Edition Web
Vol. 41- No. 5
Oct. 1993
p. 3-7
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Les
oprations de maintien de la paix de l'ONU
et la coopration avec l'OTAN
Koffi A. Annan,
Secrétaire général adjoint des Nations unies pour
les opérations de maintien de la paix
Le mois de juin dernier a marqué le quarante-cinquième
anniversaire du premier déploiement d'une force de maintien de
la paix des Nations unies. Vingt-neuf opérations ont été
menées depuis lors, dont quinze toujours en cours, et deux sont
en préparation. Nous sommes ainsi présents en Asie, en Afrique,
en Amérique latine et en Europe. Dans un sens, nous constituons
une entreprise en plein essor, bien qu'incontestablement sans but lucratif.
Il est donc peut-être temps de réfléchir au chemin
parcouru et aux directions vers lesquelles il nous est encore possible
d'aller. Face à des situations aussi préoccupantes que celles
qui prévalent en Somalie, au Cambodge et en Bosnie, l'exercice
n'est pas seulement approprié, mais essentiel.
Jamais depuis l'apparition du concept de maintien de la paix n'a-t-on
autant songé qu'aujourd'hui à en rédéfinir
la nature. Au cours des deux dernières années seulement,
onze nouvelles opérations ont été mises sur pied.
Cette prolifération est allée de pair avec une évolution
du point de vue sur l'essence même du concept de maintien de la
paix qui fut le nôtre pendant les quatre premières décennies
de l'existence des Nations unies. La rapide multiplication des opérations
dans ce domaine conduit également l'ONU à rechercher de
nouvelles formes de coopération avec des groupes d'Etats membres
déjà organisés pour mener des actions militaires
conjointes, tels que l'OTAN.
Quels sont les facteurs qui ont entraîné cette expansion
des opérations de maintien de la paix? La fin de la guerre froide
a eu un impact substantiel sur l'échelle des opérations,
et cette évolution, en même temps que celle propre aux Nations
unies et au concept de maintien de la paix lui-même, a rendu cette
action possible. Pour comprendre cette tendance, il convient d'examiner,
du moins brièvement, les sources du maintien de la paix, la situation
et les perspectives.
Principes et précédents
II est pratiquement impossible de définir une technique qui, presque
à chaque fois qu'elle a été mise en oeuvre, s'est
présentée sous un jour différent. Parfois au prix
d'une certaine improvisation, le "maintien de la paix" a servi
plusieurs objectifs: enquêter et faire rapport sur des situations
explosives, exercer une surveillance des trêves et des cessez-le-feu,
vérifier le respect des accords, établir des zones tampons
entre des armées hostiles, contribuer à créer les
conditions nécessaires à la mise en oeuvre d'accords complexes
et apporter une aide humanitaire à des populations locales frappées
par la guerre. Ajoutons que le concept de maintien de la paix tel que
nous en sommes venus à le considérer n'est ni défini,
ni proscrit dans la Charte elle-même, puisque la seule référence
à des activités des Nations unies impliquant la force figure
dans le chapitre VII (1), rarement invoqué
en matière de maintien de la paix. Il s'agit plutôt d'un
outil qui a largement été utilisé dans des situations
où l'application du chapitre VI (2) de la Charte
s'avérait inadéquate et l'utilisation du chapitre VII, impossible.
C'est ainsi que le maintien de la paix est devenu, selon les termes mémorables
de l'ancien Secrétaire général Dag Hammarskjold,
"le chapitre six et demi".
La seule manière de définir le maintien de la paix, tel
qu'il est pratique, est d'établir le profil des opérations
menées à ce jour. Dans ce contexte, le maintien de la paix
apparaît comme l'utilisation d'un personnel militaire, armé
ou non, sous commandement international et avec le consentement des parties,
pour contribuer à contrôler et à résoudre un
conflit entre Etats hostiles, ou entre communautés hostiles au
sein d'un Etat. Aussi claire que cette définition puisse paraître,
elle est aujourd'hui partiellement remise en question par les événements.
Historiquement, le maintien de la paix a acquis les caractéristiques
que nous venons de mentionner parce qu'il reflétait les tâches
dont les Etats membres étaient prêts à confier la
responsabilité aux Nations unies. L'absence d'unanimité
au sein des membres du Conseil de sécurité tout au long
de la guerre froide exigeait une navigation très prudente. La marge
de manoeuvre était pour le moins étroite, et un certain
niveau de finesse et de souplesse était indispensable pour tenir
le cap.
Ce n'est qu'avec la fin de la guerre froide que les activités
de maintien de la paix ont vraiment commencé à proliférer.
