Revue de l'OTAN
Mise à jour: 29-Sep-2002 Revue de l'OTAN

Edition Web
Vol. 40- No. 4
Aout1992
p. 14-19-

Le rôle de l'OTAN en Europe et le rôle
des Etats-Unis au sein de l'OTAN

William H. Taft

Depuis mon arrivée à Bruxelles en 1989, diverses choses ont disparu avant 1 ' achèvement de mon mandat, à commencer par l'Union soviétique. Le monde soviétique, il est vrai, n'a pas pris fin avec fracas, mais plutôt dans un souffle; cette fin n'en est pas moins incontestable. Les disparitions sont souvent brutales, même si elles ne font guère de bruit.

Les commencements sont, pour leur part, souvent plus difficiles à discerner et à cerner. Impossible de savoir avec certitude ce qui prend forme dans l'ancienne Union soviétique, ni à quel moment cela a commencé. Les périodes de transition entre les fins certaines et les commencements moins certains sont à la fois riches de défi et importantes pour les événements qu'elles préfigurent.
Tel est manifestement le cas, aujourd'hui, en matière de sécurité européenne.
D'autres choses, plus importantes encore que la défunte Union soviétique, ont également connu un terme au cours de mon mandat à l'OTAN. Deux guerres européennes, entre autres. La deuxième guerre mondiale a pris fin le 3 octobre 1990 avec la réunification de l'Allemagne, tandis que la guerre froide s'est terminée au cours de l'année 1991 avec la désintégration de l'empire soviétique. Ces événements pourraient marquer l'achèvement de plus d'un siècle de tensions, de conflits et de divisions en Europe. A l'origine de ces cent vingt années de conflit, on trouve d'abord le nationalisme militant et armé qui caractérisa la dernière partie du XIXe siècle et conduisit à la première guerre mondiale. Il y eut ensuite l'avènement de l'Allemagne nazie, l'empire soviétique staliniste et la deuxième guerre mondiale qui, à son tour, déboucha sur la division de 1'Europe entre 1'Est et l'Ouest. Cette page terrible de l'histoire est désormais tournée.

Il convient toutefois de se rappeler qu'avant le début de cette période de tensions et de conflits, l'entité européenne était déjà sur le point de naître. Au XIXe siècle, le Concert européen, le premier accord multinational conçu pour préserver la paix sur le Vieux continent grâce à de fréquentes réunions des ministres des Affaires étrangères et des chefs de gouvernement européens - avait apporté une relative stabilité, permettant à certains visionnaires de prédire l'avènement d'une Europe unifiée et en paix.

Envisageant l'avenir à long terme, Victor Hugo écrivait en 1867: "Au vingtième siècle, il y aura une nation extraordinaire... Elle sera illustre, riche, puissante, pacifique, cordiale au reste de l'humanité... Elle s'appellera l'Europe...".
Ces espoirs d'unité européenne s'étendirent également à la sphère économique. Une série d'accords de libre échange conclus dans les années 1860 entre pays européens fut même complétée par ce que l'on peut assimiler à une monnaie commune, du moins en Europe continentale.

La notion d'Europe - un continent prospère, unifié et en paix - commença à faire son chemin au milieu du XIXe siècle. La relation entre l'unité et la paix en Europe fut explorée. Mais dès 1870, la voix du Concert européen s'était tue. Le rêve d'une Europe libre et pacifique vola en éclats avec la guerre de Crimée, avant d'être anéanti par la guerre entre la France et la Prusse. Des conflits commerciaux éclatèrent au début des années 1870. En 1875, l'ambassadeur de France à Rome écrivait que l'une des principales raisons des dangers de cette époque était l'absence de ce que l'on appelait "une Europe". L'unification de l'Allemagne et celle de l'Italie n'entraînèrent pas celle de l'Europe. Au contraire, un courant virulent de nationalisme commença à se dessiner et, conjugué aux armées nationales et à la méfiance, il condamna l'idée d'Europe et marqua l'aube de cent vingt années d'événements tragiques qui aboutirent à deux guerres mondiales et à la guerre froide.

