Edition Web
Vol. 40- No. 4
Aout1992
p. 31-35
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Pologne
:
la science dans une période de transition
Witold A. Karczewski,
Président du Comité d'Etat polonais pour la recherche scientifique
Certains prétendent que les seuls secteurs de la vie polonaise
qui ont été réorganisés avec succès
depuis deux ans sont celui du commerce de détail et celui de la
science et de la technologie. La vérité est, à mes
yeux, beaucoup plus complexe, mais il reste que la recherche scientifique
a bénéficié d'une base légale solide, propice
à une modification du système en profondeur, et que des
changements d'une grande portée sont en cours.
Commençons par quelques chiffres. La Pologne a une population légèrement
supérieure à 38 millions d'habitants. Nous disposons de
plus d'une centaine d'institutions de niveau post-secondaire - des universités
traditionnelles, ainsi que des facultés techniques, médicales,
économiques et agricoles habilitées à délivrer
des licences. Elles emploient un important potentiel intellectuel -plus
de 61.000 scientifiques, soit plus de 66 % de la communauté scientifique
polonaise. Certaines de ces facultés sont d'un excellent niveau,
tandis que d'autres, créées dans le passé pour des
raisons d'ordre politique et/ou de prestige, sont quelque peu dépassées.
L'Académie des sciences polonaise supervise plus de 80 instituts
de recherche regroupant plus de 4.300 savants. Elle ne dispense pas d'enseignement
(à l'exception de certaines formations post-universitaires). Ces
instituts travaillent principalement dans le domaine des sciences fondamentales
et sont en majorité d'un haut niveau de professionnalisme. Ils
sont toutefois confrontés à un problème de taille:
l'absence d'enseignement implique en effet une absence de contacts avec
les jeunes, ce qui explique pourquoi, après 40 années d'existence,
ils comptent un nombre très important de professeurs et un nombre
très réduit de jeunes chercheurs ("pyramide inversée").
Il existe en outre trois cents instituts de recherche et développement
supervisés par divers ministères (industrie, santé,
agriculture, etc.). Ces instituts rassemblent plus de 10.000 chercheurs
qui travaillent principalement dans le domaine des sciences appliquées.
Si certains d'entre eux sont certainement valables, d'autres pratiquent
cependant ce que les Français appellent "recherche appliquée
non applicable"... On trouve enfin un certain nombre de laboratoires
plus petits. Au total, la Pologne compte plus de 91.000 scientifiques,
dont beaucoup pratiquent à la fois la recherche et l'enseignement
et certains, seulement la recherche, mais qui presque tous se plaignent
du manque de moyens financiers. Ils ont naturellement raison: la Pologne
n'est pas un pays riche et nous n'avons que très peu d'argent à
consacrer à la recherche scientifique. Mais c'est également
un pays qui connaît une phase de transition, ce qui veut dire que
presque tout devrait être changé et ajusté à
une économie normale - et cela, à n'importe quel prix ou
presque. La science et la technologie n'échappent pas non plus
à ce constat.
Le Comité d'Etat pour la recherche scientifique
J'aimerais ajouter quelques mots sur le Comité d'Etat pour la recherche
scientique et ses réformes. Le président Wale-sa a signé
la nouvelle loi sur les sciences en janvier 1991, mais des études
sur la réforme de la science polonaise avaient déjà
été entreprises dès 1980 par la Société
pour la promotion des sciences et des arts (SPSA) et par l'Académie
des sciences polonaise. Lorsque la loi martiale fut instaurée,
elles furent poursuivies par un groupe clandestin de scientifiques, dénommé
le Comité civique pour la science, et par un groupe de membres
de la SPSA (que l'administration militaire avait déclarée
illégale). Lorsque l'ancien régime s'effondra en 1989, la
responsabilité de ces études fut confiée aux membres
d'un Comité pour le progrès de la science et de la technologie
relevant du cabinet du Premier ministre, et à la Commission des
sciences de Solidarité.
Signalons enfin que la nouvelle législation a introduit dans notre
vie scientifique une considération qui est loin d'être anodine
et qui postule que la science repose sur une artistocartie du mérite,
qu'elle se doit d'être élitiste et en aucun cas égalitaire.
Nous avions également estimé qu'il fallait instaurer une
concurrence et que les scientifiques devaient remplacer les politiciens
et les bureaucrates dans le processus décisionnel concernant leur
domaine. La composition actuelle du Comité reflète cette
philosophie: son président a été élu par le
parlement (en mars 1991); son secrétaire et cinq de ses membres
(qui font en même temps partie du gouvernement) ont été
choisis par le président et ensuite nommés par le Premier
ministre, mais la majorité (douze scientifiques) ont été
élus par la communauté scientifique lors d'un scrutin auquel
près de 30.000 docteurs es sciences ont participé. Ces douze
hommes en colère (à vrai dire, onze hommes et une femme)
sont des chercheurs en activité, puisque même les recteurs
ou doyens d'universités, pas plus que les directeurs des instituts
de recherche, n'ont pu poser leur candidature. Le président, le
secrétaire et tous ceux nommés ministres sont tous, soit
dit en passant, détenteurs de diplômes scientifiques. La
coopération entre membres élus et nommés du Comité
est - du moins à l'heure actuelle - extrêmement chaleureuse.
