Revue de l'OTAN
Mise à jour: 29-Sep-2002 Revue de l'OTAN

Edition Web
Vol. 40- No. 3
Juin1992
p. 18-23

Le Japon et l'OTAN L'ordre du jour
du dialogue politique

Yukio Satoh

Le plan d'action de la Déclaration de Tokyo sur l'association globale américano-japonaise, annoncé par le président George Bush et le Premier ministre Kiichi Miazawa en janvier 1992, souligne l'importance du dialogue politique entre le Japon et l'OTAN. Il marque ainsi une évolution prononcée par rapport à la priorité très relative qui avait été accordée jusque-là au dialogue sur la sécurité entre le Japon et l'Europe.

Au cours des années 80, les responsables japonais et européens en vinrent à se rendre compte qu'ils partageaient certaines préoccupations communes en matière de sécurité, la mise en place des missiles SS-20 soviétiques et les situations instables dans le Golfe au lendemain de l'invasion de l'Afghanistan par les Soviétiques servant de révélateurs à la communauté des intérêts de sécurité entre le Japon et ce qui constituait alors l'Europe occidentale. C'est dans ce contexte que le Premier ministre Ya-suhiro Nakasone se joignit aux européens lors du Sommet de Williamsburg de 1983 pour déclarer que "la sécurité de nos pays est indivisible et doit être envisagée sur une base globale". La guerre du Golfe devait confirmer ultérieurement le bien-fondé de cette notion, même en dehors du contexte des relations Est-Ouest.

La tenue des sommets économiques offre un forum aux discussions trilatérales sur les questions de sécurité entre les Etats-Unis, l'Europe et le Japon, et certains progrès ont été enregistrés dans le dialogue politico-militaire bilatéral entre le Japon et certains pays européens, surtout la Grande-Bretagne. Des visites réciproques occasionnelles de hauts responsables ont également lieu entre le Japon et le siège de l'OTAN. Toutefois, sauf dans le cas des sommets économiques, les dialogues et contacts de cet ordre n'ont à ce jourjamais passé le stade d'un échange de vues générales contribuant uniquement à renforcer la compréhension mutuelle.

L'élargissement des intérêts communs


Avec la fin de la guerre froide, la nécessité de souligner l'indivisibilité de la sécurité occidentale s'est estompée. Mais assez paradoxalement, les éléments d'incertitude et d'instabilité qui caractérisent le monde d'après la guerre froide contribuent à l'élargissement des intérêts et des préoccupations en matière de sécurité que partagent le Japon et l'Europe. Les nombreux risques identifiés qui pourraient découler de l'effondrement de l'ancienne Union soviétique impliquent par exemple des degrés de danger similaires, voire identiques, pour le Japon et l'Europe. Il en résulte que la démocratisation de la Russie et des autres nouvelles républiques, de même que l'introduction d'une économie de marché dans ces pays, relèvent de l'intérêt commun du Japon et de l'Europe. Dans ses efforts de reconstruction économique, l'Europe centrale et orientale compte sur le soutien financier japonais. Et, parmi bien d'autres, les questions qualifiées de transnationales - qui vont des problèmes de non-prolifération et de maîtrise des armements jusqu'à ceux des réfugiés et de l'environnement - exigent une coopération internationale étroite impliquant aussi bien le Japon que l'Europe.

De même, pour ce qui a trait aux implications plus directement militaires, une coopération élargie entre le Japon et l'Europe s'avère désormais nécessaire. La question de savoir comment réduire la puissance militaire excessive laissée à la disposition des nouvelles républiques nées de la dislocation de l'Union soviétique est à l'ordre du jour. La prolifération et le stockage d'armes nucléaires, ainsi que la fuite possible des technologies associées à ces dernières, prennent également une importance particulière dans ce contexte. Les imposants stocks d'armes conventionnelles élaborées qui subsistent, ainsi que les technologies industrielles pour les produire, sont une autre source de préoccupation.

Ainsi est-il d'autant plus important d'empêcher la résurgence de régimes autoritaires dans ce qui fut l'Union soviétique. Cependant, comme le processus de démocratisation exigera beaucoup de temps tout en impliquant des éléments imprévisibles, il s'avère essentiel que le Japon et l'Europe demeurent l'un comme l'autre vigilants et poursuivent leurs efforts de défense (bien qu'à des niveaux plus bas), tout en amplifiant l'aide technologique et humanitaire destinée aux pays concernés. Dans ce contexte, on ne peut nier l'importance pour le Japon et pour l'Europe d'échanger des informations relatives aux capacités militaires des bénéficiaires et de partager 1 ' évaluation des risques les concernant.