Deux raisons expliquent cette situation: le nouvel accord régnant
au sein du Conseil de sécurité a rendu possible une action
plus large, tandis que le nouveau paysage politique, qui a vu des conflits
prendre fin par manque de soutien d'une superpuissance et se fissurer
certains Etats en raison de la disparition des pressions qui avaient longtemps
assuré leur cohésion, l'a rendue nécessaire.
Les paramètres actuels
En ces nouvelles circonstances, les principes et pratiques de rigueur
pendant la période de la guerre froide sont soudain apparus comme
inutilement contraignants. A l'intérieur comme à l'extérieur
de l'ONU, le concept de "maintien de la paix musclé"
rallie désormais un nombre croissant de partisans. Lorsque les
Casques bleus légèrement armés s'avérèrent
impuissants en Somalie et en Bosnie, des Eta membres et l'opinion publique
en général se pronoi cèrent en faveur d'une action
plus énergique. Un nombre croissant de situations semble exiger
ceti attitude et la Charte des Nations unies fournit l'autl rite légale
pour y pourvoir.
Mais comment donc cette attitude "musclé peut-elle au s'exercer
mieux? La tentation d'abordi divers problèmes avec plus de fermeté
est nuancé par la désintégration de divers éléments
de la défin tion que nous avons citée. Par le passé,
la traditio voulait que les opérations aient le consentement d<
parties impliquées. Dans les conflits actuels, corr ment définir
une partie? Chaque faction dans l'e; Yougoslavie a-t-elle droit à
ce titre? De même qu chaque tribu somalienne? L'article 2 de la
Charl met en garde contre les interventions dans de domaines qui relèvent
essentiellement de la juridit tion intérieure d'un Etat, mais il
devient difficil d'appliquer ce principe lorsqu'il n'existe aucun autorité
souveraine reconnue ou reconnaissable. pï le passé, le maintien
de la paix limitait le recours à 1 force au cas de l'autodéfense,
même si celle-ci poi vait être interprétée comme
la défense de l'aptitude accomplir le mandat confié. L'idée
de maintien de 1 paix n'en était pas moins toujours soumise au
princi pe d'un recours minimum à la force, et les opération
étaient mises en oeuvre par des contingents et de équipements
rendant impossible toute mesure plu incisive. Les Casques bleus étaient
déployés pou maintenir la paix et non pour faire la guerre
avec pour arme essentielle, leur autorité morale et non leu puissance
militaire.
Les conflits actuels en Somalie et en Bosnie on totalement modifié
ces paramètres. Il n'est plus suf fisant de veiller au respect
des accords ou de sépare les adversaires; la communauté
internationale désir désormais que les Nations unies démarquent
les fron tières, contrôlent et éliminent les armes
lourdes, arrê tent l'anarchie et garantissent l'apport d'une aidi
humanitaire dans les zones de guerre. Il s'agit mani festement là
de tâches qui exigent de la "poigne" e des "muscles",
en plus des qualités moins tangible: qui gouvernaient nos actions
auparavant. En d'autre: mots, on exige de plus en plus souvent que lei
Nations unies imposent la paix, comme envisagé i l'origine dans
la Charte.
Perspectives de coopération avec l'OTAN
Concevoir la forme future que prendra l'action des Nations unies exige
des prévisions de deux types: une extrapolation à partir
des tendances actuelles ei
des réactions qu'elles suscitent, et la détermination de
possibilités actuellement hors de portée.
Quel que soit le point de départ adopté, le premier et
plus formidable obstacle est, et demeurera plus que probablement, la traduction
des engagements en actes. A la lumière des nouvelles possibilités
que le maintien de la paix présente, les Etats membres encouragent
désormais des engagements d'une envergure et d'une profondeur que
la communauté internationale ne pouvait aupravant imaginer. Au
cours des derniers mois, un nouveau bataillon a été ajouté
à la Mission d'observateurs Iraq-Koweït (UNIKOM), l'Opération
somalienne (UNOSOM) a été réorganisée sur
une échelle plus ambitieuse, la Force de protection dans l'ex-Yougoslavie
(FOR-PRONU) a ravi à l'autorité de transition des Nations
unies au Cambodge (UNTAC) le titre de plus vaste opération de maintien
de la paix de l'histoire, tandis que des opérations ont commencé
au Mozambique, en Géorgie et sur la frontière entre l'Ouganda
et le Rwanda. Des missions en Haïti et au Libéria sont envisagées
par le Conseil de sécurité.
