Revue de l'OTAN
Mise à jour: 29-Sep-2002 Revue de l'OTAN

Edition Web
Vol. 40- No. 4
Aout1992
p. 31-35

Pologne :
la science dans une période de transition

Witold A. Karczewski,
Président du Comité d'Etat polonais pour la recherche scientifique

Certains prétendent que les seuls secteurs de la vie polonaise qui ont été réorganisés avec succès depuis deux ans sont celui du commerce de détail et celui de la science et de la technologie. La vérité est, à mes yeux, beaucoup plus complexe, mais il reste que la recherche scientifique a bénéficié d'une base légale solide, propice à une modification du système en profondeur, et que des changements d'une grande portée sont en cours.

Commençons par quelques chiffres. La Pologne a une population légèrement supérieure à 38 millions d'habitants. Nous disposons de plus d'une centaine d'institutions de niveau post-secondaire - des universités traditionnelles, ainsi que des facultés techniques, médicales, économiques et agricoles habilitées à délivrer des licences. Elles emploient un important potentiel intellectuel -plus de 61.000 scientifiques, soit plus de 66 % de la communauté scientifique polonaise. Certaines de ces facultés sont d'un excellent niveau, tandis que d'autres, créées dans le passé pour des raisons d'ordre politique et/ou de prestige, sont quelque peu dépassées.

L'Académie des sciences polonaise supervise plus de 80 instituts de recherche regroupant plus de 4.300 savants. Elle ne dispense pas d'enseignement (à l'exception de certaines formations post-universitaires). Ces instituts travaillent principalement dans le domaine des sciences fondamentales et sont en majorité d'un haut niveau de professionnalisme. Ils sont toutefois confrontés à un problème de taille: l'absence d'enseignement implique en effet une absence de contacts avec les jeunes, ce qui explique pourquoi, après 40 années d'existence, ils comptent un nombre très important de professeurs et un nombre très réduit de jeunes chercheurs ("pyramide inversée").

Il existe en outre trois cents instituts de recherche et développement supervisés par divers ministères (industrie, santé, agriculture, etc.). Ces instituts rassemblent plus de 10.000 chercheurs qui travaillent principalement dans le domaine des sciences appliquées. Si certains d'entre eux sont certainement valables, d'autres pratiquent cependant ce que les Français appellent "recherche appliquée non applicable"... On trouve enfin un certain nombre de laboratoires plus petits. Au total, la Pologne compte plus de 91.000 scientifiques, dont beaucoup pratiquent à la fois la recherche et l'enseignement et certains, seulement la recherche, mais qui presque tous se plaignent du manque de moyens financiers. Ils ont naturellement raison: la Pologne n'est pas un pays riche et nous n'avons que très peu d'argent à consacrer à la recherche scientifique. Mais c'est également un pays qui connaît une phase de transition, ce qui veut dire que presque tout devrait être changé et ajusté à une économie normale - et cela, à n'importe quel prix ou presque. La science et la technologie n'échappent pas non plus à ce constat.

Le Comité d'Etat pour la recherche scientifique

J'aimerais ajouter quelques mots sur le Comité d'Etat pour la recherche scientique et ses réformes. Le président Wale-sa a signé la nouvelle loi sur les sciences en janvier 1991, mais des études sur la réforme de la science polonaise avaient déjà été entreprises dès 1980 par la Société pour la promotion des sciences et des arts (SPSA) et par l'Académie des sciences polonaise. Lorsque la loi martiale fut instaurée, elles furent poursuivies par un groupe clandestin de scientifiques, dénommé le Comité civique pour la science, et par un groupe de membres de la SPSA (que l'administration militaire avait déclarée illégale). Lorsque l'ancien régime s'effondra en 1989, la responsabilité de ces études fut confiée aux membres d'un Comité pour le progrès de la science et de la technologie relevant du cabinet du Premier ministre, et à la Commission des sciences de Solidarité.

Signalons enfin que la nouvelle législation a introduit dans notre vie scientifique une considération qui est loin d'être anodine et qui postule que la science repose sur une artistocartie du mérite, qu'elle se doit d'être élitiste et en aucun cas égalitaire. Nous avions également estimé qu'il fallait instaurer une concurrence et que les scientifiques devaient remplacer les politiciens et les bureaucrates dans le processus décisionnel concernant leur domaine. La composition actuelle du Comité reflète cette philosophie: son président a été élu par le parlement (en mars 1991); son secrétaire et cinq de ses membres (qui font en même temps partie du gouvernement) ont été choisis par le président et ensuite nommés par le Premier ministre, mais la majorité (douze scientifiques) ont été élus par la communauté scientifique lors d'un scrutin auquel près de 30.000 docteurs es sciences ont participé. Ces douze hommes en colère (à vrai dire, onze hommes et une femme) sont des chercheurs en activité, puisque même les recteurs ou doyens d'universités, pas plus que les directeurs des instituts de recherche, n'ont pu poser leur candidature. Le président, le secrétaire et tous ceux nommés ministres sont tous, soit dit en passant, détenteurs de diplômes scientifiques. La coopération entre membres élus et nommés du Comité est - du moins à l'heure actuelle - extrêmement chaleureuse. Au cours des seize derniers mois, aucune grave divergence d'opinion ne s'est manifestée et le président n'a jamais recouru à son privilège d'opposer un veto aux décisions qu'il désapprouve, puisque celles-ci ont brillé par leur absence.