La situation troublée qui prévaut dans la région du Golfe et au Moyen-Orient constitue un autre sujet de préoccupation commune en matière de sécurité. L'indépendance des républiques islamiques de l'ex-Union soviétique va encore compliquer les conditions politiques déjà complexes de ces régions stratégi-quement importantes.

Il se peut aussi que l'impact des conflits régionaux en d'autres endroits déstabilise les situations léguées par l'après-guerre froide. Un aggravation des rivalités entre les Etats et les ethnies de l'ex-Union soviétique et de l'Europe de l'Est aurait de sérieuses implications pour la sécurité européenne -comme, d'ailleurs, pour la sécurité globale. Les nombreux conflits et différends qui persistent dans la région de l'Asie et du Pacifique pourraient en outre avoir de vaste répercussions dans cette partie du monde.

Le Japon a envoyé des dragueurs de mines de ses Forces d'autodéfense (FAD) dans le Golfe persique pour les opérations de déminage postérieures au conflit. Et la Diète (parlement) japonaise débat, vient de voter une loi qui permet la participation de la FAD à des opérations de maintien de la paix (OMP). Toutefois, même avec l'adoption de la loi sur les OMP, le Japon n' utilisera pas les FAD pour des opérations de combat outre-mer. Il est largement admis au Japon que l'article 9 de l'actuelle constitution, par lequel le pays renonce à "la menace ou à l'utilisation de la force comme moyen de régler les litiges internationaux", interdit l'utilisation des FAD pour des opérations de combat sortant du cadre de l'autodéfense. Il en résulte que la confiance du Japon place dans les forces américaines et, dans une moindre mesure, européennes en ce qui concerne le maintien de la sécurité dans des régions d'importance stratégique ne risque guère de se modifier aussi longtemps que l'actuelle constitution sera en vigueur.

Il n'en demeure pas moins que l'implication politique du Japon et son soutien financier aux efforts internationaux visant à résoudre des conflits régionaux, à reconstruire les pays concernés et à empêcher le retour de l'instabilité ne cesse globalement de s'accroître. Le Japon tente également d'intensifier ce que l'on appelle la participation physique des Japonais eux-mêmes à la mobilisation internationale au service de la cause commune de la paix et de la stabilité dans le monde. Les OMP et d'autres initiatives non exemptes de risques visant à aider des réfugiés ou à protéger l'environnement montrent comment le Japon tente désormais d'impliquer davantage sa population. Les modalités d'intégration de ces ressources japonaises dans le cadre d'accords généraux de partage des tâches en matière de sécurité et de stabilité régionales constitueront un axe important de la coopération politique trilatérale entre les Etats-Unis, l'Europe et le Japon.

La poursuite de l'engagement américain

Une autre préoccupation importante que le Japon et l'Europe partagent en cette après-guerre froide réside dans la tendance de plus en plus marquée du monde politique américain au repli sur soi. L'Amérique ne pourra plus jamais en revenir à un isolationnisme absolu. Le mécanisme d'interdépendance mutuelle avec le monde extérieur fait déjà partie intégrante de la structure de l'économie américaine. Il n'en demeure pas moins que, politiquement, l'effondrement de l'Union soviétique, la pression du déficit budgétaire et de revendication croissante d'une amélioration des conditions de vie se conjuguent pour renforcer la tendance isolationniste des Américains.
Il est d'autre part évident que l'engagement américain restera un facteur essentiel de coopération internationale, en particulier sous l'angle de la sécurité dans la région de l'Asie et du Pacifique et en Europe. Les intérêts du Japon et de l'Europe se rejoignent donc lorsqu'il s'agit de déterminer comment inciter encore les Etats-Unis à prendre part au processus de coopération internationale. Il est bien sûr inutile de dire que, suivant qu'il s'agit de la région de l'Asie et du Pacifique ou de l'Europe, les modalités de la participation américaine seront nécessairement différentes.

