Edition Web
Vol. 40- No. 3
Juin1992
p. 18-23
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Le
Japon et l'OTAN L'ordre du jour
du dialogue politique
Yukio Satoh
Le plan d'action de la Déclaration de Tokyo sur l'association
globale américano-japonaise, annoncé par le président
George Bush et le Premier ministre Kiichi Miazawa en janvier 1992, souligne
l'importance du dialogue politique entre le Japon et l'OTAN. Il marque
ainsi une évolution prononcée par rapport à la priorité
très relative qui avait été accordée jusque-là
au dialogue sur la sécurité entre le Japon et l'Europe.
Au cours des années 80, les responsables japonais et européens
en vinrent à se rendre compte qu'ils partageaient certaines préoccupations
communes en matière de sécurité, la mise en place
des missiles SS-20 soviétiques et les situations instables dans
le Golfe au lendemain de l'invasion de l'Afghanistan par les Soviétiques
servant de révélateurs à la communauté des
intérêts de sécurité entre le Japon et ce qui
constituait alors l'Europe occidentale. C'est dans ce contexte que le
Premier ministre Ya-suhiro Nakasone se joignit aux européens lors
du Sommet de Williamsburg de 1983 pour déclarer que "la sécurité
de nos pays est indivisible et doit être envisagée sur une
base globale". La guerre du Golfe devait confirmer ultérieurement
le bien-fondé de cette notion, même en dehors du contexte
des relations Est-Ouest.
La tenue des sommets économiques offre un forum aux discussions
trilatérales sur les questions de sécurité entre
les Etats-Unis, l'Europe et le Japon, et certains progrès ont été
enregistrés dans le dialogue politico-militaire bilatéral
entre le Japon et certains pays européens, surtout la Grande-Bretagne.
Des visites réciproques occasionnelles de hauts responsables ont
également lieu entre le Japon et le siège de l'OTAN. Toutefois,
sauf dans le cas des sommets économiques, les dialogues et contacts
de cet ordre n'ont à ce jourjamais passé le stade d'un échange
de vues générales contribuant uniquement à renforcer
la compréhension mutuelle.
L'élargissement des intérêts communs
Avec la fin de la guerre froide, la nécessité de souligner
l'indivisibilité de la sécurité occidentale s'est
estompée. Mais assez paradoxalement, les éléments
d'incertitude et d'instabilité qui caractérisent le monde
d'après la guerre froide contribuent à l'élargissement
des intérêts et des préoccupations en matière
de sécurité que partagent le Japon et l'Europe. Les nombreux
risques identifiés qui pourraient découler de l'effondrement
de l'ancienne Union soviétique impliquent par exemple des degrés
de danger similaires, voire identiques, pour le Japon et l'Europe. Il
en résulte que la démocratisation de la Russie et des autres
nouvelles républiques, de même que l'introduction d'une économie
de marché dans ces pays, relèvent de l'intérêt
commun du Japon et de l'Europe. Dans ses efforts de reconstruction économique,
l'Europe centrale et orientale compte sur le soutien financier japonais.
Et, parmi bien d'autres, les questions qualifiées de transnationales
- qui vont des problèmes de non-prolifération et de maîtrise
des armements jusqu'à ceux des réfugiés et de l'environnement
- exigent une coopération internationale étroite impliquant
aussi bien le Japon que l'Europe.
De même, pour ce qui a trait aux implications plus directement militaires,
une coopération élargie entre le Japon et l'Europe s'avère
désormais nécessaire. La question de savoir comment réduire
la puissance militaire excessive laissée à la disposition
des nouvelles républiques nées de la dislocation de l'Union
soviétique est à l'ordre du jour. La prolifération
et le stockage d'armes nucléaires, ainsi que la fuite possible
des technologies associées à ces dernières, prennent
également une importance particulière dans ce contexte.
Les imposants stocks d'armes conventionnelles élaborées
qui subsistent, ainsi que les technologies industrielles pour les produire,
sont une autre source de préoccupation.