Au cours des seize derniers mois, aucune grave divergence d'opinion ne
s'est manifestée et le président n'a jamais recouru à
son privilège d'opposer un veto aux décisions qu'il désapprouve,
puisque celles-ci ont brillé par leur absence.
Le Comité est censé prendre des décisions sur la
stratégie de la politique scientifique et technologique de l'Etat
et décider de la répartition des fonds, en tenant compte
des propositions de ses deux commissions - l'une composée de 35
scientifiques, s'occupe de la recherche fondamentale et l'autre, qui en
regroupe 42, s'intéresse à la recherche appliquée.
Celles-ci travaillent elle-mêmes avec des sections spécialisées
et de nombreuses équipes chargées d'évaluer l'intérêt
des différents projets, la qualité des institutions scientifiques,
etc. Au total, quelque 500 scientifiques travaillent presque à
plein temps pour le Comité et plusieurs milliers de noms figurent
dans nos bases de données comme candidats potentiels à ce
genre d'activités.
La récession économique
A l'origine, nous pensions que la nouvelle législation changerait
rapidement le cours des événements. Nous étions,
bien sûr, complètement dans l'erreur.
Les débuts furent très encourageants. En 1991, nous avons
reçu un soutien financier relativement généreux du
budget; les scientifiques préparèrent près de 10.000
propositions de projets, qui furent toutes soumises à une évaluation
et dont 26 % environ furent acceptées. La recherche et les instituts
universitaires reçurent de l'argent pour leurs activités
normales, pour la collaboration avec des pays étrangers, ainsi
que pour leurs livres et revues scientifiques. Nous soutenions en outre
200 sociétés savantes. Tout cela a changé au cours
du second semestre de l'année, lorsque l'économie nationale
a commencé de se dégrader.
Comme ne l'ignore certainement pas le lecteur, dans tout système
économique ou politique, quel qu'il soit, la science, la culture,
la santé et l'éducation sont traditionnellement les premières
victimes de la récession. Ce scénario classique s'est hélas
répété en Pologne à la fin de 1991. Les coupes
sombres imposées au budget des sciences (37 %) eurent un impact
considérable sur le cours de nos réformes. Le Comité
fut contraint de réduire de manière drastique toutes les
dépenses, surtout en matière de subventions et d'équipements.
Conscients des graves problèmes économiques auxquels le
pays était confronté, nous avons averti la communauté
scientifique voilà près d'un an que le moment de vérité
arriverait tôt ou tard et que les scientifiques devaient s'y préparer.
Nous attendions d'eux les ajustements nécessaires, sous forme de
réduction de personnel ou d'assainissement. Pratiquement personne
ne nous a cru. Nos collègues étaient persuadés que
l'Etat tout-puissant leur fournirait l'argent. Paradoxalement, certains
scientifiques ne prirent même pas la peine de solliciter des subventions:
ils se considéraient comme trop valables pour s'abaisser à
quémander de l'argent et étaient persuadés que leurs
recherches devraient de toute façon être financées.
Ils ne pouvaient se tromper davantage! Il est fascinant et très,
très triste de constater que la même attitude fut adoptée
par la main-d'oeuvre industrielle des gigantesques usines d'Etat et par
les scientifiques de nombreux instituts de recherche. Les deux groupes
ont attendu, escomptant qu'"on" viendrait leur apporter de l'argent.
Mais "on" n'est pas venu. Il n'y a pas d'argent et "on"
ne souhaite pas ressusciter des structures inefficaces. (ON, bien sûr,
c'est NOUS, le Comité).
Mais le fait que nous soyons parvenus à instaurer le nouveau système
avant l'effondrement budgétaire a peut-être empêché
un désastre pour la science polonaise. Il faut bien dire que, sous
l'ancien régime, les crédits étaient distribués
de manière assez complexe par le biais de différents ministères
et de gros instituts, pour s'attaquer à de prétendus "problèmes
essentiels". Confrontés à des crises, ceux-ci dépensaient
presque toujours ces fonds pour tout, sauf pour les recherches des autres,
épargnant en tout premier lieu les appareils bureaucratiques dans
les ministères et leurs propres recherches dans les "instituts
de coordination". Je sais de quoi je parle, puisque j'ai moi-même
été "coordinateur" pendant deux ans!
Dans le cadre de la nouvelle législation, personne, à l'exception
du Comité, ne peut changer la destination des fonds. Plus encore,
nous sommes parvenus à procéder à une évaluation
de toutes les institutions de recherche du pays et nous les avons réparties
en quatre catégories, d'après leurs succès scientifiques.
Les instituts de la catégorie "A" répondent aux
critères internationaux; ceux de la catégorie "B"
sont bons ou (au moins) prometteurs; ceux de la catégorie "C"
devraient être réorganisés rapidement et en profondeur
ou trouver une autre source de financement; et ceux de la catégorie
"D" ne devraient plus être financés du tout sur
le budget de l'Etat.
