Revue de l'OTAN
Mise à jour: 30-Sep-2002 Revue de l'OTAN

Edition Web
Vol. 40- No. 5
Octobre 1992
p. 8-12

Le Conseil de l'Europe
dans la nouvelle architecture européenne

Catherine Lalumière,
Secrétaire général du

Le effondrement des régimes communistes, la désagrégation de l'Union soviétique, la réunification allemande sont les signes d'une formidable mutation de l'Europe. Chacun voit bien que ces changements ne sont pas sans danger. Les tensions multiples qui s'exacerbent de toutes parts, les menaces de dislocation dans plusieurs pays, l'horrible drame yougoslave nous en fournissent des exemples terriblement inquiétants.

Ce qui paraît aujourd'hui le plus paradoxal dans ces changements qui transforment profondément l'Europe, c'est une tendance, dans la partie orientale du continent, à la désintégration des ensembles plurinationaux et au même moment, dans la partie occidentale, une tendance inverse à une coopération plurinationale accrue et même à une véritable intégration telle que le prévoit l'évolution de la Communauté européenne vers l'Union européenne.

Ces deux mouvements symétriquement opposés sont héritiers de l'histoire. Pour simplifier, on peut dire que cinquante ans de stabilité et de démocratie ont permis d'envisager, à l'Ouest, de dépasser le seul modèle national. Alors qu'à l'Est, cinquante ans de dictature, balayée en opinions publiques vers des replis identitaires et nationaux.

Il est, cependant, aisé d'observer au travers des différents débats sur la ratification du Traité de Maastricht que les mouvements de replis identitaires n'épargnent pas non plus les pays de la Communauté européenne même s'ils n'atteignent pas, de ce côté-ci du continent, le degré que l'on observe sur les brisées de l'ex-empire soviétique.

Dans cette tendance au repli, s'il ne s'agit que d'un choix de société, s'inscrivant dans une perspective de paix et de stabilité, il nous faut respecter ces choix, surtout si les peuples l'ont voulu en toute conscience. A l'inverse, si une conception ethnique et violente du fait national devait l'emporter, nous aurions lieu de nous en inquiéter et de la combattre, car elle ne pourrait porter en germe que le malheur de tout le continent - et l'Ouest ne serait évidemment pas épargné.

Un modèle souple

S'il n'existe sans doute pas, en Europe aujourd'hui, de société-modèle, de pays ou groupe de pays qui constituerait, à tous égards, une référence absolue, il n'est pas douteux, en revanche, que s'est progressivement constitué une sorte de "modèle" européen d'organisation des sociétés. Assurément imparfait, il inspire cependant l'essentiel des desseins politiques, à l'Ouest, au Centre et, de façon plus confuse, à l'Est du continent.
Ce modèle n'est pas un moule où chaque nation viendrait chercher les formes intangibles de son organisation. Mais autour d'un noyau dur de valeurs humanistes, il reste souple, perfectible, ouvert à de nouveaux apports, adaptable aux particularités nationales.

Ce "modèle" est celui d'une démocratie parlementaire, respectueuse des droits de l'homme, soumise à la primauté du Droit, encadrant une société civile active. Ce modèle s'appuie sur une économie de marché, largement ouverte sur l'extérieur et, faut-il le préciser, tempérée par des correctifs de justice sociale. Le modèle de société esquissé ici est une ambition et un défi permanents pour tous nos Etats, en particulier pour les Etats "en transition" démocratique.

Naturellement, pour ces Etats, il ne suffira pas d'édicter ou de changer les règles. Il faut encore développer et entretenir des cultures politiques et juridiques adaptées. Les sociétés civiles ont, en ce domaine, des responsabilités qu'elles devront assumer: au niveau des pouvoirs publics eux-mêmes, à celui des relais organiques de la société, syndicats, associations et mouvements civiques notamment, à celui, enfin, des citoyens, qui doivent admettre que la liberté leur impose des devoirs.

L'importance de ce "modèle" européen d'organisation des sociétés pour la stabilité et la paix a été compris depuis longtemps, et notamment par ceux qui avaient vécu la Deuxième guerre mondiale. Dès 1948, au Congrès de La Haye, ils jetaient les bases de la future construction européenne et, dès 1949, ils créaient le Conseil de l'Europe qui présente l'originalité d'être, non seulement la première organisation de coopération européenne, mais d'être une organisation très clairement construite sur le respect des valeurs fondamentales du "modèle", à savoir la démocratie pluraliste, le respect des Droits de l'Homme et de l'Etat de Droit (1).