La diversité de ces actions n'a d'égale que l'ampleur des
activités envisagées. En janvier 1992, les Nations unies
ont déployé 11.500 Casques bleus pour couvrir toutes les
opérations alors à l'ordre du jour. Ajourd'hui, l'UNOSOM
II constitue à elle seule une force de plus de 28.000 hommes en
Somalie.
Toutefois, alors que le monde se rallie au principe de l'action collective,
il s'avère incapable, dans la pratique, d'adopter des mesures en
conséquence. En 1992, le rapport du Secrétaire général
à l'Assemblée générale a fait apparaître
un solde impayé de 723 millions de dollars, soit l'équivalent
de 62 % du budget global de l'Organisation pour 1993. Sur la dotation
de 1,1 milliard de dollars allouée jusqu'à présent
pour 1993, 695 millions étaient encore impayés à
la fin août. Une allocation supplémentaire de 800 millions
de dollars a récemment été autorisée, qui
sera bientôt réclamée aux Etats membres. Et derrière
cette situation déjà très préoccupante se
profile un scénario bien plus sombre encore.
Les Nations unies ne disposent d'aucun fond, d'aucun équipement
et d'aucune force en réserve pour le maintien de la paix tel que
nous le connaissons actuellement. Pour surmonter les problèmes
frustrants de retards, de structure et d'échelle, relever le défi
que suscite l'intérêt renouvelé et l'élargissement
de nos mandats, il faut nous en donner les moyens. Un maintien de la paix
musclé repose obligatoirement sur cette double base: un mandat
et des moyens.
L'ampleur et la complexité mêmes des opérations de
maintien de la paix font qu'il est impératif de trouver de nouveaux
modes de coopération avec des organisations régionales telles
que l'OTAN. Avec sa structure militaire, ses ressources et son envergure
politique, l'OTAN peut avoir un poids considérable vis-à-vis
du concept de maintien de la paix, surtout dans une forme plus musclée.
Les opérations de plus grande ampleur, davantage orientées
vers l'action, exigeront une plus grande sophistication des structures
de commandement et de contrôle, ainsi que des équipements.
Alors que le Conseil de sécurité a de plus en plus souvent
recours à ses pouvoirs d'imposition de la paix aux termes de la
Charte, les opérations des Nations unies doivent être dotées
de moyens militaires et de protection ne se limitant pas, loin s'en faut,
aux traditionnels blindés légers peints en blanc et aux
armes de poing. Dans ce contexte, la volonté de l'OTAN de participer
aux opérations des Nations unies, telle qu'elle est exprimée
dans le communiqué publié à l'issue de la réunion
du Conseil de l'Atlantique Nord tenue en décembre 1992 et en juin
dernier (3), renferme la promesse d'un considérable
développement qualitatif et quantitatif des moyens d'action collective
mis à la disposition des Nations unies.
Déjà, et en particulier dans le contexte des opérations
menées dans l'ex-Yougoslavie, l'OTAN a offert plusieurs moyens
dont elle dispose (4). Le système aéroporté
de détection lointaine et des aéronefs de contrôle
surveillent la zone d'exclusion aérienne que le Conseil de sécurité
a décidé d'imposer au-dessus de la Bosnie-Herzégovine
en octobre 1992. De plus, depuis avril 1993, des chasseurs et des avions
de reconnaissance, désormais au nombre de cent et appartenant à
des Etats membres de l'OTAN, fournissent les "muscles" nécessaires
à l'imposition de l'interdiction de vols militaires décrétée
par le Conseil. Enfin, en guise de nouveau précédent, des
Etats membres agissant dans le cadre de l'OTAN fournissent depuis juillet
1993 une couverture aérienne de protection aux troupes de la FORPRONU
opérant au sol, pour dissuader des attaques contre les "zones
de sécurité" établies par le Conseil de sécurité.
Le processus de planification pour la mise en oeuvre du plan de paix
Vance-Owen pour la Bosnie-Herzégovine est aujourd'hui abandonné,
mais il a constitué une expérience utile tant pour l'OTAN
que pour les Nations unies. L'ONU déclara clairement dès
l'abord que cette opération, qui aurait exigé quelque 70.000
à 85.000 soldats, se situait au-delà de ses capacités
de planification et de mise en oeuvre. Dans ce processus de planification,
les deux organisations eurent l'occasion de se familiariser avec leurs
formes de fonctionnement respectives, et l'on espère qu'elles collaboreront
étroitement si un nouvel accord de paix devait intervenir en Bosnie
au cours du dernier trimestre.
