Edition Web
Vol. 40- No. 5
Octobre 1992
p. 8-12
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Le
Conseil de l'Europe
dans la nouvelle architecture européenne
Catherine Lalumière,
Secrétaire général du
Le effondrement des régimes communistes, la désagrégation
de l'Union soviétique, la réunification allemande sont les
signes d'une formidable mutation de l'Europe. Chacun voit bien que ces
changements ne sont pas sans danger. Les tensions multiples qui s'exacerbent
de toutes parts, les menaces de dislocation dans plusieurs pays, l'horrible
drame yougoslave nous en fournissent des exemples terriblement inquiétants.
Ce qui paraît aujourd'hui le plus paradoxal dans ces changements
qui transforment profondément l'Europe, c'est une tendance, dans
la partie orientale du continent, à la désintégration
des ensembles plurinationaux et au même moment, dans la partie occidentale,
une tendance inverse à une coopération plurinationale accrue
et même à une véritable intégration telle que
le prévoit l'évolution de la Communauté européenne
vers l'Union européenne.
Ces deux mouvements symétriquement opposés sont héritiers
de l'histoire. Pour simplifier, on peut dire que cinquante ans de stabilité
et de démocratie ont permis d'envisager, à l'Ouest, de dépasser
le seul modèle national. Alors qu'à l'Est, cinquante ans
de dictature, balayée en opinions publiques vers des replis identitaires
et nationaux.
Il est, cependant, aisé d'observer au travers des différents
débats sur la ratification du Traité de Maastricht que les
mouvements de replis identitaires n'épargnent pas non plus les
pays de la Communauté européenne même s'ils n'atteignent
pas, de ce côté-ci du continent, le degré que l'on
observe sur les brisées de l'ex-empire soviétique.
Dans cette tendance au repli, s'il ne s'agit que d'un choix de société,
s'inscrivant dans une perspective de paix et de stabilité, il nous
faut respecter ces choix, surtout si les peuples l'ont voulu en toute
conscience. A l'inverse, si une conception ethnique et violente du fait
national devait l'emporter, nous aurions lieu de nous en inquiéter
et de la combattre, car elle ne pourrait porter en germe que le malheur
de tout le continent - et l'Ouest ne serait évidemment pas épargné.
Un modèle souple
S'il n'existe sans doute pas, en Europe aujourd'hui, de société-modèle,
de pays ou groupe de pays qui constituerait, à tous égards,
une référence absolue, il n'est pas douteux, en revanche,
que s'est progressivement constitué une sorte de "modèle"
européen d'organisation des sociétés. Assurément
imparfait, il inspire cependant l'essentiel des desseins politiques, à
l'Ouest, au Centre et, de façon plus confuse, à l'Est du
continent.
Ce modèle n'est pas un moule où chaque nation viendrait
chercher les formes intangibles de son organisation. Mais autour d'un
noyau dur de valeurs humanistes, il reste souple, perfectible, ouvert
à de nouveaux apports, adaptable aux particularités nationales.
Ce "modèle" est celui d'une démocratie parlementaire,
respectueuse des droits de l'homme, soumise à la primauté
du Droit, encadrant une société civile active. Ce modèle
s'appuie sur une économie de marché, largement ouverte sur
l'extérieur et, faut-il le préciser, tempérée
par des correctifs de justice sociale. Le modèle de société
esquissé ici est une ambition et un défi permanents pour
tous nos Etats, en particulier pour les Etats "en transition"
démocratique.
Naturellement, pour ces Etats, il ne suffira pas d'édicter ou de
changer les règles. Il faut encore développer et entretenir
des cultures politiques et juridiques adaptées. Les sociétés
civiles ont, en ce domaine, des responsabilités qu'elles devront
assumer: au niveau des pouvoirs publics eux-mêmes, à celui
des relais organiques de la société, syndicats, associations
et mouvements civiques notamment, à celui, enfin, des citoyens,
qui doivent admettre que la liberté leur impose des devoirs.
L'importance de ce "modèle" européen d'organisation
des sociétés pour la stabilité et la paix a été
compris depuis longtemps, et notamment par ceux qui avaient vécu
la Deuxième guerre mondiale. Dès 1948, au Congrès
de La Haye, ils jetaient les bases de la future construction européenne
et, dès 1949, ils créaient le Conseil de l'Europe qui présente
l'originalité d'être, non seulement la première organisation
de coopération européenne, mais d'être une organisation
très clairement construite sur le respect des valeurs fondamentales
du "modèle", à savoir la démocratie pluraliste,
le respect des Droits de l'Homme et de l'Etat de Droit (1).
Les tentations d'exclusion
Une des tâches les plus difficiles en ce domaine, dans tous nos
pays, est de lutter en permanence contre les tentations d'exclusion, qu'elle
soit politique, sociale ou culturelle, qu'elle soit le fait des institutions
elles-mêmes ou des majorités plus ou moins silencieuses.
