Revue de l'OTAN
Mise à jour: 09-Sep-2002 Revue de l'OTAN

Edition Web
Vol. 42- No. 2
Avril 1994
p. 3-6

La Turquie et l'OTAN:
la stabilité au milieu des changements

Tansu Ciller
Premier ministre de Turquie

"....La clarté que la guerre froide a imposée aux pays du monde développé... s'estompe; l'hypothèse d'une communauté d'intérêt naturelle entre les nations du monde atlantique a perdu de sa force; l'idée que l'association économique au sein de l'Europe occidentale entraînerait automatiquement l'association politique a été mise en cause; et de nombreuses sources traditionnelles de division entre les puissances européennes, ainsi que le nationalisme et la perte de confiance dans les gouvernements, qui s'étaient atténués au cours de l'après-guerre, ont commencé à resurgir..."

Voilà ce qu'écrivait Alastair Buchan, directeur de l'Institut international d'études stratégiques de Londres, il y a quelques vingt-cinq ans, et ses mots ne sont pas sans rappeler ce que l'on entend couramment dire de nos jours, dans certaines instances, au sujet de la situation européenne.

Qu'est-ce que cela signifie? Seulement que l'alliance la plus réussie de l'histoire - l'Alliance atlantique - a dû, tout au long de son existence, affronter des questions fondamentales et formuler des objectifs communs.
Aujourd'hui, vingt-cinq années plus tard, nous devons nous rappeler que la détermination, la fermeté des objectifs et un engagement sans faille en faveur des fonctions essentielles de l'OTAN sont ce qui ont fait son succès. C'est le dévouement à ces objectifs et à ces fonctions qui a assuré la durabilité de ce qui est, en essence, une communauté morale de nations qui adhèrent à des valeurs identiques, ou tout au moins compatibles, de liberté, de démocratie et de dignité humaine, valeurs supposées intégrées par chacun des pays membres et mises en œuvre dans ses processus politiques et économiques.

Une communauté de voleurs

Une des grandes préoccupations des membres de l'Alliance devrait être la communauté morale et la sécurité physique du territoire sur lequel ses citoyens ont donné corps à certaines valeurs. Or ces valeurs, même en cette période d'après-guerre froide, sont attaquées ou ne sont que partiellement - ou pas du tout - respectées par d'autres.

En matière de sécurité, les accords passés par cette communauté morale il y a près de deux générations ont empêché qu'en Europe, la guerre froide ne débouche sur un embrasement. Ils ont favorisé l'élargissement de l'espace européen, y faisant entrer tout d'abord la Turquie et la Grèce, puis l'Allemagne et l'Espagne. Ils ont provoqué la fin de la guerre froide et la chute de l'empire soviétique.

Par un fait de la providence ou un accident de géographie, cette communauté morale enjambe un grand océan et est soutenue par le pilier nord-américain, d'une part, et ses membres européens, d'autre part. Et il a été et demeure difficile, notamment dans le domaine militaire, de concevoir des cas où l'Europe serait en meilleure posture sans la participation américaine. Sur le plan pratique comme sur le plan moral, la principale organisation de sécurité pour l'Europe a été, et doit rester, l'Alliance atlantique, c'est-à-dire un partenariat transtlantique.

Maintenant, en ce début d'année 1994, l'Alliance atlantique doit faire preuve de la même constance et de la même résolution que par le passé, même si elle est en pleine transformation du fait des changements spectaculaires de l'après-guerre froide, qui créent des occasions mais aussi des dangers. Notre tâche doit être de consolider les aspects positifs de ces changements. Et elle consistera aussi en partie non à dissimuler, mais bien plutôt à exprimer et à affronter, dans nos dispositifs de sécurité, les véritables problèmes soulevés par l'orientation que prennent certains de ces changements, et ce sans que cela ne renforce du même coup ces problèmes.

Nous devons aussi reconnaître la nécessité d'aller dans le sens des occasions de paix et de sécurité que nous offre cette nouvelle ère. Une approche prometteuse est celle du Partenariat pour la paix, qui vise à soutenir les efforts des nouveaux Etats libres d'Europe et des Etats de l'ex-Union soviétique, mais aussi à construire de véritables démocraties et des économies de libre concurrence tout en fournissant à ces pays des mécanismes leur permettant de faire face à leurs problèmes de sécurité. La Turquie encourage les programmes de coopération qui témoignent de l'engagement de l'Alliance en faveur d'un avenir stable et démocratique pour ces Etats.