Dans la région de l'Asie et du Pacifique, une présence militaire américaine est considérée comme un élément stabilisateur indispensable du point de vue politique, sinon militaire. Une présence navale américaine désamorce toutes les implications menaçantes dues aux forces navales militaires russes ou autres dans la région. Les Etats-Unis sont les seuls garants de la dissuasion nucléaire pour leurs alliés. Et le fait que le Japon dépende du soutien militaire américain est rassurant pour de nombreux Asiatiques qui redoutent la possibilité d'un renouveau de la puissance militaire nippone dans la région. La situation n'est toutefois pas appelée à se modifier, du moins dans un avenir prévisible.

Ajoutons en outre que, à l'instar de l'OTAN en Europe, l'alliance entre les Etats-Unis et le Japon constitue, et demeurera, la clef de l'engagement américain envers la sécurité de la région. Outre la défense du Japon, cette alliance est un fondement important des assurances de sécurité que les Etats-Unis donnent à de nombreux pays d'Asie et du Pacifique.

Le partage des tâches entre les alliés de l'Amérique est cependant essentiel pour le maintien de l'engagement américain envers la sécurité de la région. Dans ce contexte, le soutien du pays hôte que le Japon fournit aux Etats-Unis est d'une importance capitale. L'autorisation de mouillage permanent d'un porte-avions et d'autres navires de guerre américains au Japon facilite la présence navale des Etats-Unis dans le Pacifique occidental et l'Océan indien. Le soutien financier du Japon s'est élevé à 3,7 milliards de dollars en 1991. Tokyo payera en outre 4,4 milliards de dollars (aux taux de 1991) dès 1995, ce qui représentera plus de "73 % du coût hors appointements" de la présence américaine au Japon (1). L'accroissement des dépenses de défense nippones inquiète certains Asiatiques, mais cette augmentation - qui englobe le soutien du pays hôte - est vitale pour que le Congrès des Etats-Unis accorde son appui à la poursuite de l'engagement américain.

Des conditions géopolitiques différentes

La fin de la guerre froide a également mis en lumière les différences entre les conditions de sécurité dans la région de l'Asie et du Pacifique et en Europe. Ces différences n'ont guère eu d'impact sur les stratégies occidentales à rencontre de l'Union soviétique à l'époque de la guerre froide. De fait, l'Europe constituait alors le principal théâtre de la confrontation Est-Ouest, même si deux guerres "chaudes" (la Corée et le Viêt-nam) firent rage en Asie sous la pression de la guerre froide. Ajoutons en outre que la sécurité de ce qui constituait alors l'Europe occidentale représentait à cette époque la principale, voire la seule, préoccupation des stratèges américains soucieux de contenir l'expansionnisme soviétique. Il en résulte que les débats sur la sécurité occidentale demeurèrent à cette époque confinés dans le cadre des priorités et préoccupations politiques de l'Alliance atlantique.

En fait, les différences dans la situation géopolitique de la région de l'Asie et du Pacifique et en Europe sont de natures diverses. L'un des contrastes marquants par rapport à l'Europe, où la préoccupation majeure pour de nombreux pays a longtemps été la réduction de la tension militaire impliquant une possibilité de conflit nucléaire, est que celle des pays d'Asie et du Pacifique était et demeure centrée sur le développement économique chez eux. A la différence de l'Europe, les relations Est-Ouest n'ont jamais eu qu'une incidence limitée sur la sécurité régionale: la Chine s'est tenue en marge du contexte Est-Ouest et de nombreux pays de la région, méfi ants par nature à rencontre des grandes puissances, restaient enclins à éviter toute implication dans ce qu'ils considéraient comme une rivalité entre superpuis sances. Ajoutons que les menaces perçues varient très sensiblement d'un pays à 1 ' autre dans une région où la structure des alliances est essentiellement bilatérale et où la stratégie américaine de déploiement en avant constitue le principal élément stabilisateur, voire le seul.

Des conflits et des différends sous-régionaux réclament en outre d'urgence l'attention du monde politique. La paix au Cambodge demeure fragile. Les soupçons à 1 ' encontre de la Corée du Nord quant à ses intentions de posséder une capacité nucléaire jettent une ombre sur les perspectives plus prometteuses de réconciliation entre le nord et le sud de la péninsule coréenne, et des conflits territoriaux larvés perdurent dans le sud de la Mer de Chine.