Les tentations d'exclusion

Une des tâches les plus difficiles en ce domaine, dans tous nos pays, est de lutter en permanence contre les tentations d'exclusion, qu'elle soit politique, sociale ou culturelle, qu'elle soit le fait des institutions elles-mêmes ou des majorités plus ou moins silencieuses. S ' agissant d'exclusion pour motif politique, un premier garde-fou peut s'exprimer de la manière suivante: en démocratie, chacun est présumé partager la règle du jeu démocratique jusqu'à preuve du contraire. Ceci a pour conséquence qu'un individu ne devrait être privé de certains droits politiques ou civils que sur la base d'une loi -généralement de caractère pénal - au terme d'une procédure offrant toutes garanties d'impartialité et d'équité.

On conçoit qu'en période de transition ou en période "révolutionnaire", ces principes ne s'imposent pas aisément. Cependant, ils ne protègent pas seulement l'individu contre une exclusion sommaire, ils garantissent aussi la cohésion sociale de demain.

Une autre forme d'exclusion guette, assez largement à travers l'Europe, les membres de groupes minoritaires. Notre "modèle" garantit à ces personnes l'égalité des droits civils, économiques et sociaux. Au-delà, il est sans doute difficile d'édicter des règles rigides, compte tenu des particularités de chaque situation. Il convient de trouver un équilibre entre le souhait légitime des membres du groupe de sauvegarder leur identité, notamment linguistique et culturelle, et les exigences de fonctionnement et de cohésion de la collectivité nationale à laquelle ils appartiennent par ailleurs. S'agissant de l'usage et de l'enseignement des langues régionales et minoritaires, le Conseil de l'Europe vient d'adopter un instrument international fournissant des lignes de conduite très utiles, tirées de la confrontation d'une multitude d'expériences.

Au passage, je ne puis omettre un troisième type d'exclusion, dont la base est cependant plus économique que culturelle ou politique: celle qui résulte de la pauvreté et qui sévit, à des degrés divers, dans toutes nos sociétés. C'est un des aspects sur lesquels notre "modèle" présente le plus de défauts et sur lesquels, au-delà des redoutables difficultés que connaîtront encore pendant plusieurs années les économies du Centre et de l'Est, une réflexion en commun est particulièrement urgente.

Ces dangers d'exclusion devront être maîtrisés et l'intégration européenne peut y contribuer de façon significative.

Quelle construction européenne?

Mais, autour de ce modèle quel type de construction européenne souhaitons-nous? La fin de la division de l'Europe offre une nouvelle dimension à la construction européenne, c'est-à-dire à la constitution d'un espace de confiance, de coopération et, progressivement, de solidarité.

Tout le sens de la construction européenne à l'Ouest, depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale, a été, non d'oublier une histoire douloureuse d'affrontements, mais de la dépasser pour bâtir l'avenir. Le rapprochement entre les peuples d'Europe n'offre de perspective durable, ne contribue au maintien de la paix, que si cette construction s ' édifie sur un socle de valeurs humanistes dont les Etats européens garantissent collectivement le respect.
De cette conviction sont nés, en 1949, le Conseil de l'Europe et en 1950 sa Convention européenne des droits de l'homme, premier texte à soumettre le respect de ces droits fondamentaux à un contrôle international, à l'initiative d'individus ou d'autres Etats. Au début des années 50, on admettait déjà que la démocratie et les droits de l'homme sont, avec la multiplication des contacts, des dimensions essentielles de la sécurité. Ces conceptions allaient être reprises 25 ans plus tard, avec la signature de l'Acte final de la CSCE à Helsinki, sans pouvoir déboucher, toutefois, sur des mécanismes de garantie collective aussi ambitieux.

On s'est attaché, par ailleurs, à insérer les Etats dans un maillage serré d'institutions internationales, dans le cadre desquelles ils ont pris l'habitude de coopérer, selon des géométries variables, dans un grand nombre de domaines: le droit, le fonctionnement de la démocratie, la culture, etc... (Conseil de l'Europe), la sécurité militaire (OTAN, UEO), l'économie (CEE, AELE, OCDE), l'espace (ASE)...

S'agissant en particulier de la Communauté européenne, on sait le poids économique, mais aussi politique, qu'elle représente désormais. Elle a un pouvoir d'attraction considérable et peut contribuer de façon déterminante à la stabilité du continent.

Le résultat de ces différentes initiatives est un espace européen extraordinairement ouvert, pacifique et, somme toute, prospère.