Aujourd'hui, il se pourrait que nous ayons une fois encore l'opportunité d'assister à la naissance de l'Europe dont rêvait Hugo : illustre, riche, réfléchie, pacifique, amicale envers le reste de l'humanité, bref, une Europe que les Etats-Unis seraient très heureux d'avoir comme partenaire à part entière. C ' est à ce partenariat équilibré avec une telle Europe unifiée qu'aspirent les Etats-Unis depuis la fin de la deuxième guerre mondiale.

Nous recherchons l'unité d'une Europe pacifique, dans le cadre d'une communauté Nord-Atlantique unifiée. Je pense franchement que c'est dans ce cadre uniquement que l'effort européen d'intégration et d'union politique pourra être maintenu et amplifié. Cela explique pourquoi il est d'une importance vitale que, dans cette période de transition, nous puissions remodeler l'Alliance sur des bases durables.

L'intégration européenne

J'aimerais faire quelques commentaires sur le lien entre l'Alliance et la Communauté européenne (CE), pour montrer à quel point leur action est complémentaire et peut le rester. Il est communément admis que l'OTAN est le bouclier protecteur essentiel derrière lequel la CE a pu progresser vers l'union économique. C' est bien sûr la vérité, mais on commettrait une erreur en mettant trop en avant cette fonction de l'Alliance, surtout si cela poussait à croire qu' avec l'éclatement du Pacte de Varsovie, la capacité de l'OTAN à contribuer à l'intégration européenne a perdu sa raison d'être.

En fait, parmi les contributions majeures de l'OTAN au processus d'intégration européenne, il y en a une dont l'utilité n'a jamais été plus grande qu'aujourd'hui : une conception de la sécurité dépassant le cadre national. Pour traduire cette perspective continentale en fonction de la réalité américaine, on pourrait imaginer que si la sécurité du New Jersey était menacée en quelque manière que ce soit, les habitants de l'Oregon se sentiraient eux aussi menacés. Alors que l'Europe va au-delà de l'union économique pour entrer dans l'union politique, et surtout au moment où elle élabore la politique étrangère et de sécurité commune qui constitue un élément essentiel de cette union politique, la perspective continentale, qui a toujours été et restera celle qui sert l'OTAN, devra se renforcer sans cesse.
D'aucuns considèrent que pour édifier une union européenne, pour que l'Europe assoie son identité en matière de sécurité et de défense, il est nécessaire de couper le lien qui l'unissait à la famille atlantique grâce à laquelle elle a grandi. Il ne faut toutefois pas confondre la géopolitique de la fin du XXe siècle avec le monde de rêve de certains bildungsroman du XVIIIe siècle. C'est l'Alliance atlantique et, naturellement, sa structure militaire intégrée qui sont et resteront la principale contribution à l'internationalisation de la politique de sécurité en Europe. Les gouvernements nationaux agissant dans le cadre de l'Alliance ont dû s'unir et mettre leurs intérêts au service de la perspective continentale de la sécurité qui transparaît dans la manière dont l'OTAN conçoit son propre rôle.

Cette question de perspective est, à mon avis, le facteur déterminant des modalités de réalisation de l'union politique et de l'ampleur que celle-ci atteindra. En fait, l'un des principaux risques que l'on pourrait faire courir à cette entreprise serait de sous-évaluer l'importance de la vision et de la vocation continentales en tant que fondements de l'union européenne, et de concevoir plutôt celle-ci comme l'apogée des structures et d'arrangements pratiques.