S ' agissant d'exclusion pour motif politique, un premier garde-fou peut
s'exprimer de la manière suivante: en démocratie, chacun
est présumé partager la règle du jeu démocratique
jusqu'à preuve du contraire. Ceci a pour conséquence qu'un
individu ne devrait être privé de certains droits politiques
ou civils que sur la base d'une loi -généralement de caractère
pénal - au terme d'une procédure offrant toutes garanties
d'impartialité et d'équité.
On conçoit qu'en période de transition ou en période
"révolutionnaire", ces principes ne s'imposent pas aisément.
Cependant, ils ne protègent pas seulement l'individu contre une
exclusion sommaire, ils garantissent aussi la cohésion sociale
de demain.
Une autre forme d'exclusion guette, assez largement à travers l'Europe,
les membres de groupes minoritaires. Notre "modèle" garantit
à ces personnes l'égalité des droits civils, économiques
et sociaux. Au-delà, il est sans doute difficile d'édicter
des règles rigides, compte tenu des particularités de chaque
situation. Il convient de trouver un équilibre entre le souhait
légitime des membres du groupe de sauvegarder leur identité,
notamment linguistique et culturelle, et les exigences de fonctionnement
et de cohésion de la collectivité nationale à laquelle
ils appartiennent par ailleurs. S'agissant de l'usage et de l'enseignement
des langues régionales et minoritaires, le Conseil de l'Europe
vient d'adopter un instrument international fournissant des lignes de
conduite très utiles, tirées de la confrontation d'une multitude
d'expériences.
Au passage, je ne puis omettre un troisième type d'exclusion, dont
la base est cependant plus économique que culturelle ou politique:
celle qui résulte de la pauvreté et qui sévit, à
des degrés divers, dans toutes nos sociétés. C'est
un des aspects sur lesquels notre "modèle" présente
le plus de défauts et sur lesquels, au-delà des redoutables
difficultés que connaîtront encore pendant plusieurs années
les économies du Centre et de l'Est, une réflexion en commun
est particulièrement urgente.
Ces dangers d'exclusion devront être maîtrisés et l'intégration
européenne peut y contribuer de façon significative.
Quelle construction européenne?
Mais, autour de ce modèle quel type de construction européenne
souhaitons-nous? La fin de la division de l'Europe offre une nouvelle
dimension à la construction européenne, c'est-à-dire
à la constitution d'un espace de confiance, de coopération
et, progressivement, de solidarité.
Tout le sens de la construction européenne à l'Ouest, depuis
la fin de la Deuxième guerre mondiale, a été, non
d'oublier une histoire douloureuse d'affrontements, mais de la dépasser
pour bâtir l'avenir. Le rapprochement entre les peuples d'Europe
n'offre de perspective durable, ne contribue au maintien de la paix, que
si cette construction s ' édifie sur un socle de valeurs humanistes
dont les Etats européens garantissent collectivement le respect.
De cette conviction sont nés, en 1949, le Conseil de l'Europe et
en 1950 sa Convention européenne des droits de l'homme, premier
texte à soumettre le respect de ces droits fondamentaux à
un contrôle international, à l'initiative d'individus ou
d'autres Etats. Au début des années 50, on admettait déjà
que la démocratie et les droits de l'homme sont, avec la multiplication
des contacts, des dimensions essentielles de la sécurité.
Ces conceptions allaient être reprises 25 ans plus tard, avec la
signature de l'Acte final de la CSCE à Helsinki, sans pouvoir déboucher,
toutefois, sur des mécanismes de garantie collective aussi ambitieux.
On s'est attaché, par ailleurs, à insérer les Etats
dans un maillage serré d'institutions internationales, dans le
cadre desquelles ils ont pris l'habitude de coopérer, selon des
géométries variables, dans un grand nombre de domaines:
le droit, le fonctionnement de la démocratie, la culture, etc...
(Conseil de l'Europe), la sécurité militaire (OTAN, UEO),
l'économie (CEE, AELE, OCDE), l'espace (ASE)...
S'agissant en particulier de la Communauté européenne, on
sait le poids économique, mais aussi politique, qu'elle représente
désormais. Elle a un pouvoir d'attraction considérable et
peut contribuer de façon déterminante à la stabilité
du continent.
Le résultat de ces différentes initiatives est un espace
européen extraordinairement ouvert, pacifique et, somme toute,
prospère.
