Revue de l'OTAN
Mise à jour: 09-Sep-2002 Revue de l'OTAN

Edition Web
Vol. 42- No. 2
Avril 1994
p. 27-31

Les relations transatlantiques au lendemain du Sommet de Bruxelles

Stanley Sloan
Spécialiste de politique de sécurité
internationale auprès du Service de
recherches de la Bibliothèque du
Congrès américain(1)

La plupart des gouvernements alliés semblent considérer le Sommet de Bruxelles de janvier 1994 comme un succès. Pourtant, comme les autres sommets ou sessions ministérielles de l'après-guerre froide, il a laissé autant de sujets à la réflexion des Alliés qu'il a résolu de problèmes. Et le plus important à traiter, après Bruxelles, est peut-être celui du rôle que les États membres veulent conférer à l'OTAN pour la période issue de la fin de la guerre froide.

Tout au long de la guerre froide, les relations des Etats-Unis avec l'Europe ont été le fondement même du leadership global américain. Or le conflit entre les intérêts et idéaux occidentaux et ceux de l'Union soviétique a été livré et, pour finir, remporté, en Europe. En fait, l'Alliance n'a jamais été aussi soudée qu'il nous plaît de le croire dans les moments d'incertitude actuelle. Mais la viabilité de l'OTAN, ainsi que des liens politiques et économiques sains, étaient des présupposés fondamentaux des politiques des Etats-Unis et des pays d'Europe occidentale.

A l'orée d'une ère nouvelle, certains se sont demandés si la relation transatlantique demeure, comme auparavant, centrale aux intérêts des Alliés. L'Administration du Président Clinton s'est concentrée sur les besoins intérieurs des Etats-Unis, faisant de la défense des intérêts économiques un objectif prioritaire de sa politique étrangère. Et en Europe, les partisans d'une plus grande intégration européenne ont relevé le défi qui consiste à prendre des responsabilités nouvelles tandis que les Etats-Unis réduisent leur rôle de chef de file.

Dans le même temps, les Alliés occidentaux se sont efforcés de répondre aux désirs qu'ont les nouvelles démocraties de devenir des partenaires de l'OTAN tout en maintenant une relation constructive avec la Russie. Ils se sont rendus compte qu'il n'est pas facile d'établir un tel équilibre, surtout au vu des inimitiés tenaces qui résultent de plus de quarante années de domination russe des Etats voisins. Il n'y a pas de consensus, au sein des pays de l'OTAN, quant à la stratégie la plus susceptible de favoriser l'émergence d'une Russie non agressive ou quant au rôle que devrait jouer l'OTAN dans cette stratégie. Et la tragédie de l'ex-Yougoslavie a soulevé des questions épineuses pour l'Alliance, notamment en ce qui concerne l'usage de la force au nom des principes fondateurs de l'OTAN.

Les Etats-Unis se détournent-ils de l'Europe ?

Fin 93, lors des préparatifs du Sommet de l'OTAN, certaines déclarations de hauts fonctionnaires de l'Administration Clinton ont semblé traduire un changement d'orientation de la politique américaine traditionnelle de partenariat étroit avec l'Europe occidentale. L'Administration donnait l'impression d'adopter une approche "à somme nulle" de ses relations avec l'Asie et l'Europe, laquelle demandait un certain décentrement de la politique américaine de l'Europe vers l'Asie afin d'établir une politique plus fructueuse avec cette dernière. Cette modification est apparue à travers:

  • les récriminations réitérées du président Clinton à l'égard de la France et du Royaume-Uni, qui se sont opposés à la proposition américaine de levée de l'embargo sur l'armement et de frappe des cibles serbes dans le conflit bosniaque;
  • l'affirmation du secrétaire d'Etat Warren Christopher selon laquelle "l'Europe occidentale n'est plus la région dominante du monde" et Washington était trop "eurocentrique" depuis trop longtemps;
  • le battage publicitaire qui a précédé le sommet de l'APEC (Coopération économique Asie-Pacifique), en novembre dernier, au cours duquel de "hauts diplomates américains et de hauts fonctionnaires du ministère du commerce" ont laissé entendre que les relations des Etats-Unis au sein de l'APEC commençaient à leur importer plus que leurs rapports avec l'Europe.

