liberté au sein d'une Europe unie et du partenariat
atlantique est depuis longtemps une chose toute naturelle pour les occidentaux,
qui en jouissent depuis des décennies. Ce n'est donc pas là
un sujet susceptible de déclencher une réaction particulièrement
vive. De même, l'Union européenne et la coopération
atlantique ne sont plus vues comme un danger maintenant que les frontières
se sont ouvertes et que la liberté de mouvement est devenue une
réalité.
Dans le passé, la menace de l'est avait pour effet de stimuler
un consensus atlantique. La nature de la menace était dépourvue
d'ambiguïté: elle provenait d'un ennemi facilement identifiable.
Or la désintégration de l'Union soviétique nous a
privés de cet adversaire. Désormais, il n'y a plus de menace
clairement définie et, qui plus est, notre ancien ennemi s'efforce
de devenir comme nous. Il souhaite adopter notre organisation, celle-là
même qu'il combattait auparavant. Cela causera inévitablement
une certaine confusion et la formulation de politiques s'en trouvera fatalement
compliquée, ce qui risque d'affaiblir notre cohésion passée.
C'est pourquoi nous devons nous rendre compte, que la menace pesant sur
nos valeurs n'a pas disparu. Elle existe encore, mais sous une forme différente.
La grande menace militaire de l'est a été remplacée
par une menace globale due au désordre qui règne. Notre
souveraineté et notre sécurité sont menacées
non pas par des armes atomiques, mais par un chaos dont la proximité
est dangereuse pour nos sociétés hautement développées,
mais néanmoins vulnérables.
Nos citoyens le savent depuis longtemps: ils se sentent menacés
par la Mafia et par une immigration incontrôlée de personnes
venues de l'est et du sud. Ils sont conscients des dangers qui peuvent
résulter de changements démographiques. Ils s'inquiètent
de leurs perspectives en matière de travail et de l'avenir de l'environnement.
Et ils attendent, jusqu'ici en vain, des signes de compréhension
de ces nouveaux périls de la part de ceux qui, en démocratie,
devraient clairement en accepter la responsabilité politique. C'est
aussi pour cela que l'on voit renaître un appel à une main
de fer - appel encore sourd, mais déjà plus fort que nous
ne pouvons l'accepter.
Ces nouvelles menaces, issues du désordre et de l'insécurité,
d'un renouveau inadéquat et de l'échec politique, sont bien
moins simples à contrer que les risques de confrontation évidents
qui ont été surmontés. Nous ne pouvons laisser le
soin de résoudre les problèmes aux seuls dirigeants politiques.
Si nous voulons préserver une cohésion suffisante, nous
devons tous intervenir: les organisations communautaires, l'industrie,
les syndicats, l'Eglise et, surtout, les médias. Autrement, il
ne peut y avoir d'objectif commun.
L'Union européenne et les démocraties nord-américaines
ont un défi permanent à relever: nous devons garantir notre
cohésion fondamentale en définissant clairement les tâches
qui nous attendent. Si nous y parvenons et si nous savons apprendre à
maîtriser les tensions engendrées par ces tâches nouvelles
- car les difficultés engendrent toujours des tensions - alors
je n'ai aucune crainte pour l'Europe ou l'Alliance atlantique. Mais il
est important d'identifier la nature des nouveaux problèmes et,
ensuite, de ne pas les oublier, même dans la masse de nos préoccupations
quotidiennes. De notre capacité d'agir dans le sens des conclusions
de cette analyse dépendra aussi l'avenir.
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