Revue de l'OTAN
Mise à jour: 08-Sep-2002 Revue de l'OTAN

Edition Web
Vol. 41- No. 3
Juin 1993
p. 3-6

La Pologne dans la perspective européenne

Hanna Suchoka
Premier ministre de Li République de Pologne

Konrad Adenauer déclara un jour: "Seule la prise de conscience que la liberté de l'Europe est indivisible conférera au concept de l'Europe l'impulsion nécessaire." De nombreuses années se sont écoulées depuis ce discours, et il apparaît que nous sommes à présent sur le point de parvenir à une Europe libre et sans divisions. Mais aujourd'hui, l'Europe a besoin d'une impulsion, d'une force et d'une motivation nouvelles pour pouvoir profiter au mieux des opportunités nées après la chute du communisme. La conviction qu'une Europe forte, stable et prospère est impossible sans véritable unification de notre continent peut nous donner cette motivation indispensable .

Ces dernières années, depuis la fin de la guerre froide et l'effondrement du socialisme "pur et dur" en Europe centrale et orientale, les contours d'une Europe stable et sûre se sont précisés et semblent plus que jamais à notre portée. La confrontation globale entre l'Est et l'Ouest appartient au passé. Les liens de coopération et de partenariat entre les différents pays de notre continent sont en voie de restauration et d'expansion, mais la situation et les réalités nouvelles sont autant de nouveaux défis qu'il faut relever. Ces défis sont d'une nature différente de ceux d'il y a dix ou vingt ans. Paradoxalement, l'effondrement du totalitarisme a réveillé de nombreux engrenages et problèmes qui semblaient apparemment réglés.

En dépit des mesures adoptées par la communauté internationale, dont la CSCE et les Nations unies, de cruels affrontements se poursuivent dans l'ex-Yougoslavie. Le conflit en Moldova attend toujours une solution, tandis qu'une myriade de difficultés assaille tout le territoire de la Communauté des Etats indépendants. Dans différentes parties d^Europe, et pas seulement dans sa région centrale et orientale, le nationalisme, la xénophobie et l'intolérance ont refait surface et constituent une menace réelle pour les droits de l'homme et la stabilité politique.

Il existe cependant des éléments manifestement positifs en l'état actuel de la sécurité européenne: l'homogénéité politique croissante de l'Europe, le développement du processus de la CSCE, les tendances en faveur de la coopération au sein des structures et organisations européennes et transatlantiques et le nouvel ordre militaire qui émerge parmi les pays de la CSCE. Cette nouvelle configuration politique et militaire est unique, tant au regard de l'histoire de l'Europe que dans celui du monde en général. Une chance nous est offerte, et la Pologne est décidée à la saisir, dans notre intérêt commun.

L'Alliance de l'Atlantique Nord constitue l'élément le plus important du nouveau système de sécurité européen. Elle est un pilier de sécurité et de stabilité en Europe, et continue à jouer ce rôle important, qu'elle doit à ses caractéristiques spécifiques:

  • son système de défense intégré,
  • le partenariat transatlantique entre l'Europe et l'Amérique du Nord,
  • sa réelle puissance militaire et une aptitude à s'ajuster aux nouvelles réalités internationales.

Le gouvernement polonais est convaincu que l'Europe et l'Amérique du Nord doivent être considérées comme une seule et même zone de sécurité. En conséquence, nous pensons que la présence des Etats-Unis en Europe et les engagements de ce pays envers notre continent font partie des prémisses essentielles de la sécurité et de la stabilité européennes. La sécurité européenne devrait reposer sur les structures existantes qui ont été élaborées et adaptées avec pragmatisme en fonction de l'évolutiondu contexte. A chacune de ces structures correspondent des possibilités et un champ d'action qui leur sont propres. Nous voulons les rendre plus complémentaires, davantage orientées vers la coopération, et nous constatons qu'il ne s'agit pas là d'un point de vue exclusivement polonais.

La politique de sécurité de la Pologne est indissociable des questions de sécurité européennes et transatlantiques, ainsi que de la tournure que prennent les événements dans notre région. L'Europe a changé de manière saisissante au cours des quatre dernières années, et il n'est pas de meilleur point de référence que la Pologne pour constater à quel point les changements sont profonds. La Pologne constitue probablement le seul pays au monde entouré de voisins qui ont tous connu des bouleversements profonds. Entretenir des relations de bon voisinage avec tous ces pays est l'une des principales priorités de la politique étrangère polonaise.

En outre, les troupes russes quittent la Pologne, comme convenu, et ce processus s'est accéléré récemment. Cette opération pourrait donc être effectuée plus rapidement que prévu et s'achever pour la fin 1993.

L'intégration dans la Communauté européenne

Pour le gouvernement polonais le seul critère qui détermine sa politique est de servir au mieux les intérêts de la Pologne. Nous entrons actuellement dans une autre phase de nos réformes: assurer la croissance économique au cours de la présente décennie, renforcer notre démocratie et parvenir à une intégration plus étroite au sein de l'Europe, en obtenant notamment l'accession à part entière de la Pologne à la Communauté européenne. Nous vou-
lons que la Pologne soit un pays démocratique, stable, sûr et prospère, respectant pleinement les valeurs qui sont l'essence même du Traité de Rome. C'est dans cette perspective que notre accession à la CE doit être perçue.