Il est évident que le commandement et le contrôle posent
des problèmes lorsque deux organisations possédant leurs
propres mécanismes de prise de décisions politiques et militaires
doivent coopérer. Il ne fait aucun doute que le Conseil de sécurité
constitue l'ultime autorité légale et - politique lorsqu'il
s'agit de décider d'une opération des Nations unies. Le
Conseil utilise cette autorité avec circonspection et insiste généralement
pour conserver le contrôle des opérations de maintien de
la paix et de la sécurité internationales qu'il a mandatées.
Dans la plupart des cas, il confie au Secrétaire général
la responsabilité de veiller à ce que ses résolutions
soient fidèlement mises en oeuvre.
Mais, il a aussi, dans certains cas, adopté des résolutions
autorisant des Etats membres ou des organisations régionales à
mener des actions en rapport avec la paix et la sécurité
internationales, comme dans le cas de l'opération Tempête
du Désert ou encore de l'UNITAF menée en Somalie. Il est
concevable que, dans le cas de la Bosnie, le Conseil demande au Secrétaire
général d'exercer cette responsabilité en fournissant
des lignes de conduite politiques et stratégiques générales
par le biais de son représentant spécial, tout en laissant
les décisions tactiques et opérationnelles aux soins d'un
commandant de théâtre susceptible de recourir aux structures
de commandement et aux compétences de l'OTAN pour diriger une force
qui, pour l'essentiel, serait composée de troupes de l'Alliance.
Comme on peut le comprendre, il est essentiel pour l'OTAN de déterminer
à quel niveau de sa propre hiérarchie politique et militaire
le commandement et le contrôle doivent relever du Conseil de sécurité
par le biais du Secrétaire général des Nations unies.
Les Etats membres de l'OTAN ont manifestement intérêt à
conserver autant que possible le contrôle de leurs troupes. Cet
intérêt ne devrait pas être difficile à concilier
avec le souci des Nations unies de garder en main les rênes d'une
opération mandatée par le Conseil de sécurité.
Cette question institutionnelle devra encore être débattue
et précisée, mais il existe déjà de nombreuses
perspectives de coopération à plus petite échelle.
La plupart des pays membres de l'OTAN sont parmi les plus avancés
au monde du point de vue technologique, et de nombreuses techniques sophistiquées
mises au point par l'OTAN pourraient être utilement mises en uvre
dans des opérations de maintien de la paix. Des moyens techniques
de surveillance, allant des simples avions téléguidés
aux technologies de télédétection par satellite,
pourraient contribuer à améliorer le rapport coût-efficacité
de certaines tâches de routine liées au maintien de la paix,
telles que l'observation et la surveillance, tout en réduisant
le nombre de Casques bleus exposés à un environnement dangereux
sur le terrain. Les Etats membres de l'OTAN disposent en outre de moyens
logistiques et de transport aérien qui aideraient grandement à
réduire les délais de réaction entre l'attribution
d'un mandat par le Conseil de sécurité et le déploiement
effectif des forces de maintien de la paix sur le terrain. Quant à
l'apport d'un appui aérien rapproché aux troupes de l'ONU
en danger, il reste d'une valeur incalculable.
Comme pour le concept de maintien de la paix proprement dit, la coopération
entre les organisations chargées de l'exécution du mandat
devra être développée au cas par cas. Aucun conflit
susceptible d'impliquer des forces de maintien de la paix internationales
n'est pareil à un autre. Les Nations unies ont une responsabilité
globale liée à la paix et à la sécurité,
tandis que la zone d'opérations de l'OTAN est, par définition,
limitée à l'Europe. Il appartiendra dès lors aux
membres de l'OTAN de déterminer dans chaque cas s'ils souhaitent
contribuer individuellement ou collectivement au règlement d'un
conflit déterminé. Il convient toutefois de toujours garder
à l'esprit que l'objectif politique global reste de résoudre
les différends par des voies pacifiques.
(1) Le chapitre VII concerne 1"'Action en cas
de menace contre la paix, de rupture de la paix et d'acte d'agression".
(2) Règlement pacifique de différends.
(3) Pour le texte des communiqué de ces sessions
ministérielles, voir Revue de l'OTAN, No. 6, décembre 1992,
P. 28-31 et No. 3, juin 1993, p. 31-33.
(4) Pour une analyse plus détaillée de
la contribution de l'OTAN aux forces de l'ONU dans l'ex-Yougoslavie, voir
l'article de John Kriendler, "L'évolution du rôle de
l'OTAN -les opportunités et les contraintes liées au maintien
de la paix", Revue de l'OTAN, No. 3, juin 1993, p. 16-22.
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