Edition Web
Vol. 42- No. 2
Avril 1994
p. 3-6
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La
Turquie et l'OTAN:
la stabilité au milieu des changements
Tansu Ciller
Premier ministre de Turquie
"....La clarté que la guerre froide a imposée
aux pays du monde développé... s'estompe; l'hypothèse
d'une communauté d'intérêt naturelle entre les nations
du monde atlantique a perdu de sa force; l'idée que l'association
économique au sein de l'Europe occidentale entraînerait automatiquement
l'association politique a été mise en cause; et de nombreuses
sources traditionnelles de division entre les puissances européennes,
ainsi que le nationalisme et la perte de confiance dans les gouvernements,
qui s'étaient atténués au cours de l'après-guerre,
ont commencé à resurgir..."
Voilà ce qu'écrivait Alastair Buchan, directeur de l'Institut
international d'études stratégiques de Londres, il y a quelques
vingt-cinq ans, et ses mots ne sont pas sans rappeler ce que l'on entend
couramment dire de nos jours, dans certaines instances, au sujet de la
situation européenne.
Qu'est-ce que cela signifie? Seulement que l'alliance la plus réussie
de l'histoire - l'Alliance atlantique - a dû, tout au long de son
existence, affronter des questions fondamentales et formuler des objectifs
communs.
Aujourd'hui, vingt-cinq années plus tard, nous devons nous rappeler
que la détermination, la fermeté des objectifs et un engagement
sans faille en faveur des fonctions essentielles de l'OTAN sont ce qui
ont fait son succès. C'est le dévouement à ces objectifs
et à ces fonctions qui a assuré la durabilité de
ce qui est, en essence, une communauté morale de nations qui adhèrent
à des valeurs identiques, ou tout au moins compatibles, de liberté,
de démocratie et de dignité humaine, valeurs supposées
intégrées par chacun des pays membres et mises en uvre
dans ses processus politiques et économiques.
Une communauté de voleurs
Une des grandes préoccupations des membres de l'Alliance devrait
être la communauté morale et la sécurité physique
du territoire sur lequel ses citoyens ont donné corps à
certaines valeurs. Or ces valeurs, même en cette période
d'après-guerre froide, sont attaquées ou ne sont que partiellement
- ou pas du tout - respectées par d'autres.
En matière de sécurité, les accords passés
par cette communauté morale il y a près de deux générations
ont empêché qu'en Europe, la guerre froide ne débouche
sur un embrasement. Ils ont favorisé l'élargissement de
l'espace européen, y faisant entrer tout d'abord la Turquie et
la Grèce, puis l'Allemagne et l'Espagne. Ils ont provoqué
la fin de la guerre froide et la chute de l'empire soviétique.
Par un fait de la providence ou un accident de géographie, cette
communauté morale enjambe un grand océan et est soutenue
par le pilier nord-américain, d'une part, et ses membres européens,
d'autre part. Et il a été et demeure difficile, notamment
dans le domaine militaire, de concevoir des cas où l'Europe serait
en meilleure posture sans la participation américaine. Sur le plan
pratique comme sur le plan moral, la principale organisation de sécurité
pour l'Europe a été, et doit rester, l'Alliance atlantique,
c'est-à-dire un partenariat transtlantique.
Maintenant, en ce début d'année 1994, l'Alliance atlantique
doit faire preuve de la même constance et de la même résolution
que par le passé, même si elle est en pleine transformation
du fait des changements spectaculaires de l'après-guerre froide,
qui créent des occasions mais aussi des dangers. Notre tâche
doit être de consolider les aspects positifs de ces changements.
Et elle consistera aussi en partie non à dissimuler, mais bien
plutôt à exprimer et à affronter, dans nos dispositifs
de sécurité, les véritables problèmes soulevés
par l'orientation que prennent certains de ces changements, et ce sans
que cela ne renforce du même coup ces problèmes.
Nous devons aussi reconnaître la nécessité d'aller
dans le sens des occasions de paix et de sécurité que nous
offre cette nouvelle ère. Une approche prometteuse est celle du
Partenariat pour la paix, qui vise à soutenir les efforts des nouveaux
Etats libres d'Europe et des Etats de l'ex-Union soviétique, mais
aussi à construire de véritables démocraties et des
économies de libre concurrence tout en fournissant à ces
pays des mécanismes leur permettant de faire face à leurs
problèmes de sécurité. La Turquie encourage les programmes
de coopération qui témoignent de l'engagement de l'Alliance
en faveur d'un avenir stable et démocratique pour ces Etats.