L'intégration de l'Europe centrale et orientale dans la Communauté européenne signifie bien plus qu'un simple élargissement de la CE à quelques nouveaux membres.

L'effondrement du communisme et la suppression du Rideau de fer comptent parmi les événements les plus importants de ce siècle, aux conséquences incalculables. Nous vivons désormais dans une Europe nouvelle. A mon avis, la tâche qui nous attend est bien plus difficile qu'il n'y paraît, malgré les incomparables possibilités ainsi offertes. Notre tâche consiste à créer une nouvelle Europe unifiée, digne des idéaux exaltants de Schuman, de Monnet et d'Adenauer. Nous pouvons placer nos espoirs dans la perspective d'une expansion économique s'étendant à l'Europe entière et dans l'avènement d'un marché européen commun permettant la libre circulation des personnes, des biens et des services. Les accords signés avec la CE et l'AELE ne sont pas seulement importants pour l'Europe centrale et orientale, mais revêtent également une signification majeure pour l'Europe dans son ensemble. Ils ne représentent toutefois que le début d'un processus qui permettra la suppression des divisions tangibles qui existent sur notre continent.

Nous savions dès le départ que l'intégration à la CE constituerait un processus relativement long. La CE, l'AELE et les nouvelles démocraties européennes ont exactement le même objectif à long terme: un continent démocratique, stable et économiquement fort. Les problèmes surgissent lorsque l'on aborde les moyens de parvenir à cet objectif, car nos buts respectifs semblent parfois en contradiction.

D'abord, tous les anciens pays communistes ont été obligés dans un premier temps de démanteler les mécanismes centralisés de contrôle économique. La création de nouvelles institutions reposant sur des bases économiques saines exigera plusieurs années encore. Parallèlement, nos producteurs sont confrontés à une bureaucratie extrêmement développée, sinon tentaculaire, de la CE et à différents types de mécanismes de protection des marchés fort éloignés du libre-échange, sans parler des accusations de dumping réel ou suspecté.

Ensuite, la CE souffre d'une détérioration des conditions économiques. Fort malheureuse en soi, cette situation pourrait également avoir un sérieux impact sur l'accès de nos produits aux marchés de la Communauté. Dans tous les pays ex-communistes, les économies ont connu une contraction sévère car nous avons été obligés d'arrêter la production de biens qui étaient en contradiction avec toutes les règles de l'économie et du bon sens. Aussi, à l'heure actuelle, notre balance commerciale avec la CE est-elle déficitaire. Il y a donc manifestement des conflits d'intérêts.

Enfin, la CE possède une politique agricole commune au coût tellement astronomique qu'aucun pays d'Europe centrale ne parviendra jamais à introduire ce mécanisme chez lui, car nos ressources financières sont modestes et nos éleveurs et agriculteurs, nombreux. Or, la restructuration de notre agriculture exige un large accès aux marchés de la CE... et nous voici à nouveau en présence d'intérêts fortement contradictoires.

On pourrait ajouter que la CE est très sensible à la préservation de ses acquis sociaux, ce qui fait obstacle à l'afflux des personnes venant des anciens pays communistes et s'avère très coûteux. Je perçois en outre un dilemne pour la Communauté entre son souci d'efficacité et ses perspectives d'élargissement.

Les problèmes, les questions et les réserves qui semblent se multiplier ne doivent toutefois pas nous priver de l'opportunité qui s'offre à nous d'entreprendre une réflexion stratégique. Notre avenir réside dans une Europe commune, qui - grâce à ses politiques et structures intégrées - sera mieux à même de répondre aux dilemnes d'un monde en mutation et de profiter pleinement de toutes les opportunités qu'offrent ces changements.

La Pologne ne recherche pas une adhésion immédiate à la CE et n'espère pas davantage un régime de faveur. Nous voulons cependant être traités comme un partenaire à part entière et un futur Etat membre. Tout ce qui sera fait dès maintenant ne devra plus l'être après notre adhésion.

Nous considérons que la sécurité et la stabilité européennes devraient également être renforcées par des initiatives régionales. La coopération entre la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie et la Hongrie demeure, à nos yeux, l'initiative régionale la plus importante. Les progrès qu'ont accomplis la Pologne et d'autres pays d'Europe centrale et orientale dans le développement d'une économie de marché et l'établissement d'un ordre démocratique offrent une base à partir de laquelle éliminer les vestiges de l'ancien système préjudiciables aux relations économiques internationales.

Les barrières qui existaient entre les pays de la région sont progressivement abaissées, comme le démontre l'établissement de la première zone de libre-échange dans cette partie de l'Europe -l'AECLA - par les signataires de l'accord de Visegrad. Nous sommes tous conscients qu'en dépit des difficultés, la coopération entre nos pays ne doit pas seulement s'accentuer dans les domaines politique et économique, mais également en matière de sécurité.