Le Comité est censé prendre des décisions sur la stratégie de la politique scientifique et technologique de l'Etat et décider de la répartition des fonds, en tenant compte des propositions de ses deux commissions - l'une composée de 35 scientifiques, s'occupe de la recherche fondamentale et l'autre, qui en regroupe 42, s'intéresse à la recherche appliquée. Celles-ci travaillent elle-mêmes avec des sections spécialisées et de nombreuses équipes chargées d'évaluer l'intérêt des différents projets, la qualité des institutions scientifiques, etc. Au total, quelque 500 scientifiques travaillent presque à plein temps pour le Comité et plusieurs milliers de noms figurent dans nos bases de données comme candidats potentiels à ce genre d'activités.

La récession économique

A l'origine, nous pensions que la nouvelle législation changerait rapidement le cours des événements. Nous étions, bien sûr, complètement dans l'erreur.

Les débuts furent très encourageants. En 1991, nous avons reçu un soutien financier relativement généreux du budget; les scientifiques préparèrent près de 10.000 propositions de projets, qui furent toutes soumises à une évaluation et dont 26 % environ furent acceptées. La recherche et les instituts universitaires reçurent de l'argent pour leurs activités normales, pour la collaboration avec des pays étrangers, ainsi que pour leurs livres et revues scientifiques. Nous soutenions en outre 200 sociétés savantes. Tout cela a changé au cours du second semestre de l'année, lorsque l'économie nationale a commencé de se dégrader.

Comme ne l'ignore certainement pas le lecteur, dans tout système économique ou politique, quel qu'il soit, la science, la culture, la santé et l'éducation sont traditionnellement les premières victimes de la récession. Ce scénario classique s'est hélas répété en Pologne à la fin de 1991. Les coupes sombres imposées au budget des sciences (37 %) eurent un impact considérable sur le cours de nos réformes. Le Comité fut contraint de réduire de manière drastique toutes les dépenses, surtout en matière de subventions et d'équipements.

Conscients des graves problèmes économiques auxquels le pays était confronté, nous avons averti la communauté scientifique voilà près d'un an que le moment de vérité arriverait tôt ou tard et que les scientifiques devaient s'y préparer. Nous attendions d'eux les ajustements nécessaires, sous forme de réduction de personnel ou d'assainissement. Pratiquement personne ne nous a cru. Nos collègues étaient persuadés que l'Etat tout-puissant leur fournirait l'argent. Paradoxalement, certains scientifiques ne prirent même pas la peine de solliciter des subventions: ils se considéraient comme trop valables pour s'abaisser à quémander de l'argent et étaient persuadés que leurs recherches devraient de toute façon être financées. Ils ne pouvaient se tromper davantage! Il est fascinant et très, très triste de constater que la même attitude fut adoptée par la main-d'oeuvre industrielle des gigantesques usines d'Etat et par les scientifiques de nombreux instituts de recherche. Les deux groupes ont attendu, escomptant qu'"on" viendrait leur apporter de l'argent. Mais "on" n'est pas venu. Il n'y a pas d'argent et "on" ne souhaite pas ressusciter des structures inefficaces. (ON, bien sûr, c'est NOUS, le Comité).

Mais le fait que nous soyons parvenus à instaurer le nouveau système avant l'effondrement budgétaire a peut-être empêché un désastre pour la science polonaise. Il faut bien dire que, sous l'ancien régime, les crédits étaient distribués de manière assez complexe par le biais de différents ministères et de gros instituts, pour s'attaquer à de prétendus "problèmes essentiels". Confrontés à des crises, ceux-ci dépensaient presque toujours ces fonds pour tout, sauf pour les recherches des autres, épargnant en tout premier lieu les appareils bureaucratiques dans les ministères et leurs propres recherches dans les "instituts de coordination". Je sais de quoi je parle, puisque j'ai moi-même été "coordinateur" pendant deux ans!

Dans le cadre de la nouvelle législation, personne, à l'exception du Comité, ne peut changer la destination des fonds. Plus encore, nous sommes parvenus à procéder à une évaluation de toutes les institutions de recherche du pays et nous les avons réparties en quatre catégories, d'après leurs succès scientifiques. Les instituts de la catégorie "A" répondent aux critères internationaux; ceux de la catégorie "B" sont bons ou (au moins) prometteurs; ceux de la catégorie "C" devraient être réorganisés rapidement et en profondeur ou trouver une autre source de financement; et ceux de la catégorie "D" ne devraient plus être financés du tout sur le budget de l'Etat.
Environ 30 % des instituts polonais se classent actuellement en catégorie "A", 25 % en "B", 22 % en "C" et près de 23 % en "D". Ces chiffres ne sont pas encore définitifs, étant donné que tous les instituts ont le droit de faire appel; inutile de dire que cela a été le cas de presque tous ceux n'entrant pas dans la catégorie "A".