Par ailleurs, l'expérience nous a appris qu'en imposant des dispositifs
de sécurité et de droit sur des conditions politiques, sociales
et économiques incompatibles avec leur mise en uvre, on peut,
en des périodes de tension extrême, compromettre gravement,
voire totalement, toute chance d'obtenir des résultats positifs.
Il apparaît, au vu de nos besoins communs en matière de sécurité,
que dans la mesure où les programmes de Partenariat pour la paix
incluent des dispositifs de sécurité spécifiques,
ils doivent établir une distinction entre les Etats qui montrent,
à travers des actions vérifiables et suivies, qu'ils ont
suffisamment intégré les valeurs de notre communauté
morale et ceux qui ont encore un long chemin à parcourir.
Concrètement, les critères pris en compte seront liés
non seulement à la proximité et à la teneur des relations
politiques et civiles intérieures de chaque Etat, mais aussi à
la structure de ses forces militaires, au contrôle du civil sur
le militaire, à la transparence des budgets, etc. L'éventail
des rapports futurs entre ces Etats et l'Alliance devrait être subordonné
à des critères concrets et sérieux qui traduisent
et stimulent à la fois l'évolution de ces pays en entités
pour qui l'adhésion de plein droit à l'Alliance ne ferait
plus qu'officialiser une transformation déjà accomplie.
Les relations avec les Etats nouvellement libres et nouvellement indépendants
sont des sujets d'une importance extrême pour l'Alliance. Il y en
a cependant d'autres, à moins que ce ne soit les mêmes, sous
d'autres apparences, qui exigent également notre attention.
Les membres de l'OTAN reconnaissent les avantages qu'il y aurait à
renforcer l'identité européenne de sécurité
et de défense notamment par la mise en uvre du concept de
Groupes de forces interarmées multinationales. Des situations nouvelles
doivent être vues d'un il nouveau. Ces Groupes de forces interarmées
multinationales ne doivent cependant pas entrer en conflit avec l'exigence
primordiale de ne jamais affaiblir l'Alliance par des mesures de poursuite
d'objectifs secondaires de sécurité ou de toute autre nature
prises au détriment des visées globales de l'Alliance. Mais
tant que nous serons attentifs au processus d'accumulation incrémentielle
d'initiatives accessoires, nous pourrons éviter toute mauvaise
surprise.
Le danger de la prolifération
Une autre question qui exige notre vigilance, est celle de la menace
permanente que fait peser la prolifération d'armes de destruction
massive - et plus particulièrement l'acquisition de ces armes par
des Etats dévoyés. Plus que tout autre membre de l'OTAN,
la Turquie a été exposée aux dangers de cette prolifération.
Il y a moins de trois années, au lendemain de l'occupation irakienne
du Koweït et de la réaction immédiate de la Turquie,
la population civile des principales villes turques portait des masques
à gaz. Je ne m'étendrai pas sur les sacrifices et la fermeté
de la Turquie pendant cette période. Les Turcs se sont montrés
et demeurent implacablement résolus. Leur contribution à
la libération du Koweït a été reconnue dans
le monde entier - mais peut-être pas les coûts considérables
qu'ils continuent de supporter bien après la fin des hostilités.
Ce que je veux dire, c'est qu'aucun autre Etat membre n'a été
si directement exposé aux conséquences de la prolifération
depuis la création de l'Alliance.
Nous ne pouvons certainement pas ignorer les bruits selon lesquels certains
éléments du complexe militaro-industriel de l'ex-Union soviétique
auraient été pour le moins négligents dans leur contrôle
des matériaux dangereux et des stocks d'armes. Ce type de manifestation
du phénomène de la prolifération, et d'autres encore,
méritent que l'OTAN définisse une stratégie officielle
nous offrant une véritable chance de mieux maîtriser ce problème,
qui est un des plus graves qui se posent à nous.
Pendant la plus grande partie de l'histoire de l'Alliance, la Turquie
a été considérée comme une tête de pont
de l'OTAN sur son flanc sud-est. Etant donné qu'elle avait la plus
longue frontière commune avec l'Union soviétique et qu'elle
était chargée de défendre un bon tiers de la frontière
de l'Alliance avec des pays du Pacte de Varsovie, son rôle au sein
de celle-ci était largement conditionné par sa situation.
Ces considérations, auxquelles il faut ajouter sa position par
rapport à quelques-uns des hauts lieux stratégiques du monde,
sur le plan géographique, comme les détroits qui relient
la mer Noire à la Méditerranée, ont constitué
des facteurs déterminants pour la Turquie pendant la période
de la guerre froide.
