Edition Web
Vol. 42- No. 3
Juin 1994
p. 8-11
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La
coopération régionale dans le Grand nord européen
A
BjØrn Tore Godai
Ministre des Affaires étrangères de Norvège
Pendant des décennies, le Grand nord a été l'image
même de l'hostilité et de la confrontation qui avaient marqué
les relations entre l'est et l'ouest pendant la guerre froide. Ces dernières
années, en revanche, les questions de sécurité et
de défense y ont été replacées dans une perspective
nouvelle et élargie: les tâches les plus urgentes ne sont
plus limitées au seul domaine militaire, mais sont également
orientées vers les problèmes d'environnement ainsi que vers
la nécessité d'établir une économie durable
et de gérer et d'exploiter sainement les ressources naturelles.
Il y a à peine un an et demi, le 11 janvier 1993, lors d'une réunion
des ministres des affaires étrangères à Kirkenes,
dans le nord de la Norvège, les pays nordiques, la Russie et la
Commission européenne ont signé une déclaration sur
la coopération dans la région euro-arctique de la mer de
Barents, engagement qui marquait une étape importante dans nos
efforts en faveur de relations pacifiques dans cette zone. Cette déclaration
définit les domaines dans lesquels la coopération doit être
établie et poursuivie, notamment l'environnement, les affaires
économiques, la science et la technologie, l'infrastructure régionale,
les peuples indigènes, les relations culturelles, la santé
et le tourisme. D'autres partenaires de l'OTAN ainsi que le Japon prennent
part à ce processus à titre d'observateurs.
La région de la mer de Barents, qui comprend les zones les plus
septentrionales de la Norvège, de la Suède et de la Finlande,
ainsi que les vastes territoires du nord-ouest de la Russie, contient
de grandes réserves de ressources naturelles encore inexploitées
mais fort demandées sur le marché international. Quant à
la mer, elle recèle d'importants gisements de pétrole et
de gaz. Elle contient également une des plus grandes richesses
poissonnières d'Europe. Les ressources disponibles incluent des
diamants et d'autres matières précieuses, pour la plupart
inexploitées, des minerais, de vastes zones forestières
et de vastes zones se prêtant à la sylviculture, ainsi que
des régions qui pourraient être développées
à des fins touristiques. Mais il s'agit également d'une
région arctique, vulnérable à la pollution, et où
les sources potentielles de contamination radioactive et autre sont tout
particulièrement préoccupantes.
La région de la mer de Barents, où se trouvent quelques-uns
des principaux ports russes, a fait l'objet d'une grande concentration
de forces militaires pendant la guerre froide, et cette situation perdure.
Pendant cette période, les différentes lignes politiques
des pays nordiques en matière de sécurité y avaient
pratiquement interdit toute possibilité d'instaurer une politique
nordique coordonnée vis-à-vis de la Russie. Aujourd'hui,
la Suède et la Finlande recherchent la coopération avec
une OTAN restructurée et réorientée et souhaitent
adhérer à l'Union européenne. Les frontières
entre la Norvège et la Russie et entre la Finlande et la Russie
sont les deux seules entre le marché intérieur de l'Espace
économique européen et la Russie et seront, d'ici quelques
années, les seules entre l'Union européenne et la Russie.
Pour la première fois, il sera possible de mener une politique
nordique coordonnée à l'égard de la Russie, notamment
au sein du Conseil des ministres nordiques et, sur le plan pratique, avec
les Conseils pour la région de la mer de Barents et le Conseil
des Etats de la Baltique.
A l'adhésion possible des pays nordiques à l'Union européenne
correspond le désir du gouvernement russe d'élargir sa coopération
avec l'Union européenne, entre autre à travers un accord
de partenariat. Dans cette perspective, le gouvernement de Russie voit
également la partie russe de la région de la mer de Barents
comme une importante porte d'accès à l'Europe de l'ouest.
Cela ajoute une dimension européenne notable à la coopération
dans la région euro-arctique de la mer de Barents.