Voici près de cent ans, commentant la personnalité d'un des protagonistes anglais de son remarquable roman Nostromo, Joseph Conrad écrivait qu'il n'était pas rare que le vieux M. Gould, "par ailleurs sagace et admirable", attachât trop d'importance à la forme. Pour ce qui a trait à ce qui se passe aujourd' hui à Bruxelles, je dois dire que s'il s'agit d'une propension des Britanniques, alors ceux-ci s'apparentent plus qu'on ne le dit aux Européens du continent. Mais la forme ne fait-elle pas fureur à Bruxelles?

L'idée semble être que l'adoption d'un formalisme commun - dans la coopération politique, la monnaie, les tribunaux, les brigades, les corps d'armée, etc. - suscitera une apparence commune, qu'en traitant les gens comme des Européens, ils finiront par penser en Européens.

Non qu'il faille nier l'idée que la forme peut influencer la conduite des gens; point n'est besoin d'adopter sans réserve toutes les idées de B.F. Skinner (1) pour savoir que le comportement est influencé par l'environnement. Mais cette approche de l'Europe par le formalisme, si elle n'est pas inintéressante, est tout simplement insuffisante. Après tout, tant l'Union soviétique que la Yougoslavie disposaient de toutes les structures communes auxquelles aspire l'Europe, et plus encore... comme c'est également le cas du Canada et d'un certain nombre de pays de la CE où les mouvements séparatistes se développent. Il faut plus qu'une communauté de formes pour assurer l'union d'un peuple.

C'est là où l'OTAN entre en scène. A ce moment de son histoire et quelle qu'ait pu être la situation antérieure, l'OTAN constitue la manifestation concrète et effective d'un engagement européen envers une défense et une politique de sécurité européennes communes, ainsi que d'un engagement transatlantique envers une politique de sécurité de l'Alliance. Plus qu'une structure formaliste, l'OTAN constitue aujourd'hui une façon de penser les problèmes de sécurité à partir d'une perspective continentale.

L'inéluctable habitude d'une politique de sécurité dénationalisée trouve son expression dans ses orientations et ses procédures. La stratégie que les dirigeants de l'OTAN ont entérinée à Rome en novembre dernier (2) traduit l'évaluation commune des risques pour la sécurité auxquels nos membres sont confrontés et l'attitude - militaire et politique - qu'il nous faudrait adopter pour faire front. La règle qui est la nôtre, consistant à n'agir que sur la base d'un
consensus, émane de la confiance que nous avons en notre communion d'intérêt. :

A L'OTAN, nous avons découvert que le système du consensus - reconnu comme offrant en théorie le pouvoir de contrôle à ceux chez qui l'aptitude de persuader fait défaut - est rarement source d'abus dans la pratique, et qu'il focalise sans nul doute de manière constructive nos efforts sur ce qui nous rassemble plutôt que sur ce qui nous divise. Ce principe est et restera l'une des contributions essentielles de l'OTAN à l'intégration européenne.
La structure militaire intégrée de l'OTAN constitue assurément une des autres manifestations de dénationalisation du mécanisme politique en matière de sécurité en Europe militant de façon déterminante en faveur de cette tendance à l'union politique. La planification militaire, les décisions sur les structures de forces et la formation qui se réalisent dans le cadre de l'OTAN contribuent certainement à

décourager, sinon à exclure, tout sentiment de nationalisme excessif dans ce domaine capital. Tant que cette structure sera maintenue, les efforts pour faire progresser l'intégration à d'autres échelons pourront se poursuivre en échappant dans une large mesure à des déboires d'ordre militaire. Mais il va de soi qu'elle doit être maintenue, et c'est la raison pour laquelle ceux qui cherchent à mettre sur pied une politique de sécurité commune et une défense commune au sein de la Communauté européenne doivent soigneusement veiller, ce faisant, à ne pas compromettre la structure militaire intégrée de l'OTAN. S'agissant de définir les relations entre l'identité de sécurité européenne et l'Union de l'Europe occidentale (UEO), d'une part, et l'OTAN d'autre part, il est en particulier vital qu'il y ait correspondance avec celles qu'entretien-nent les pays qui sont membres du Comité des plans de défense et participent à la structure militaire intégrée, de préférence au modèle français, qui est l'exception.