Avec moins d'argent à notre disposition, nous avons dû prendre une très douloureuse décision: nous accorderons désormais la plupart des subventions aux meilleurs ("A" et "B") et très peu ou pas d'argent aux deux dernières catégories. Pour certains instituts, cela pourrait fort bien constituer une sentence de mort, mais nombre d'entre eux parviendront à trouver une autre source de financement.

Nous avons jugé qu'il était impossible de financer tout le monde avec le budget à notre disposition, mais qu'il nous faut sauver les meilleurs chercheurs et les meilleurs instituts. Le problème d'une sélection adéquate est donc essentiel.

De récents changements en Pologne permettent d'espérer des chances de succès modéré. Après de nombreuses auditions devant les sous-commissions du parlement, et un certain nombre d'articles assez alarmistes publiés dans la presse, il se pourrait que nous commencions à voir la fin du tunnel. Le parlement a accepté un accroissement substantiel du budget scientifique et décidé que le président du comité devrait être membre du gouvernement. J'ai l'impression que les responsables polonais sont sans cesse plus nombreux à se rendre compte qu' une base scientifique et technologique saine constitue un élément essentiel pour la stabilisation de la situation économique et politique. Toutefois, même avec davantage d'argent, nous n'avons pas l'intention de modifier fondamentalement notre approche "darwinienne". Nous projetons d'apporter un soutien supplémentaire aux meilleurs plutôt que de nous livrer à une "opération survie", consistant à distribuer de petites sommes à tout le monde.

Nous sommes décidés à maintenir à flot 60 % environ des institutions de recherche polonaises, qui devraient continuer à travailler plus ou moins normalement. Un "travail normal" signifie également une collaboration scientifique normale avec nos collègues étrangers. A la différence de ceux d'autres pays de l'ancien bloc soviétique, les scientifiques polonais n'ont jamais été totalement isolés de l'Occident. Des restrictions politiques aux voyages à l'étranger étaient certes d'application, mais leur portée était limitée à certaines personnes plutôt qu'à l'ensemble de la communauté scientifique. Les physiciens, mathématiciens ou biologistes polonais ont ainsi établi une bonne collaboration avec les meilleures institutions et les scientifiques les plus repu tés d'Occident. Paradoxalement, les restrictions budgétaires actuelles rendent aujourd'hui les voyages plus difficiles que par le passé. En outre, durant la période de transition, nous avons besoin de plus de conseils et d'aide au niveau de l'organisation pour éviter de "réinventer la roue". C'est pourquoi l'aide offerte par le professeur Jacques Ducuing, Secrétaire général adjoint de l'OTAN pour les affaires scientifiques, et le Comité scientifique de l'Alliance, est considérée comme un facteur d'une grande importance. Plusieurs scientifiques polonais ont déjà participé à des séminaires de l'OTAN et l'intérêt s'accroît pour les subventions que celle-ci accorde. A mon avis, de bonnes relations de travail avec nos collègues étrangers (tant de l'Est que de l'Ouest) sont une condition sine qua non du succès de nos réformes.

La communauté scientifique polonaise est confrontée à de nombreux problèmes complexes qui ne pourront être résolus rapidement. Le plus important toutefois est que l'attitude - peut-être même la mentalité - de nos confrères ait commencé à évoluer dans la direction désirée. Ils semblent comprendre désormais que nous sommes une espèce menacée d'extinction et qu'il est très urgent pour eux de s'adapter à un environnement plus exigeant. J'ai même reçu récemment une lettre d'appui de la Conférence des recteurs des universités polonaises - ce qui a constitué pour moi une très grande et très agréable surprise.

Mais nombreux sont ceux qui se sentent frustrés. Certains s'étaient habitués à l'ancien système de financement, inefficace mais sûr, d'autres étaient impliqués dans la redistribution des maigres subventions (et l'argent peut être un outil puissant, même dans le domaine scientifique), d'autres encore n'ont pu obtenir le financement qu'ils avaient demandé, d'autres enfin sont amers face à la place qu'occupé leur institution sur les listes. Il ne fait néanmoins aucun doute que les réformes reçoivent l'appui d'un nombre croissant de scientifiques de qualité, de jeunes chercheurs compétents et de tous ceux qui comprennent qu'un pays qui traverse une période de transition devrait mettre tout en oeuvre pour soutenir ses meilleurs cerveaux (ce qui ne signifie pas nécessairement toutes les institutions existantes). L'utilisation judicieuse du potentiel intellectuel constitue le meilleur investissement pour le XXIe siècle. Après avoir perdu nombre de petites batailles, nous gagnerons la guerre lorsque tout le monde acceptera cette simple vérité.