Les efforts du gouvernement norvégien en faveur de la coopération
dans le Nord, à travers la coopération dans la région
de la mer de Barents, sont le reflet d'objectifs nationaux, car nous désirons
établir, entre les pays nordiques et la Russie, des relations normales,
du même type que celles que les pays nordiques entretiennent entre
eux ou avec d'autres États d'Europe occidentale. Nous souhaitons
promouvoir une coopération et une stabilité durables à
travers des mesures visant à contrer et à abaisser la tension
militaire, à réduire ou à éliminer les menaces
qui pèsent sur l'environnement, et à rapprocher les niveaux
de vie des pays nordiques et de la Russie. Il nous faut créer un
cadre multilatéral de coopération régionale susceptible
d'intéresser tant des États intérieurs que des Etats
extérieurs à la région afin de favoriser la stabilité
et de jeter un pont entre la région de la mer de Barents et la
vaste zone européenne en cours de restructuration.
Les accords sur la maîtrise des armements et le désarmement
sont des éléments clés des nouvelles relations de
sécurité entre tous les pays d'Europe et d'Amérique
du nord qui permettent de remplacer la suspicion par la confiance et renforcent
considérablement notre sécurité. Il est néanmoins
raisonnable de penser que suite aux accords START, la planification stratégique
russe accordera plus d'importance à la dissuasion en mer qu'aux
forces basées à terre. La flotte nordique et la presqu'île
de Kola risquent donc d'avoir, pour la Russie, une plus grande valeur
résiduelle qu'elles n'en avaient du temps de l'Union soviétique.
Car l'histoire nucléaire du Grand nord ne s'est pas terminée
avec la fin de la guerre froide, et il ne faut pas oublier la considérable
masse de moyens militaires conventionnels qui sont concentrés sur
la presqu'île de Kola. Dans l'avenir prévisible, la dimension
militaire restera donc un facteur à prendre en compte dans la région
nordique et demeurera une cause de préoccupation potentielle pour
les voisins nordiques de la Russie.
En tant que première institution occidentale en matière
de sécurité, l'OTAN peut tout particulièrement contribuer
à l'instauration de la confiance entre ex-adversaires grâce
à l'initiative du Partenariat pour la paix. Pour sa part, la Russie
est en train de formuler sa réponse à l'invitation au Partenariat,
et nous serions très favorables à ce qu'elle participe activement
à des activités conjointes. Le ministre russe des Affaires
étrangères, M. Kozyrev, a dit qu'il ne faut pas laisser
passer l'occasion de créer une Europe démocratique unifiée
offrant un même niveau de sécurité à chacun
des États, ce qui nous paraît extrêmement encourageant.
A cet égard, j'aimerais souligner la réussite de l'exercice
naval conjoint Pomor, qui a eu lieu dans la mer de Barents, au large de
la côte norvégienne, en mars 1994 et a vu la participation
de la Russie, des Etats-Unis, du Canada, des Pays-Bas, de l'Allemagne
et de la Norvège. Les activités de ce type peuvent avoir
un effet très positif en ce qui concerne l'instauration de la confiance.
Les dangereux westiges de la guerre froide
La transformation de la Russie en société plus ouverte
a révélé toute une série de dangers pour l'environnement,
tant en Russie même que dans les pays voisins. Ainsi, la flotte
nordique de l'ex-Union soviétique utilisait des réacteurs
nucléaires sans avoir d'installations adéquates pour l'élimination
des déchets radioactifs et du combustible nucléaire usé.
Certains de ces réacteurs ont été jetés dans
la mer de Kara, au large de la côte est de l'île russe de
Novaya Zemlya. De grandes quantités d'effluents liquides à
faible radioactivité ont également été rejetés
en mer et ces rejets se poursuivent, parce que la flotte nordique ne dispose
pas d'installations terrestres où traiter les déchets. Les
installations de stockage de combustible nucléaire solide sur la
presqu'île de Kola sont presque pleines. Le combustible nucléaire
usé provenant de la flotte de brise-glace à propulseur nucléaire
de Mourmansk est stocké à bord de navires mouillés
à quai, ce qui est une solution à la fois peu satisfaisante
et dangereuse. Enfin, bon nombre de sous-marins nucléaires ont
été mis hors service, mais sont encore stationnés
dans la région, et beaucoup d'autres vont être mis hors service
dans un proche avenir. Là encore, il faudrait en extraire le combustible
nucléaire, ce qui ne fait qu'augmenter la demande d'espace de stockage.