Ainsi est-il d'autant plus important d'empêcher la résurgence
de régimes autoritaires dans ce qui fut l'Union soviétique.
Cependant, comme le processus de démocratisation exigera beaucoup
de temps tout en impliquant des éléments imprévisibles,
il s'avère essentiel que le Japon et l'Europe demeurent l'un comme
l'autre vigilants et poursuivent leurs efforts de défense (bien
qu'à des niveaux plus bas), tout en amplifiant l'aide technologique
et humanitaire destinée aux pays concernés. Dans ce contexte,
on ne peut nier l'importance pour le Japon et pour l'Europe d'échanger
des informations relatives aux capacités militaires des bénéficiaires
et de partager 1 ' évaluation des risques les concernant.
La situation troublée qui prévaut dans la région
du Golfe et au Moyen-Orient constitue un autre sujet de préoccupation
commune en matière de sécurité. L'indépendance
des républiques islamiques de l'ex-Union soviétique va encore
compliquer les conditions politiques déjà complexes de ces
régions stratégi-quement importantes.
Il se peut aussi que l'impact des conflits régionaux en d'autres
endroits déstabilise les situations léguées par l'après-guerre
froide. Un aggravation des rivalités entre les Etats et les ethnies
de l'ex-Union soviétique et de l'Europe de l'Est aurait de sérieuses
implications pour la sécurité européenne -comme,
d'ailleurs, pour la sécurité globale. Les nombreux conflits
et différends qui persistent dans la région de l'Asie et
du Pacifique pourraient en outre avoir de vaste répercussions dans
cette partie du monde.
Le Japon a envoyé des dragueurs de mines de ses Forces d'autodéfense
(FAD) dans le Golfe persique pour les opérations de déminage
postérieures au conflit. Et la Diète (parlement) japonaise
débat, vient de voter une loi qui permet la participation de la
FAD à des opérations de maintien de la paix (OMP). Toutefois,
même avec l'adoption de la loi sur les OMP, le Japon n' utilisera
pas les FAD pour des opérations de combat outre-mer. Il est largement
admis au Japon que l'article 9 de l'actuelle constitution, par lequel
le pays renonce à "la menace ou à l'utilisation de
la force comme moyen de régler les litiges internationaux",
interdit l'utilisation des FAD pour des opérations de combat sortant
du cadre de l'autodéfense. Il en résulte que la confiance
du Japon place dans les forces américaines et, dans une moindre
mesure, européennes en ce qui concerne le maintien de la sécurité
dans des régions d'importance stratégique ne risque guère
de se modifier aussi longtemps que l'actuelle constitution sera en vigueur.
Il n'en demeure pas moins que l'implication politique du Japon et son
soutien financier aux efforts internationaux visant à résoudre
des conflits régionaux, à reconstruire les pays concernés
et à empêcher le retour de l'instabilité ne cesse
globalement de s'accroître. Le Japon tente également d'intensifier
ce que l'on appelle la participation physique des Japonais eux-mêmes
à la mobilisation internationale au service de la cause commune
de la paix et de la stabilité dans le monde. Les OMP et d'autres
initiatives non exemptes de risques visant à aider des réfugiés
ou à protéger l'environnement montrent comment le Japon
tente désormais d'impliquer davantage sa population. Les modalités
d'intégration de ces ressources japonaises dans le cadre d'accords
généraux de partage des tâches en matière de
sécurité et de stabilité régionales constitueront
un axe important de la coopération politique trilatérale
entre les Etats-Unis, l'Europe et le Japon.
La poursuite de l'engagement américain
Une autre préoccupation importante que le Japon et l'Europe partagent
en cette après-guerre froide réside dans la tendance de
plus en plus marquée du monde politique américain au repli
sur soi. L'Amérique ne pourra plus jamais en revenir à un
isolationnisme absolu. Le mécanisme d'interdépendance mutuelle
avec le monde extérieur fait déjà partie intégrante
de la structure de l'économie américaine. Il n'en demeure
pas moins que, politiquement, l'effondrement de l'Union soviétique,
la pression du déficit budgétaire et de revendication croissante
d'une amélioration des conditions de vie se conjuguent pour renforcer
la tendance isolationniste des Américains.