Vers la grande Europe
L'entreprise, commencée à l'Ouest, peut aujourd'hui être
élargie à d'autres Etats, à l'Est de l'Europe, de
façon nécessairement différenciée, dès
lors qu'il y a entente sur l'essentiel. La première organisation
européenne qui puisse accueillir les Etats du Centre et de l'Est
de l'Europe est le Conseil de l'Europe. Les adhésions de la Hongrie,
de la Tchécoslovaquie, de la Pologne et de la Bulgarie en sont
les premiers exemples. Elles ont agrandi l'Europe du quotidien, celle
dans laquelle on échange et coopère aujourd'hui, à
égalité de droits et d'obligations. Avecelles, s'ouvre laperspective
d'une Grande Europe qui aurait rejeté hors d'elle toute ligne de
fracture.
A l'évidence, toutefois, une telle Europe ne peut être décidée
par décret et il faut s'interroger encore sur le rythme et l'ampleur
souhaitables des divers élargissements à venir.
Le rythme: il ne doit être ni trop rapide, pour ne pas abaisser
les standards ni ébranler les mécanismes de coopération,
ni trop lent, afin de ne pas compromettre un tropisme prometteur vers
l'Europe et isoler des Etats qui ont besoin de dialogue et d'entraide.
L'ampleur: c'est le thème des "frontières de l'Europe".
Celles-ci ne résultent, à mon sens, ni de la géographie,
ni de la culture, encore moins de la religion, prises isolément,
mais plutôt d'une volonté politique, celle d'appartenir à
l'Europe, dans la mesure où elle ne peut être démentie
formellement par l'un ou l'autre des deux premiers facteurs.
Ce débat n'exclut pas que des formes de contact et de coopération
aient lieu, d'ores et déjà, au-delà du cercle des
Etats membres du Conseil de l'Europe, y compris avec certaines républiques
de la CEI. Les plus fécondes sont la participation de parlementaires
aux travaux de notre Assemblée parlementaire en tant qu'invités
spéciaux, les dialogues entre notre Comité des ministres
et des ministres d'Etats non membres, l'envoi de missions d'experts, la
participation à certains travaux dans les domaines juridiques et
culturels. Ces contacts complètent ceux établis autour de
quelques grands dossiers dans le cadre de la CSCE.
Mais les contacts politiques et techniques ainsi que l'entrée dans
les structures institutionnelles de l'Europe ne sont pas tout. Il est
souhaitable qu'ils soient renforcés par des coopérations
de proximité, développant la confiance et les échanges
entre pays voisins ayant des intérêts communs. Il est essentiel,
au surplus, que se développe une imbrication progressive et contrôlée
des économies. Cela passe notamment par l'ouverture des marchés
occidentaux, les transferts de ressources nécessaires pour financer
les infrastructures et pour soutenir les initiatives locales, les investissements
étrangers. Les Accords d'association avec la Communauté
européenne, les prêts de la Banque européenne pour
la reconstruction et le développement (BERD) y contribueront.
Ces prêts et ces investissements ne seront réalisés
que si, comme en Europe centrale, des garanties minimales de stabilité,
politique et juridique, existent. Au reste, de nombreux prêts peuvent
être conditionnés par la constatation d'une telle stabilité.
A son tour, l'amélioration de la situation économique confortera
les progrès de la démocratie.
Nous ne sommes qu' au début d'un processus qui devrait profondément
changer le sens de la construction européenne. Ce continent, symbole
mondial de l'affrontement et de la division peut devenir, de proche en
proche, une zone de sécurité et de coopération au
quotidien, dans laquelle, à long terme, s'atténueront les
disparités de développement. Mais les obstacles à
franchir sont nombreux avant que l'objectif puisse être atteint...
La mission du Conseil de l'Europe est de veiller à ce que ce processus
s'effectue sur les bases humanistes sans lesquelles toute construction
serait éphémère. Il doit être, comme l'a dit
le président Vaclav Havel, "le centre politique, législatif
et idéologique" de la future Europe.
Pour l'avenir une question se pose: toutes ces organisations de coopération
européenne qui existent déjà, ne devront-elles pas,
un jour, fusionner dans un ensemble qui pourrait prendre la forme d'une
vaste institution européenne, de l'Atlantique à l'Oural,
de l'Arctique à la Méditerranée. L'idée en
a été lancée.
Cette perspective est mobilisatrice. Mais, dans le court terme, c'est
à l'utilisation des institutions qui fonctionnent déjà
que nous devons consacrer l'essentiel de nos forces; le temps presse pour
régler les innombrables problèmes qui se posent. D'ores
et déjà, on peut dire que le Conseil de l'Europe, pour reprendre
une expression du président François Mitterrand, peut être
"l'un des creusets, voire le creuset" d'une future confédération
européenne. C'est à cela que nous nous employons.
(1) Le Conseil de l'Europe regroupe aujourd'hui 27
pays: les Douze de la Communauté plus: l'Autriche, la Bulgarie,
Chypre, la Finlande, la Hongrie, l'Islande, le Liechtenstein, Malte, la
Norvège, la Pologne, Saint-Marin, la Suède, la Suisse, la
République fédérative tchèque et slovaque,
la Turquie.
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