Un tableau aussi complet que possible des sources potentielles de contamination
radioactive dans le Grand nord doit être dressé. Deux expéditions
russo-norvégiennes conjointes ont été organisées
dans les mers de Barents et de Kara afin de dessiner la carte d'ensemble
de la contamination et de la pollution radioactives par des matériaux
déchargés en mer. La principale conclusion de ces expéditions
a été que les niveaux de radioactivité dans les zones
contrôlées sont encore très bas par rapport à
ceux d'autres régions marines. Nous espérons que cela restera
le cas, mais il est nécessaire d'examiner les objets qui ont été
déchargés pour évaluer leur niveau de stabilité.
Il faut établir une surveillance ' permanente afin de détecter
le plus tôt possible toute émission radioactive et de pouvoir
prendre des mesures d'urgence. De surcroît, il convient de prendre
des mesures en vue d'éliminer les sources de pollution. Autant
de tâches difficiles et coûteuses.
Les centrales nucléaires de la presqu'île de Kola sont également
un sujet d'inquiétude pour la Norvège. Nous avons versé
des fonds pour l'achat de matériel et l'organisation de cours de
formation pour le personnel, afin d'améliorer la fiabilité
de fonctionnement de ces installations. Mais pour que des solutions permanentes
soient adoptées, il faudra qu'un effort soit fait au niveau international.
Jusqu'ici, la principale source de contamination radioactive dans le Grand
nord a été le fait de retombées d'essais nucléaires.
Si ces essais reprenaient sur l'île de Novaya Zemlya, ils pourraient
représenter une grave menace pour la santé de l'homme, l'environnement,
ainsi que pour le commerce et l'industrie.
La production, la destruction et le stockage des armes nucléaires
soulèvent aussi de grandes difficultés. Les accords en vigueur
obligent les parties à réduire leurs arsenaux nucléaires,
ce qui signifie qu'elles doivent détruire des armes nucléaires.
Il faut impérativement que ce processus de destruction s'effectue
en toute sécurité afin d'éviter le danger inhérent
de prolifération des armes et des matériaux nucléaires
et le risque d'une grave atteinte à l'environnement. Et le problème
est le même en ce qui concerne la destruction d'armes chimiques
prévue par la Convention sur les armes chimiques de 1993.
Nous devons affronter le défi qui consiste à éliminer
de la région les vestiges destructeurs de la guerre froide. Notre
capacité de préserver un environnement viable pour les générations
futures sera la plus grande épreuve pour notre société
civilisée. La condition essentielle est que les Etats reconnaissent
qu'il peut être nécessaire de sacrifier des gains nationaux
à court terme afin d'assurer la préservation à long
terme de l'habitat humain, et que nous soyons prêts à agir
en conséquence.
Les pays nordiques et la Russie ne disposent ni des ressources financières,
ni des moyens techniques, pour affronter à eux seuls ces problèmes.
En fait, les problèmes de cette envergure ne peuvent être
résolus que dans un cadre multilatéral plus large et ne
touchent pas que la région nordique. Toutes les organisations qui
s'intéressent actuellement à la Russie devraient être
prêtes à les aborder, et la question de la coordination et
de l'intensification de nos efforts devrait être mise à leur
ordre du jour sans plus de retard.
A cet égard, l'OTAN a un rôle particulièrement important
à jouer. Nous saluons les efforts en cours pour définir
des secteurs dans lesquels l'Alliance et ses partenaires du CCNA pourraient
agir efficacement, tant pour réduire le risque de prolifération
des armes de destruction massive que dans le domaine connexe de la dépollution
de l'environnement après la guerre froide.
Préparer l'avenir de l'Europe
La reconversion du complexe militaro-industriel est un élément
important du processus de réforme en Russie. L'économie
russe est encore très militarisée et le secteur civil a
besoin d'une aide considérable et de longue durée. Or dans
l'état actuel des choses, l'économie de ce pays ne se prête
pas particulièrement aux réformes ni à de nouvelles
initiatives de reconversion, dont le coût est exorbitant. Les conséquences
sociales de telles réformes ne doivent pas non plus être
sous-estimées, mais à long terme, leurs avantages l'emporteront
sur leur coût. Pour qu'un programme de reconversion et de réforme
soit couronné de succès, il faut que l'Occident apporte
des ressources supplémentaires, et nous devons nous rappeler qu'il
est aussi dans notre intérêt de favoriser une telle réussite.