Les diplomates européens en place à Washington, que l'on avait rassurés en leur affirmant que les Etats-Unis pouvaient poursuivre une politique asiatique active sans sacrifier pour autant ses bonnes relations avec l'Europe, se sont demandés ce qui s'était passé. Certains se sont efforcés de minimiser l'importance de ce glissement apparent vers l'Asie en l'interprétant comme une tactique pour obtenir des concessions dans la phase finale des négociations du GATT (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce). Ils espéraient que les Etats-Unis n'avaient pas repoussé une politique globale unificatrice au profit d'une nouvelle approche opposant deux régions du monde qui risquerait de semer la discorde.

Heureusement pour les relations transatlantiques, les négociations du GATT ont abouti à un compromis, ce qui a éliminé une cause apparente d'attaques contre l'Europe de la part de l'Administration américaine et un obstacle possible à la réussite du Sommet transatlantique.

Face à l'énorme défi de la rénovation de l'Alliance, les dirigeants des pays de l'OTAN ont pris des décisions qui résolvaient peu de problèmes mais fournissaient néanmoins des mécanismes permettant de faciliter l'ajustement de l'OTAN à un tableau européen et international en pleine mutation dans le domaine de la sécurité. Le Partenariat pour la paix a constitué un habile compromis qui permet à tous les Etats d'Europe centrale et orientale qui le souhaitent de se rapprocher de l'Alliance à leur propre rythme, mais repousse des décisions qui, tôt ou tard, devront être prises pour répondre au vif désir de plusieurs démocraties nouvelles de devenir membres de l'OTAN à part entière.

Le soutien apporté, dans la Déclaration des chefs d'Etat et de gouvernement qui ont participé au Sommet, au processus de coopération en matière de sécurité et de défense européennes, a aidé les Alliés à dépasser un débat franco-américain qui avait inutilement entravé la coopération transatlantique. (2) S'il est mis en œuvre, l'accord sur la restructuration des forces de l'OTAN en vue de former des Groupes de forces interarmées multinationales permettrait d'utiliser les forces de l'OTAN avec une plus grande souplesse afin de faire face aux besoins militaires à l'intérieur comme à l'extérieur de l'Europe. Par ailleurs, les chefs d'Etat et de gouvernement ont réaffirmé l'engagement de l'OTAN à faire usage de la force, en Bosnie, afin de mettre fin aux brutalités que doivent subir des civils innocents. Et surtout, le Sommet a consolidé le rapprochement franco-américain en matière de sécurité. Ce progrès a été facilité par un changement d'attitude, tant à Washington qu'à Paris, au sujet de différends philosophiques de longue date sur les relations transatlantiques.

A Paris, le gouvernement français a adopté une attitude plus pragmatique vis-à-vis de la coopération militaire avec l'OTAN en participant directement aux préparations à des missions de paix et, plus récemment, au sujet de la position de l'Alliance concernant la situation bosniaque.

De son côté, à Washington, l'équipe du président Clinton a fait un effort en balayant le scepticisme de l'Administration Bush quant à la coopération en matière de sécurité et de défense européennes. Cette particularité de la politique de l'Administration Clinton à l'égard de l'Europe s'est traduite, dans la Déclaration du Sommet, par de multiples références à l'importance de cette coopération et au rôle constructif de l'Union de l'Europe occidentale (UEO) - la Déclaration mentionne huit fois l'UEO, sept fois l'identité européenne de sécurité et de défense, sept fois l'Union européenne, deux fois le Traité de Maastricht sur l'Union européenne et deux fois l'objectif commun de l'Union en ce qui concerne la politique étrangère et de sécurité. Ce chaleureux soutien des objectifs unitaires et des institutions de l'Europe a comblé le fossé qui avait précédemment paralysé certains aspects de la coopération en matière de sécurité qui, par ailleurs, semblaient être dans l'intérêt de la France et des Etats-Unis.

Les participants au Sommet ont donc non seulement su éviter une agressivité ouverte, mais même réussi à améliorer l'impression donnée par la stratégie apparemment anti-européenne des Etats-Unis. Pourtant, malgré ces points positifs, de graves problèmes se posent encore.

Le fossé entre les mots et la réalité

L'orientation constructive des relations franco-américaines ne suffit pas, à elle seule, à garantir que l'Europe sera désormais mieux à même de faire face aux tâches qui lui incombent en matière de sécurité. Les références à l'unité européenne dans la Déclaration du Sommet sont plus des amabilités américaines que de nouvelles réalisations ou de nouveaux objectifs des membres de l'Union européenne. En fait, avec la dégringolade actuelle des dépenses de défense de la plupart des Alliés européens (à l'exception de la France), les capacités militaires disponibles pour des missions européennes ou alliées en coopération s'effritent rapidement.