Environ 30 % des instituts polonais se classent actuellement en catégorie
"A", 25 % en "B", 22 % en "C" et près
de 23 % en "D". Ces chiffres ne sont pas encore définitifs,
étant donné que tous les instituts ont le droit de faire
appel; inutile de dire que cela a été le cas de presque
tous ceux n'entrant pas dans la catégorie "A".
Avec moins d'argent à notre disposition, nous avons dû prendre
une très douloureuse décision: nous accorderons désormais
la plupart des subventions aux meilleurs ("A" et "B")
et très peu ou pas d'argent aux deux dernières catégories.
Pour certains instituts, cela pourrait fort bien constituer une sentence
de mort, mais nombre d'entre eux parviendront à trouver une autre
source de financement.
Nous avons jugé qu'il était impossible de financer tout
le monde avec le budget à notre disposition, mais qu'il nous faut
sauver les meilleurs chercheurs et les meilleurs instituts. Le problème
d'une sélection adéquate est donc essentiel.
De récents changements en Pologne permettent d'espérer des
chances de succès modéré. Après de nombreuses
auditions devant les sous-commissions du parlement, et un certain nombre
d'articles assez alarmistes publiés dans la presse, il se pourrait
que nous commencions à voir la fin du tunnel. Le parlement a accepté
un accroissement substantiel du budget scientifique et décidé
que le président du comité devrait être membre du
gouvernement. J'ai l'impression que les responsables polonais sont sans
cesse plus nombreux à se rendre compte qu' une base scientifique
et technologique saine constitue un élément essentiel pour
la stabilisation de la situation économique et politique. Toutefois,
même avec davantage d'argent, nous n'avons pas l'intention de modifier
fondamentalement notre approche "darwinienne". Nous projetons
d'apporter un soutien supplémentaire aux meilleurs plutôt
que de nous livrer à une "opération survie", consistant
à distribuer de petites sommes à tout le monde.
Nous sommes décidés à maintenir à flot 60
% environ des institutions de recherche polonaises, qui devraient continuer
à travailler plus ou moins normalement. Un "travail normal"
signifie également une collaboration scientifique normale avec
nos collègues étrangers. A la différence de ceux
d'autres pays de l'ancien bloc soviétique, les scientifiques polonais
n'ont jamais été totalement isolés de l'Occident.
Des restrictions politiques aux voyages à l'étranger étaient
certes d'application, mais leur portée était limitée
à certaines personnes plutôt qu'à l'ensemble de la
communauté scientifique. Les physiciens, mathématiciens
ou biologistes polonais ont ainsi établi une bonne collaboration
avec les meilleures institutions et les scientifiques les plus repu tés
d'Occident. Paradoxalement, les restrictions budgétaires actuelles
rendent aujourd'hui les voyages plus difficiles que par le passé.
En outre, durant la période de transition, nous avons besoin de
plus de conseils et d'aide au niveau de l'organisation pour éviter
de "réinventer la roue". C'est pourquoi l'aide offerte
par le professeur Jacques Ducuing, Secrétaire général
adjoint de l'OTAN pour les affaires scientifiques, et le Comité
scientifique de l'Alliance, est considérée comme un facteur
d'une grande importance. Plusieurs scientifiques polonais ont déjà
participé à des séminaires de l'OTAN et l'intérêt
s'accroît pour les subventions que celle-ci accorde. A mon avis,
de bonnes relations de travail avec nos collègues étrangers
(tant de l'Est que de l'Ouest) sont une condition sine qua non du succès
de nos réformes.
La communauté scientifique polonaise est confrontée à
de nombreux problèmes complexes qui ne pourront être résolus
rapidement. Le plus important toutefois est que l'attitude - peut-être
même la mentalité - de nos confrères ait commencé
à évoluer dans la direction désirée. Ils semblent
comprendre désormais que nous sommes une espèce menacée
d'extinction et qu'il est très urgent pour eux de s'adapter à
un environnement plus exigeant. J'ai même reçu récemment
une lettre d'appui de la Conférence des recteurs des universités
polonaises - ce qui a constitué pour moi une très grande
et très agréable surprise.
Mais nombreux sont ceux qui se sentent frustrés. Certains s'étaient
habitués à l'ancien système de financement, inefficace
mais sûr, d'autres étaient impliqués dans la redistribution
des maigres subventions (et l'argent peut être un outil puissant,
même dans le domaine scientifique), d'autres encore n'ont pu obtenir
le financement qu'ils avaient demandé, d'autres enfin sont amers
face à la place qu'occupé leur institution sur les listes.
Il ne fait néanmoins aucun doute que les réformes reçoivent
l'appui d'un nombre croissant de scientifiques de qualité, de jeunes
chercheurs compétents et de tous ceux qui comprennent qu'un pays
qui traverse une période de transition devrait mettre tout en oeuvre
pour soutenir ses meilleurs cerveaux (ce qui ne signifie pas nécessairement
toutes les institutions existantes). L'utilisation judicieuse du potentiel
intellectuel constitue le meilleur investissement pour le XXIe siècle.
Après avoir perdu nombre de petites batailles, nous gagnerons la
guerre lorsque tout le monde acceptera cette simple vérité.
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