Mais en même temps, il est certain que c'est à la Russie
qu'incombé la principale responsabilité. Une reconversion
réussie l'aidera sans nul doute dans ses efforts pour consolider
les gains réalisés sur le plan politique et économique
et facilitera donc son intégration au reste de l'Europe.
L'Union européenne est désormais l'institution clé
en ce qui concerne la préparation de l'avenir européen.
C'est un fait reconnu par la Russie et une des principales raisons de
la décision du gouvernement norvégien de poser sa candidature
à l'adhésion à cette organisation. Vu les intérêts
communs qu'ont la Norvège et la Russie à coopérer
étroitement avec l'Union européenne, cette initiative a
aussi des conséquences importantes sur notre potentiel de coopération
dans la région nordique. La Norvège est favorable au resserrement
des liens actuellement en cours entre l'Union et les pays d'Europe centrale
et orientale. En s'ouvrant à l'est, l'Union sera mieux à
même de relever les défis de l'après-guerre froide,
qui demandent, entre autres, que l'on redresse des économies instables,
que l'on réduise des taux de chômage élevés
et que l'on résolve des problèmes écologiques et
sociaux.
Il est clairement dans l'intérêt de la Norvège que
la Russie soit intégrée à un cadre de coopération
multilatérale contraignant avec les Etats de l'Union européenne
et les autres pays d'Europe de l'ouest. En tant que futur membre de l'Union,
la Norvège sera une des parties à l'Accord de partenariat
et de coopération en cours de négociation entre l'Union
européenne et la Russie, accord appelé à devenir
le principal instrument de relations économiques et commerciales
élargies entre la Russie et l'Union et qui sera particulièrement
important pour la Norvège, du fait de nos intérêts
dans la région euro-arctique de la mer de Barents.
L'accession de la Norvège, de la Suède et de la Finlande
à l'Union européenne donnerait à celle-ci une dimension
nordique qui élargirait et renforcerait la base de développement
économique et de coopération multilatérale dans la
région nordique. Dans des secteurs comme l'aménagement régional,
la gestion des ressources et l'environnement, l'Union européenne
peut contribuer fortement à la préparation du type de coopération
régionale à laquelle nous aspirons, et d'après mes
différentes rencontres avec le ministre des Affaires étrangères
Kozyrev, je peux dire que cet objectif est aussi celui de la Russie.
Tout comme la Norvège, l'Union européenne tient beaucoup
à élargir la coopération, dans le domaine de la protection
de l'environnement, avec la Russie et les pays d'Europe centrale et orientale.
Mais ce défi, comme bien d'autres qu'il nous faudra relever dans
le nord, demande une action politique à plusieurs niveaux. Il est
essentiel que la coopération dans la région de la mer de
Barents soit et demeure ouverte à de nouveaux participants. Cette
région peut, au sein de la nouvelle architecture européenne,
prendre part à des accords futurs entre tous les Etats arctiques,
y compris le Canada et les Etats-Unis qui -j'en suis convaincu - interviendront
directement en raison des intérêts économiques et
stratégiques que son développement représente pour
eux. Elle offrirait également à l'Europe et à l'Amérique
du nord une vaste plate-forme de coopération transatlantique.
La création de la région euro-arctique de la mer de Barents,
en janvier 1993, a été une initiative concrète pour
saisir l'occasion d'instaurer une coopération saine et durable
entre des États dont les frontières étaient auparavant
fermées. Notre objectif est de jeter un pont régional solide
entre la Russie et l'Europe dans la région nordique afin d'intégrer
la Russie aux structures européennes et de coopération transatlantique.
Nous souhaitons abattre les anciennes barrières et créer
de nouvelles occasions de coopération, notamment culturelle, économique
et industrielle, tout en réduisant l'écart entre nos sociétés.
La normalisation et la stabilisation de la région arctique européenne
sera une contribution positive à la création d'une structure
de sécurité européenne étendue et stable.
Le progrès vers cet ambitieux objectif est un des grands défis
que doit relever la Norvège, en matière de politique étrangère,
à l'approche du tournant du XXe siècle.

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