Maintenant, le rôle de ce pays au sein de l'Alliance doit de plus
en plus être défini d'après sa position à l'épicentre
géographique des bouleversements de l'après-guerre froide
qui affectent profondément la sécurité des membres
de l'Alliance: les transformations dans les Balkans, où le manque
d'initiative décisive, en dépit des progrès récents
réalisés grâce à l'emploi de la force de l'OTAN
et de sa détermination politique, risque de nous entraîner
sur une voie qui s'est déjà révélée
catastrophique par deux fois au cours de ce siècle; les transformations
en Russie et au sein des Etats nouvellement indépendants du nord
et de l'est, où l'histoire de la réforme est encore en marche
et où certaines forces sont résolues à la contrer;
les transformations à l'est et au sud, où l'on fomente des
"guerres de civilisations", où l'on prêche activement
l'exceptionnalisme ethnique ultra-nationaliste et où les distinctions
entre fin et moyens ou terrorisme et prosélytisme se brouillent
avant de disparaître totalement.
Une attitude européenne
Certains aspects de ces changements préoccupent vivement la Turquie
- et pas seulement parce que nous nous trouvons dans leur zone de turbulence.
Nos valeurs sont profondément opposées à celles sur
lesquelles reposent ces menaces, qui mettent donc aussi en péril
le bien-être de notre Alliance et des pays qui la composent en tant
que membres de la communauté morale de valeurs communes qu'elle
constitue. Et en la matière, il n'y a ni centre ni périphérie
. Ces valeurs sont centrales pour nous tous.
Les termes de "tampon" et de "périphérie"
que certains ont autrefois appliqués à la Turquie étaient,
au mieux, des métaphores discutables. Dans presque tous les sens,
y compris géopolitiques, elles étaient peu adéquates
et maintenant, elles sont devenues extrêmement trompeuses. Certes,
la Turquie se trouve dans une zone de transition physique sur la plaque
eurasiatique, mais géographiquement et politiquement, c'est un
pays européen. Et c'est désormais sur le spectre du chaos
- et sa réalité trop souvent horrible - dans des régions
voisines d'Europe et d'Asie que doit se concentrer l'attention autrefois
dirigée sur ce qui a été le front central de l'Alliance.
La modération, la responsabilité et l'engagement dont a
fait preuve la Turquie, au milieu des turbulences actuelles, vis-à-vis
de l'ordre international, comptent parmi les caractéristiques les
plus positives que l'on puisse vouloir associer à une "attitude"
européenne. Imaginez le dilemme auquel serait confrontée
l'Alliance, en matière de sécurité, si la Turquie
n'était pas présente au cur de cette tourmente et
si un pays d'une toute autre nature se trouvait à sa place.
La sauvagerie continue dans les Balkans et au Caucase. La violence et
la mort, calamités provoquées par l'homme, sont aussi inutiles
qu'insensées. On pourrait gémir sans fin sur les maigres
résultats des efforts engagés par la communauté internationale
dans ces deux régions. Pour l'heure, l'exceptionnalisme ethnique
ultra-nationaliste poursuit imperturbablement ses ravages dans les Balkans,
au Caucase ou dans d'autres zones, et il est de plus en plus clair que
ses partisans sont manipulés à d'autres fins par des forces
hostiles aux intérêts et aux valeurs de l'Alliance.
Il n'est pas question, ici, d'entreprendre l'analyse des conflits des
Balkans ou du Caucase, mais il faut bien voir que même en faisant
un effort pour être optimiste et se dire qu'un jour viendra où
ces tragédies prendront fin, il est difficile d'imaginer qu'il
surviendra ou précédera un vide géopolitique durable.
En revanche, on peut avancer avec certitude que quelle que soit l'issue
de ces situations tragiques, l'Alliance sera en meilleure posture grâce
à la présence toute proche de la Turquie et à l'auto-discipline,
au sens de la responsabilité et à l'influence modératrice
dont elle saura sans nul doute faire preuve.
Si j'ai mis l'accent sur les dangers, tant spécifiques que théoriques
(mais néanmoins de la plus haute importance), c'est parce que l'histoire
de notre Alliance nous apprend que si un objectif commun résolu
réduit les dangers, il permet aussi de créer de nouvelles
occasions d'étendre notre communauté de valeurs et de F
ancrer fermement pour nous, pour d'autres et pour les générations
à venir.
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