Qui plus est, il n'est pas impossible que l'amélioration des relations franco-américaines en reste là. En effet, le président Mitterrand semble peu disposé à permettre un plus grand rapprochement entre la France et l'OTAN. Peut-être faudra-t-il attendre les élections présidentielles de 1995 et le successeur de M. Mitterrand.

Enfin, l'OTAN n'aurait rien à gagner si la plus grande ouverture dont fait preuve l'Administration Clinton à l'égard de la coopération en matière de sécurité et de défense européennes devenait simplement un moyen, pour les Etats-Unis, de réduire leur rôle en Europe alors que l'Alliance n'est pas encore tellement en mesure de se passer du leadership américain.
Chose ironique, l'évolution positive des relations entre les Etats-Unis et la France risque de l'être moins pour celles des Etats-Unis avec le Royaume-Uni et l'Allemagne. En effet, l'équilibre politique des relations transatlantiques depuis que la France a quitté la structure de commandement intégré de l'OTAN, autour de 1965, a été fortement influencé par sa position indépendante et, dans une perspective américaine, difficile. Par contrecoup, le Royaume-Uni et l'Allemagne ont eu à jouer des rôles spéciaux et ont connu des problèmes.

Après le départ de la France, l'Allemagne est devenue le premier partenaire sur le continent des Etats-Unis au sein de l'Alliance. La coopération entre ces deux pays sur les problèmes de politique garantissait inévitablement l'accord de l'ensemble des Alliés. Par ailleurs, l'Allemagne a également commencé à jouer, pour les Etats-Unis, un rôle particulier vis-à-vis de la France. S'il était difficile, pour elle, de trouver des compromis entre des lignes de conduite françaises et américaines souvent divergentes, cela lui a cependant conféré un certain statut. Or si les Etats-Unis reprennent un dialogue plus direct avec la France, l'Allemagne occupera peut-être dans l'Alliance une position moins délicate, mais aussi moins importante, surtout du fait des limitations imposées aux contributions militaires de ce pays aux opérations de sécurité hors de son territoire.

Il se pourrait bien que les relations anglo-américaines soient elles aussi affectées. En effet, si les Etats-Unis rétablissent des relations satisfaisantes avec la France, cela mettra en question le rôle d'interprète des vues américaines joué par le Royaume-Uni, auprès de l'Europe et vice versa. En outre, l'aide que de hauts fonctionnaires britanniques auraient apportée en faveur de la réélection manquée de George Bush avait déjà fait naître des doutes, au sein de l'Administration Clinton, au sujet du gouvernement conservateur de John Major. Le rapprochement entre les Etats-Unis et la France et les différends entre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne au sujet de la Bosnie et de l'Irlande du nord semblent avoir creusé un fossé suffisant entre Américains et Britanniques pour que certains diplomates américains déplorent que le Royaume-Uni, qui était leur partenaire le plus utile au sein de l'Alliance, soit devenu un des plus difficiles. La visite réussie du premier ministre britannique à Wasl p.igton, au début de 1994, semble avoir résolu les problèmes du moment, mais à long terme les relations américano-britanniques pourraient encore s'avérer difficiles.

La raison d'être de l'OTAN

L'inconnue la plus sous-évaluée, dans l'équation transatlantique, est peut-être le rôle du Congrès américain et sa perception de l'utilité future de l'Alliance. A l'heure actuelle, de nombreux membres du Congrès semblent prêts à juger l'OTAN d'après ses initiatives au sujet de la Bosnie. Or à cette aune, ils risquent de trouver peu de raisons de soutenir le maintien de l'investissement américain dans l'Alliance. Pourtant, indépendamment de ce qui peut ou ne peut pas être fait pour la Bosnie, des arguments importants militent en faveur du soutien de la coopération atlantique.

Si la coopération militaire au sein de l'OTAN n'était pas maintenue, les Etats-Unis et ses Alliés auraient beaucoup de mal à mener le genre d'opérations militaires coalisées qui ont tant contribué à leur succès dans la guerre contre l'Irak. Des unités militaires de plusieurs pays, dotées d'équipement différents et ayant chacune ses traditions et pratiques militaires, ne peuvent travailler ensemble efficacement sans une formation poussée aux communications et aux opérations en commun. C'est une coopération militaire continue au sein de l'OTAN qui crée son potentiel d'intervention militaire conjointe dans des situations qui menacent la paix, tant en Europe qu'au-delà de ses frontières.