Les relations avec l'OTAN

Au début de l'édification de sa démocratie et de son économie de marché, la Pologne a déclaré qu'elle s'identifiait aux objectifs politiques de l'OTAN. Notre pays juge intéressant que l'OTAN s'implique dans la sécurité et la stabilité de l'Europe centrale et traite notre région comme une zone de sécurité commune.

Nous apprécions grandement l'évolution de la position de l'Alliance à l'égard des besoins et des problèmes des nouvelles démocraties. Cet élément est extrêmement important pour nous. De notre point de vue, la création du Conseil de coopération nord-atlantique (CCNA) revêt une valeur particulière. Mais le gouvernement polonais souhaite également que le CCNA devienne un forum au sein duquel les pays d'Europe centrale et orientale puissent prendre part au débat sur l'avenir de l'OTAN et de la sécurité de notre continent.

Parallèlement au développement de nos relations avec l'OTAN, nous attachons une grande importance à la coopération avec le CCNA. Nous apprécions les possibilités de dialogue concret et de coopération pratique offertes par cette enceinte, qui pourrait également s'avérer précieuse pour les nouveaux pays situés sur le territoire de l'ex-Union soviétique.

Nous aimerions que cette discussion aboutisse à une sécurité accrue pour la Pologne. Même si la situation du pays est actuellement sûre dans les relations intérieures et extérieures, mon gouvernement vise une sécurité plus grande pour la Pologne comme pour les autres pays d'Europe. Nous espérons dès lors qu'avec le temps, l'OTAN prendra envers la République tchèque, la Slovaquie, la Hongrie et la Pologne des engagements supplémentaires et de plus en plus significatifs qui aboutiront finalement à l'intégration de ces différents pays dans le système de sécurité atlantique.

J'aimerais également souligner l'importance des liens bilatéraux qui unissent la Pologne à l'Alliance atlantique. Au fil des contacts et des années, nous sommes parvenus à un bon niveau de partenariat et de coopération, ainsi qu'à un large dialogue dans différents domaines politiques, scientifiques et économiques.

De bonnes relations de travail se sont également développées entre le Parlement polonais et l'Assemblée de l'Atlantique Nord. Ces différents liens s'avèrent extrêmement bénéfiques lorsque l'on considère les préoccupations de la Pologne en matière de sécurité et notre volonté de mettre tout en œuvre pour qu'un nouvel ordre de paix durable s'installe en Europe.

Nous percevons nos relations avec l'OTAN comme un processus dynamique. Je suis convaincue qu'il n'y a aucune raison de croire que l'état actuel de nos contacts est définitivement figé. Nous souhaitons également introduire de nouveaux éléments et découvrir de nouvelles possibilités en vue de développer ce processus sans perdre de vue notre objectif stratégique: être membre à part entière de l'Alliance de l'Atlantique Nord.

Aujourd'hui, la stabilité de l'isolationnisme a disparu, mais non l'isolationnisme lui-même. La vision hardie de Schuman et de Monnet ne s'enrichit d'aucune offre tout aussi exaltante pour les nouvelles démocraties d'Europe centrale et orientale. La réponse mitigée de la CE à nos aspirations et à nos besoins le prouve.

L'absence de vision axée sur un nouvel ordre européen constitue une barrière au développement de l'Europe autant qu'une source de danger puisque, pour la première fois dans l'histoire de notre continent, tant de pays souscrivent aux idéaux de liberté et de démocratie. Ces changements et ces dangers sont communs à tous les Européens; aussi ne pourrons-nous profiter au mieux des opportunités qui s'offrent à nous qu'en agissant et en planifiant de concert. Divisés, nous ne résoudrons jamais les problèmes. Il est dangereusement naïf de croire que l'Europe occidentale peut s'isoler par un cordon sanitaire des problèmes qui ont surgi depuis la chute du communisme.

Plus tôt disparaîtra ce nouvel isolationnisme post-guerre froide, mieux cela sera pour chacun d'entre nous, pour l'Europe et pour le monde. L'ampleur des défis auxquels nous sommes confrontés exige une action commune. Les événements contraignent les pays de l'Europe occidentale, centrale et orientale à rechercher une action intégrée avant de passer à l'intégration formelle des structures politiques et économiques.

Les politiciens redoutent souvent les époques nouvelles, car elles exigent courage et clairvoyance. Si nous ne voulons pas que disparaisse l'euphorie née de la chute du communisme, il nous faut aller de l'avant. Les peuples souhaitent en majorité une Europe aux barrières moins nombreuses - nous ne pouvons nous permettre de perdre courage face à nos craintes ou à l'indifférence.

Il faut comprendre que toutes les nations démocratiques ont intérêt à voir triompher la liberté, la stabilité et la prospérité dans des pays qui, pendant de si nombreuses années, ont vécu l'expérience du communisme.