La dernière contribution de l'Alliance à la cause de l'intégration européenne porte sur l'élargissement de cadre qu'elle confère à l'entreprise - la communauté atlantique. Pour réussir, l'intégration européenne doit constituer un processus ouvert sur l'extérieur. L'idée selon laquelle l'Europe est appelée à jouer un rôle plus important que précédemment dans les affaires mondiales est l'une des forces motrice qui sous-tend le désir d'une union politique. Le partenariat transatlantique, fondé sur l'Alliance, est un élément essentiel pour la réalisation de cet objectif. Il est virtuellement impossible d'imaginer que les Etats-Unis ou l'Europe puissent contribuer valablement et sans défaillance à la stabilité mondiale en l'absence des consultations et de la coopération étroites qui, conformément aux décisions prises par nos ministres des Affaires étrangères à Copenhague l'année dernière (3), ont pour cadre l'OTAN. Les Etats-Unis comme 1 ' Europe, pour être efficaces dans le monde, dépendent donc de l'Alliance et la marche de l'Europe vers l'union tire une force vitale de ses aspirations à jouer dans les affaires de sécurité mondiale un rôle plus important que celui que lui permet l'Alliance.

Il s'agit là de quelques-unes des contributions essentielles que l'OTAN apporte et continue d'apporter à la cause de l'intégration européenne : l'habitude d'un mécanisme politique dénationalisé en matière de sécurité, la structure militaire intégrée et le fondement d'une politique d'engagement cons-tructif pour les questions de sécurité globale. Aussi longtemps qu'elles seront maintenues, il y a de bonnes raisons d'être optimiste face aux perspectives d'union européenne. Ces contributions sont nécessaires pour vaincre ce nationalisme destructeur qui empêche depuis trop longtemps l'émergence de l'Europe.

Le renforcement de 1'européanisme et de l'atlan-tisme est réel. L'OTAN œuvre à la promotion de la perspective d'une sécurité s'étendant à tout le continent, si nécessaire à l'unité de la CE. Les pays européens devraient, dès lors, viser à établir une unité collective en matière de sécurité dans le cadre de l'Alliance. Les progrès réalisés depuis un an pour ce qui a trait à l'identité de la sécurité européenne révèlent que l'objectif peut être atteint - si nous sommes prudents.

Le Sommet de Rome, en novembre dernier, a clairement montré que le président Bush et les autres dirigeants de l'OTAN espèrent l'élaboration d'une identité européenne de sécurité et de défense qui formerait le pilier européen de 1 ' Alliance atlantique. L'Union de l'Europe occidentale semble appelée à devenir la passerelle entre l'OTAN et l'Union européenne. Si un certain nombre de décisions essentielles doivent encore être prises - il s'agit d'ailleurs de ne pas faire d'erreur - dans un sens qui puisse renforcer l'Alliance plutôt que l'affaiblir, il y a des raisons d'être optimiste.

Le rôle des Etats-Unis

Si l'Alliance est essentielle pour la sécurité en Europe et la réussite de sa marche vers l'union politique, la participation des Etats-Unis est essentielle pour l'Alliance. Quel rôle est-il envisagé pour l'Alliance et les Etats-Unis dans la sécurité européenne? Génèrera-t-il le soutien de l'opinion publique américaine indispensable à la poursuite de notre engagement en Europe?

II semble y avoir, au sens large, trois écoles de pensée sur ces questions, tant en Europe qu'aux Etats-Unis. Il y a d'abord ceux qui en Europe estiment qu'un désengagement des Etats-unis est inévitable à plus ou moins brève échéance. A de nombreux égards, ces personnes correspondent aux isolationnistes américains. Viennent ensuite ceux qui considèrent l'Alliance et les Etats-Unis comme investis de la mission essentielle consistant à garantir la sécurité des alliés européens contre les menaces majeures, ceux-ci assumant la charge de gérer au jour le jour la sécurité du continent et de régler les problèmes moins importants qu'ils peuvent maîtriser eux-mêmes.