Par ailleurs, l'expérience nous a appris qu'en imposant des dispositifs de sécurité et de droit sur des conditions politiques, sociales et économiques incompatibles avec leur mise en œuvre, on peut, en des périodes de tension extrême, compromettre gravement, voire totalement, toute chance d'obtenir des résultats positifs. Il apparaît, au vu de nos besoins communs en matière de sécurité, que dans la mesure où les programmes de Partenariat pour la paix incluent des dispositifs de sécurité spécifiques, ils doivent établir une distinction entre les Etats qui montrent, à travers des actions vérifiables et suivies, qu'ils ont suffisamment intégré les valeurs de notre communauté morale et ceux qui ont encore un long chemin à parcourir.

Concrètement, les critères pris en compte seront liés non seulement à la proximité et à la teneur des relations politiques et civiles intérieures de chaque Etat, mais aussi à la structure de ses forces militaires, au contrôle du civil sur le militaire, à la transparence des budgets, etc. L'éventail des rapports futurs entre ces Etats et l'Alliance devrait être subordonné à des critères concrets et sérieux qui traduisent et stimulent à la fois l'évolution de ces pays en entités pour qui l'adhésion de plein droit à l'Alliance ne ferait plus qu'officialiser une transformation déjà accomplie.

Les relations avec les Etats nouvellement libres et nouvellement indépendants sont des sujets d'une importance extrême pour l'Alliance. Il y en a cependant d'autres, à moins que ce ne soit les mêmes, sous d'autres apparences, qui exigent également notre attention.

Les membres de l'OTAN reconnaissent les avantages qu'il y aurait à renforcer l'identité européenne de sécurité et de défense notamment par la mise en œuvre du concept de Groupes de forces interarmées multinationales. Des situations nouvelles doivent être vues d'un œil nouveau. Ces Groupes de forces interarmées multinationales ne doivent cependant pas entrer en conflit avec l'exigence primordiale de ne jamais affaiblir l'Alliance par des mesures de poursuite d'objectifs secondaires de sécurité ou de toute autre nature prises au détriment des visées globales de l'Alliance. Mais tant que nous serons attentifs au processus d'accumulation incrémentielle d'initiatives accessoires, nous pourrons éviter toute mauvaise surprise.

Le danger de la prolifération

Une autre question qui exige notre vigilance, est celle de la menace permanente que fait peser la prolifération d'armes de destruction massive - et plus particulièrement l'acquisition de ces armes par des Etats dévoyés. Plus que tout autre membre de l'OTAN, la Turquie a été exposée aux dangers de cette prolifération. Il y a moins de trois années, au lendemain de l'occupation irakienne du Koweït et de la réaction immédiate de la Turquie, la population civile des principales villes turques portait des masques à gaz. Je ne m'étendrai pas sur les sacrifices et la fermeté de la Turquie pendant cette période. Les Turcs se sont montrés et demeurent implacablement résolus. Leur contribution à la libération du Koweït a été reconnue dans le monde entier - mais peut-être pas les coûts considérables qu'ils continuent de supporter bien après la fin des hostilités. Ce que je veux dire, c'est qu'aucun autre Etat membre n'a été si directement exposé aux conséquences de la prolifération depuis la création de l'Alliance.

Nous ne pouvons certainement pas ignorer les bruits selon lesquels certains éléments du complexe militaro-industriel de l'ex-Union soviétique auraient été pour le moins négligents dans leur contrôle des matériaux dangereux et des stocks d'armes. Ce type de manifestation du phénomène de la prolifération, et d'autres encore, méritent que l'OTAN définisse une stratégie officielle nous offrant une véritable chance de mieux maîtriser ce problème, qui est un des plus graves qui se posent à nous.

Pendant la plus grande partie de l'histoire de l'Alliance, la Turquie a été considérée comme une tête de pont de l'OTAN sur son flanc sud-est. Etant donné qu'elle avait la plus longue frontière commune avec l'Union soviétique et qu'elle était chargée de défendre un bon tiers de la frontière de l'Alliance avec des pays du Pacte de Varsovie, son rôle au sein de celle-ci était largement conditionné par sa situation. Ces considérations, auxquelles il faut ajouter sa position par rapport à quelques-uns des hauts lieux stratégiques du monde, sur le plan géographique, comme les détroits qui relient la mer Noire à la Méditerranée, ont constitué des facteurs déterminants pour la Turquie pendant la période de la guerre froide.