La réticence de Moscou à admettre les prétentions japonaises sur les Territoires septentrionaux reste un obstacle à la normalisation complète des relations entre le Japon et la Russie. L'occupation soviétique de ces Territoires résulte de l'expansionnisme stalinien, comme l'ont reconnu les dirigeants du G-7 lors du Sommet économique de Londres, en juillet 1991, lorsqu'ils ont exprimé le souhait que le nouvel esprit de coopération internationale (ce que l'on appelle le "nouveau mode de pensée" de la politique soviétique) se reflète aussi pleinement en Asie qu'en Europe. Lors de ce même sommet, le président souligna dans sa déclaration que "la normalisation totale des relations soviético-japonaises, y compris le règlement de la question des Territoires septentrionaux, contribuerait grandement" à ce nouvel esprit. L'approche russe du problème est apparemment plus réaliste et conciliante que la position soviétique traditionnelle. Le problème reste toutefois entier, et les pays européens contribueraient sans aucun doute à faire évoluer encore l'attitude russe à cet égard en continuant de soutenir la position japonaise.
En outre, il reste encore à assimiler pleinement toutes les implications de l'effondrement de l'Union soviétique pour la sécurité de la région Asie-Pacifique. Et, à l'exception du Japon, les pays asiatiques peuvent les percevoir différemment par rapport à l'opinion qu'en ont les Américains et les Européens. La détérioration de la situation économique en Russie et dans les autres républiques, le climat politique confus dans ces nouveaux Etats, les rivalités et les affrontements entre républiques et ethnies sont autant de facteurs inquiétants pour les pays d'Asie et du Pacifique. Pour nombre d'entre eux cependant, l'aggravation des conditions dans l'ex-Union soviétique est quelque peu éloignée de leurs préoccupations quotidiennes, la distance géographique qui les sépare de cette région troublée réduisant pour eux l'importance de la question.

La possibilité d'un relâchement du contrôle central sur les armes de destruction massive, de même que la possibilité d'afflux vers certains pays agressifs tels que la Corée du Nord, des technologies et des spécialistes liés à ces armes, constituent également un sujet de préoccupation pour de nombreux pays d'Asie et du Pacifique, bien que, une fois encore, ces préoccupations ne fassent pas l'unanimité parmi tous les Etats de la région.

La perspective de réductions des forces américaines dans la région constitue d'autre part une inquiétude commune pour de nombreux Asiatiques. Les préoccupations des Américains et des Européens au sujet des problèmes de l'ex-Union soviétique inquiètent en outre les pays d'Asie et du Pacifique, et la baisse de l'attention politique américaine se fait déjà sentir de manière aiguë dans la région.
Au moment d'envisager toute coopération en matière de sécurité internationale impliquant le Japon, il faut tenir compte de ces différences entre les conditions de la sécurité en Europe et dans la région de l'Asie et du Pacifique, car la sécurité dans

cette dernière est essentielle pour le Japon. Bien que le pays se préoccupe des questions globales, il lui a toujours été difficile de concilier les exigences propres à deux identités souvent antagonistes - l'appartenance au groupe des démocraties industrielles occidentales d'une part, et à la communauté paci-fico-asiatique d'autre part, mais cet aspect garde son importance. Et le dilemme lié à cette double identité subsistera jusqu'à ce que d'autres pays asiatiques accèdent à leur tour à plus d'industrialisation et de démocratie.
Dans le monde de l'après-guerre froide, la coopération internationale sera indispensable pour que s'installent la paix et la stabilité, la reconstruction et le développement à tous les niveaux - mondial, régional ou local. Parmi tous ces efforts, la coopération trilatérale entre les Etats-Unis, l'Europe et le Japon sera assurément importante, et le dialogue politique entre le Japon et l'OTAN doit en tout cas y avoir sa place. Il contribuerait à élargir les perspectives de sécurité des partenaires de la coopération trilatérale et le cadre de leurs actions concertées vis-à-vis de leurs préoccupations et intérêts communs en matière de sécurité. Il est inutile de dire qu'il faciliterait également l'échange d'informations concernant ces sujets d'intérêt commun.

Avec la fin de la guerre froide, le danger d'un conflit global s'est éloigné, mais de nombreux éléments d'instabilité et d'incertitude demeurent. Il est dès lors important que les pays industrialisés prennent résolument des initiatives au niveau politique afin d'élargir encore les perspectives de paix globale. Le moment est donc bien choisi pour approfondir le dialogue politique entre le Japon et l'OTAN par le biais de réunions plus régulières, réunions qui pourraient avoir lieu au niveau des ministres des Affaires étrangères.





(1) James Baker, "America in Asia: Emerging Architecture for a Pacific Commu-nity", Foreign Affairs, Vol.70, No.5 Hiver 199l/ 92 p. 1 -40