Un troisième groupe voit l'Alliance elle-même jouer le rôle central dans la politique de sécurité de l'Europe, les Etats-Unis apportant une garantie contre les menaces majeures et participant également à d'autres actions sur la même base que les alliés européens.

Les partisans de chacune de ces optiques, il est important de le souligner, considèrent comme acquis que les membres de la Communauté européenne se doterontd'une politique de sécurité et d'une défense commune. En l'occurrence, là n'est pas la question.

Nous ne nous attarderons guère sur la première école de pensée, celle des isolationnistes. Leur attitude est l'expression du désespoir. Les Américains qui la professent ont au moins tendance à déclarer qu'ils souhaitent le divorce. La majeure parti des isolationnistes européens, pour leur part, regrettent d'en arriver là mais ne voient pas pourquoi ils s'échineraient à tenter d'éviter l'inévitable. Il vaut mieux, disent-ils, se préparer dès maintenant au départ des Etats-unis. Il serait légitime de demander à ces gens comment ils peuvent être si sûrs d'une thèse réfutée par la majorité de l'opinion. On pourrait également leur faire remarquer que leurs préparatifs en prévision de ce jour malheureux risquent d'en accélérer la venue et de faire échouer les efforts de ceux qui œuvrent à préserver et à renforcer le lien transatlantique. Quelle que soit l'approche adoptée, le dialogue avec les isolationnistes tant américains qu'européens n'est pas chose facile.

La deuxième approche, dans laquelle l'Alliance et les Etats-Unis fourniraient aux alliés européens ce que l'on pourrait appeler une assurance anti-catastrophe, jouit d'une extrême popularité des deux côtés de l'Atlantique. Elle rallie en particulier les faveurs des Européens qui considèrent que l'affaiblissement de l'influence américaine est important pour la construction européenne - ceux que l'on pourrait appeler les abolitionnistes. Elle séduit également fortement les Américains qui veulent que l'on réduise les budgets de défense et que l'on ne risque plus des vies et des fonds américains pour ce qu'ils qualifient avec condescendance de luttes tribales européennes répétées, sans toutefois souhaiter l'abandon pur et simple de l'Europe.

Cette approche n'est toutefois pas sans comporter certains inconvénients qui suscitent des hésitations. La principale inquiétude est tout simplement que, du moins dans le domaine de la sécurité, cette politique d'assurance est difficilement crédible. Les Européens peuvent-ils miser en toute confiance sur le fait que les Etats-unis ne seraient prêts à lier leur sécurité à celle de l'Europe qu'au moment où celle-ci connaîtrait les plus grands périls? Ne seraient-ils pas tentés d'envisager également des possibilités alternatives? Cela permettrait-il de dissuader des adversaires potentiels dans les deux cas? Le risque de commettre une grave erreur d'appréciation est élevé.

L'une des considérations plus prosaïques qu'inspiré cette approche est qu'elle prive les alliés européens du soutien actif - politique comme militaire - des Etats-Unis dans la gestion des questions de moindre importance. Sans l'engagement des Etats-unis dans le règlement de tels problèmes, les chances de trouver une solution seraient assurément plus minces.

Enfin, et on ne peut plus prosaïquement, il serait onéreux pour l'Europe de dédoubler les moyens militaires que les Etats-Unis peuvent affecter dans ce genre de situations. On peut d'ailleurs se demander, sachant que nous avons généralement mis ce potentiel à la disposition de nos alliés européens lors de crises locales ou hors zone - Zaïre, Tchad, Ma-louines, etc. - si les parlements européens accepteraient effectivement de voter les crédits nécessaires. On pourrait alors se trouver confronté à une situation doublement déplorable : une défense moins que crédible face aux menaces majeures et un dispositif insuffisamment efficace pour gérer celles de moindre importance. Conjuguée à la tendance naturelle des pays au "chacun pour soi" dans de telles circonstances, cette situation produirait un cocktail franchement détonant.
Quelle est la troisième école de pensée? Selon elle, les Etats-unis devraient continuer à garantir la sécurité de l'Europe face aux menaces majeures et participer ainsi, comme un "pays européen normal", à la gestion de la sécurité sur le continent.