Maintenant, le rôle de ce pays au sein de l'Alliance doit de plus en plus être défini d'après sa position à l'épicentre géographique des bouleversements de l'après-guerre froide qui affectent profondément la sécurité des membres de l'Alliance: les transformations dans les Balkans, où le manque d'initiative décisive, en dépit des progrès récents réalisés grâce à l'emploi de la force de l'OTAN et de sa détermination politique, risque de nous entraîner sur une voie qui s'est déjà révélée catastrophique par deux fois au cours de ce siècle; les transformations en Russie et au sein des Etats nouvellement indépendants du nord et de l'est, où l'histoire de la réforme est encore en marche et où certaines forces sont résolues à la contrer; les transformations à l'est et au sud, où l'on fomente des "guerres de civilisations", où l'on prêche activement l'exceptionnalisme ethnique ultra-nationaliste et où les distinctions entre fin et moyens ou terrorisme et prosélytisme se brouillent avant de disparaître totalement.

Une attitude européenne

Certains aspects de ces changements préoccupent vivement la Turquie - et pas seulement parce que nous nous trouvons dans leur zone de turbulence. Nos valeurs sont profondément opposées à celles sur lesquelles reposent ces menaces, qui mettent donc aussi en péril le bien-être de notre Alliance et des pays qui la composent en tant que membres de la communauté morale de valeurs communes qu'elle constitue. Et en la matière, il n'y a ni centre ni périphérie . Ces valeurs sont centrales pour nous tous.

Les termes de "tampon" et de "périphérie" que certains ont autrefois appliqués à la Turquie étaient, au mieux, des métaphores discutables. Dans presque tous les sens, y compris géopolitiques, elles étaient peu adéquates et maintenant, elles sont devenues extrêmement trompeuses. Certes, la Turquie se trouve dans une zone de transition physique sur la plaque eurasiatique, mais géographiquement et politiquement, c'est un pays européen. Et c'est désormais sur le spectre du chaos - et sa réalité trop souvent horrible - dans des régions voisines d'Europe et d'Asie que doit se concentrer l'attention autrefois dirigée sur ce qui a été le front central de l'Alliance.

La modération, la responsabilité et l'engagement dont a fait preuve la Turquie, au milieu des turbulences actuelles, vis-à-vis de l'ordre international, comptent parmi les caractéristiques les plus positives que l'on puisse vouloir associer à une "attitude" européenne. Imaginez le dilemme auquel serait confrontée l'Alliance, en matière de sécurité, si la Turquie n'était pas présente au cœur de cette tourmente et si un pays d'une toute autre nature se trouvait à sa place.
La sauvagerie continue dans les Balkans et au Caucase. La violence et la mort, calamités provoquées par l'homme, sont aussi inutiles qu'insensées. On pourrait gémir sans fin sur les maigres résultats des efforts engagés par la communauté internationale dans ces deux régions. Pour l'heure, l'exceptionnalisme ethnique ultra-nationaliste poursuit imperturbablement ses ravages dans les Balkans, au Caucase ou dans d'autres zones, et il est de plus en plus clair que ses partisans sont manipulés à d'autres fins par des forces hostiles aux intérêts et aux valeurs de l'Alliance.

Il n'est pas question, ici, d'entreprendre l'analyse des conflits des Balkans ou du Caucase, mais il faut bien voir que même en faisant un effort pour être optimiste et se dire qu'un jour viendra où ces tragédies prendront fin, il est difficile d'imaginer qu'il surviendra ou précédera un vide géopolitique durable. En revanche, on peut avancer avec certitude que quelle que soit l'issue de ces situations tragiques, l'Alliance sera en meilleure posture grâce à la présence toute proche de la Turquie et à l'auto-discipline, au sens de la responsabilité et à l'influence modératrice dont elle saura sans nul doute faire preuve.
Si j'ai mis l'accent sur les dangers, tant spécifiques que théoriques (mais néanmoins de la plus haute importance), c'est parce que l'histoire de notre Alliance nous apprend que si un objectif commun résolu réduit les dangers, il permet aussi de créer de nouvelles occasions d'étendre notre communauté de valeurs et de F ancrer fermement pour nous, pour d'autres et pour les générations à venir.