Vers la grande Europe

L'entreprise, commencée à l'Ouest, peut aujourd'hui être élargie à d'autres Etats, à l'Est de l'Europe, de façon nécessairement différenciée, dès lors qu'il y a entente sur l'essentiel. La première organisation européenne qui puisse accueillir les Etats du Centre et de l'Est de l'Europe est le Conseil de l'Europe. Les adhésions de la Hongrie, de la Tchécoslovaquie, de la Pologne et de la Bulgarie en sont les premiers exemples. Elles ont agrandi l'Europe du quotidien, celle dans laquelle on échange et coopère aujourd'hui, à égalité de droits et d'obligations. Avecelles, s'ouvre laperspective d'une Grande Europe qui aurait rejeté hors d'elle toute ligne de fracture.

A l'évidence, toutefois, une telle Europe ne peut être décidée par décret et il faut s'interroger encore sur le rythme et l'ampleur souhaitables des divers élargissements à venir.

Le rythme: il ne doit être ni trop rapide, pour ne pas abaisser les standards ni ébranler les mécanismes de coopération, ni trop lent, afin de ne pas compromettre un tropisme prometteur vers l'Europe et isoler des Etats qui ont besoin de dialogue et d'entraide. L'ampleur: c'est le thème des "frontières de l'Europe". Celles-ci ne résultent, à mon sens, ni de la géographie, ni de la culture, encore moins de la religion, prises isolément, mais plutôt d'une volonté politique, celle d'appartenir à l'Europe, dans la mesure où elle ne peut être démentie formellement par l'un ou l'autre des deux premiers facteurs.
Ce débat n'exclut pas que des formes de contact et de coopération aient lieu, d'ores et déjà, au-delà du cercle des Etats membres du Conseil de l'Europe, y compris avec certaines républiques de la CEI. Les plus fécondes sont la participation de parlementaires aux travaux de notre Assemblée parlementaire en tant qu'invités spéciaux, les dialogues entre notre Comité des ministres et des ministres d'Etats non membres, l'envoi de missions d'experts, la participation à certains travaux dans les domaines juridiques et culturels. Ces contacts complètent ceux établis autour de quelques grands dossiers dans le cadre de la CSCE.

Mais les contacts politiques et techniques ainsi que l'entrée dans les structures institutionnelles de l'Europe ne sont pas tout. Il est souhaitable qu'ils soient renforcés par des coopérations de proximité, développant la confiance et les échanges entre pays voisins ayant des intérêts communs. Il est essentiel, au surplus, que se développe une imbrication progressive et contrôlée des économies. Cela passe notamment par l'ouverture des marchés occidentaux, les transferts de ressources nécessaires pour financer les infrastructures et pour soutenir les initiatives locales, les investissements étrangers. Les Accords d'association avec la Communauté européenne, les prêts de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) y contribueront.

Ces prêts et ces investissements ne seront réalisés que si, comme en Europe centrale, des garanties minimales de stabilité, politique et juridique, existent. Au reste, de nombreux prêts peuvent être conditionnés par la constatation d'une telle stabilité. A son tour, l'amélioration de la situation économique confortera les progrès de la démocratie.

Nous ne sommes qu' au début d'un processus qui devrait profondément changer le sens de la construction européenne. Ce continent, symbole mondial de l'affrontement et de la division peut devenir, de proche en proche, une zone de sécurité et de coopération au quotidien, dans laquelle, à long terme, s'atténueront les disparités de développement. Mais les obstacles à franchir sont nombreux avant que l'objectif puisse être atteint...

La mission du Conseil de l'Europe est de veiller à ce que ce processus s'effectue sur les bases humanistes sans lesquelles toute construction serait éphémère. Il doit être, comme l'a dit le président Vaclav Havel, "le centre politique, législatif et idéologique" de la future Europe.

Pour l'avenir une question se pose: toutes ces organisations de coopération européenne qui existent déjà, ne devront-elles pas, un jour, fusionner dans un ensemble qui pourrait prendre la forme d'une vaste institution européenne, de l'Atlantique à l'Oural, de l'Arctique à la Méditerranée. L'idée en a été lancée.
Cette perspective est mobilisatrice. Mais, dans le court terme, c'est à l'utilisation des institutions qui fonctionnent déjà que nous devons consacrer l'essentiel de nos forces; le temps presse pour régler les innombrables problèmes qui se posent. D'ores et déjà, on peut dire que le Conseil de l'Europe, pour reprendre une expression du président François Mitterrand, peut être "l'un des creusets, voire le creuset" d'une future confédération européenne. C'est à cela que nous nous employons.

(1) Le Conseil de l'Europe regroupe aujourd'hui 27 pays: les Douze de la Communauté plus: l'Autriche, la Bulgarie, Chypre, la Finlande, la Hongrie, l'Islande, le Liechtenstein, Malte, la Norvège, la Pologne, Saint-Marin, la Suède, la Suisse, la République fédérative tchèque et slovaque, la Turquie.