Cette solution devrait manifestement constituer aux yeux de tout le monde, à l'exception des "abo-litionnistes" à tous crins, une formule attrayante pour l'Europe. Elle permet des économies, renforce la capacité de régler des crises mineures et associe fermement l'Europe aux Etats-Unis pour la gestion des crises majeures. Il est vrai qu'elle permet aux Etats-Unis d'avoir leur mot à dire, dans l'élaboration et la mise en œuvre des orientations politiques, mais la plupart des Européens ont confiance dans la valeur de leurs positions et dans la volonté de leur principal allié de se ranger à des arguments raisonnables. La tendance croissante de l'Alliance, depuis quelques années, à refléter des positions trouvant leur origine en Europe devrait constituer, de ce point de vue, un encouragement.

Aux Etats-Unis, cette approche ne reçoit toutefois pas un accueil aussi favorable. La tentation est grande de considérer que notre victoire dans la guerre froide pourrait nous libérer de nos engagements face aux questions de sécurité européenne, toujours complexes et apparemment sans fin. Certains ont le sentiment que des économies dans le budget de la défense nous permettraient de nous attaquer plus efficacement aux problèmes sociaux du pays. En même temps, d'autres milieux éprouvent de la réticence à troquer le rôle dominant qui est traditionnellement celui des Etats-Unis au sein de l'Alliance contre un partenariat plus équilibré, implicite dans tout accord de participation à la gestion des crises sur le continent européen remodelé.

Les Américains devraient éviter de rejeter cette troisième approche si elle recueille la préférence de leurs alliés européens. La fin de la guerre froide n'a rien changé au fait que la sécurité de l'Amérique du Nord et celle de l'Europe sont inexorablement liées. Le surcroît de dépenses qu'impliqué le maintien de forces en Europe plutôt qu'aux Etats-Unis et la poursuite de l'engagement envers la politique de sécurité européenne n'exclut pas une réduction sensible du budget de la défense. Enfin, comme c'est le cas pour les Européens, on jugera de plus en plus les choix politiques sur leurs mérites et non sur le pays d'origine. Nous ne devons pas craindre cette évolution.

Cela étant dit, il n'en demeure pas moins que cette troisième approche sera l'objet d'un grand débat, et en fin de compte, il me semble qu'un autre aspect très terre à terre risque de s'avérer décisif : cette solution nous offre la meilleure chance de conserver l'unité de l'Alliance à long terme. A mon sens, la politique d'assurance contre les catastrophes représente tout simplement un trop grand risque pour la cohésion fondamentale de l'Alliance. Elle donne lieu à une répartition des tâches fondée sur une séparation des rôles, et non sur leur partage. Une fois ces rôles séparés, qu'adviendra-t-il des perspectives et des intérêts communs? L'Alliance est notre patrimoine; il n'est pas souhaitable de galvauder les principes de communauté de valeurs, de perspectives et d'intérêts qui en sont les fondements.

(1) Note éditoriale: Burrhus Frédéric Skinner, éminent psychologue américain et chef de file du "beha-viorisme".
(2) Pour le texte du nouveau concept stratégique de l'Alliance et d'autres documents du Sommet, voir la Revue de l'OTAN, No 6, décembre 1991, p. 19-32.
(3) Pour le communiqué et d'autres documents publiés par le Conseil à Copenhague les 6 et 7 juin 1991, voir la Revue de l'OTAN No 3, juin 1991, p. 28-33.