Les gouvernements des pays membres de l'OTAN n'ont pas encore voulu ou su exposer ces raisons de façon convaincante au Congrès américain - ou aux parlements européens - où, en l'absence de mission impérieuse pour l'OTAN, beaucoup préconisent une réduction des versements à l'Alliance.

Après Bruxelles

Avec les questions de mission, d'adhésion et de méthodologie, l'agenda de l'OTAN paraît chargé. Aucun des problèmes qui se posent ne semble facile à résoudre, et bon nombre d'entre eux risquent de créer des dissensions entre les Alliés. Dans ces conditions, la stratégie relative à l'évolution future des relations transatlantiques aurait avantage à s'inspirer des réflexions suivantes:

  • Les Alliés, qui ont mis en place un programme d'association d'autres Etats à l'Alliance, doivent désormais être encore plus attentifs à leurs relations mutuelles. En effet, si elles n'étaient pas gérées de façon constructive, de nouvelles attitudes politiques et économiques pourraient engendrer des divisions fâcheuses entre les membres actuels de l'OTAN;

  • Les Alliés doivent en particulier mettre plus fortement l'accent sur l'objectif et les missions de l'Alliance, en tant que force de paix, à l'extérieur comme à l'intérieur de l'Europe. En effet, l'absence de raison d'être impérieuse, tout au moins dans l'opinion du public et des parlements, se reflète déjà dans la diminution rapide des capacités de défense en Europe et dans le moindre soutien apporté aux dépenses de l'OTAN au sein du Congrès américain;

  • Même en l'absence de menace soviétique, les Alliés ont tous intérêt à ce que leurs relations économiques soient aussi peu conflictuelles que possible, ainsi que le recommande le Traité de Washington. Mais le principe du marché libre, auquel souscrivent tous les Alliés, exige un fonctionnement concurrentiel. Le défi permanent à relever consiste donc à veiller à ce que cette concurrence soit acceptée comme un élément intrinsèque de leur relation et à ce que le règlement des conflits économiques soit vu comme le moyen d'orienter cette
    concurrence dans des directions bénéfiques pour toutes les parties;

  • Pour que les autorités militaires alliées puissent construire les "légions Légo" envisagées dans le cadre de l'initiative sur les Groupes de forces interarmées multinationales, les pays de l'OTAN devront s'engager plus sérieusement qu'avant à standardiser leur équipement militaire et à assurer l'interopérabilité de leurs forces. Si ce gros effort n'est pas fait, ce sera un échec;

  • La satisfaction exprimée au Sommet au sujet du processus de coopération européenne en matière de politique et de sécurité ne sera que de vains mots si les Alliés européens ne lui donnent pas de substance. Sachant que l'unification européenne est un processus historique long et difficile, il pourrait être important, dans un avenir proche, que les Alliés européens s'efforcent de prendre des mesures de faible envergure, mais importantes sur le plan symbolique, afin de traduire concrètement leur engagement. Ainsi, les membres de l'UEO pourraient créer, à leurs frais, un centre de formation aux opérations de paix installé en territoire allemand où pourraient être formées des unités de tous les pays membres et partenaires pour la paix. Plus important encore, vu le déclin actuel des dépenses de défense, les Alliés européens auraient peut-être intérêt à concevoir le cadre conceptuel de la structure et des capacités futures des forces de l'Europe afin de prévoir un niveau plancher;

  • Au Sommet, les Alliés ont affermi leur position sur la Bosnie et leur attitude a semblé favoriser une certaine progression vers la paix. Les chances de parvenir à une paix durable demeurent néanmoins incertaines. Il serait peut-être bon qu'à un moment donné, les Alliés reconnaissent que tous ont manqué leur intervention alors que l'OTAN aurait peut-être été mieux placée pour jouer un rôle décisif. Cet aveu d'échec aiderait à préparer des solutions en matière de gestion des crises et à déterminer les capacités d'intervention militaire que les Etats de l'OTAN pourraient choisir d'utiliser à des fins dissuasives ou pour contrer des menaces futures.

Pour conclure, il convient de dire que l'avenir du système international et de la sécurité européenne dépendra de la capacité des Etats-Unis, du Canada et de leurs Alliés européens de faire face à ces défis dans un esprit de coopération au moins aussi grand que du temps de la guerre froide. Il reste à voir s'ils sauront se montrer à la hauteur de cette tâche.


(1) les propos tenus dons cet article représentent exclusivement les vues personnelles de l'auteur.
(2) Cf. texte in Revue à l'OTAN n°\, février 1994, pp. 30 à 33.