Il est d'autre part évident que l'engagement américain restera
un facteur essentiel de coopération internationale, en particulier
sous l'angle de la sécurité dans la région de l'Asie
et du Pacifique et en Europe. Les intérêts du Japon et de
l'Europe se rejoignent donc lorsqu'il s'agit de déterminer comment
inciter encore les Etats-Unis à prendre part au processus de coopération
internationale. Il est bien sûr inutile de dire que, suivant qu'il
s'agit de la région de l'Asie et du Pacifique ou de l'Europe, les
modalités de la participation américaine seront nécessairement
différentes.
Dans la région de l'Asie et du Pacifique, une présence militaire
américaine est considérée comme un élément
stabilisateur indispensable du point de vue politique, sinon militaire.
Une présence navale américaine désamorce toutes les
implications menaçantes dues aux forces navales militaires russes
ou autres dans la région. Les Etats-Unis sont les seuls garants
de la dissuasion nucléaire pour leurs alliés. Et le fait
que le Japon dépende du soutien militaire américain est
rassurant pour de nombreux Asiatiques qui redoutent la possibilité
d'un renouveau de la puissance militaire nippone dans la région.
La situation n'est toutefois pas appelée à se modifier,
du moins dans un avenir prévisible.
Ajoutons en outre que, à l'instar de l'OTAN en Europe, l'alliance
entre les Etats-Unis et le Japon constitue, et demeurera, la clef de l'engagement
américain envers la sécurité de la région.
Outre la défense du Japon, cette alliance est un fondement important
des assurances de sécurité que les Etats-Unis donnent à
de nombreux pays d'Asie et du Pacifique.
Le partage des tâches entre les alliés de l'Amérique
est cependant essentiel pour le maintien de l'engagement américain
envers la sécurité de la région. Dans ce contexte,
le soutien du pays hôte que le Japon fournit aux Etats-Unis est
d'une importance capitale. L'autorisation de mouillage permanent d'un
porte-avions et d'autres navires de guerre américains au Japon
facilite la présence navale des Etats-Unis dans le Pacifique occidental
et l'Océan indien. Le soutien financier du Japon s'est élevé
à 3,7 milliards de dollars en 1991. Tokyo payera en outre 4,4 milliards
de dollars (aux taux de 1991) dès 1995, ce qui représentera
plus de "73 % du coût hors appointements" de la présence
américaine au Japon (1). L'accroissement des
dépenses de défense nippones inquiète certains Asiatiques,
mais cette augmentation - qui englobe le soutien du pays hôte -
est vitale pour que le Congrès des Etats-Unis accorde son appui
à la poursuite de l'engagement américain.
Des conditions géopolitiques différentes
La fin de la guerre froide a également mis en lumière les
différences entre les conditions de sécurité dans
la région de l'Asie et du Pacifique et en Europe. Ces différences
n'ont guère eu d'impact sur les stratégies occidentales
à rencontre de l'Union soviétique à l'époque
de la guerre froide. De fait, l'Europe constituait alors le principal
théâtre de la confrontation Est-Ouest, même si deux
guerres "chaudes" (la Corée et le Viêt-nam) firent
rage en Asie sous la pression de la guerre froide. Ajoutons en outre que
la sécurité de ce qui constituait alors l'Europe occidentale
représentait à cette époque la principale, voire
la seule, préoccupation des stratèges américains
soucieux de contenir l'expansionnisme soviétique. Il en résulte
que les débats sur la sécurité occidentale demeurèrent
à cette époque confinés dans le cadre des priorités
et préoccupations politiques de l'Alliance atlantique.
En fait, les différences dans la situation géopolitique
de la région de l'Asie et du Pacifique et en Europe sont de natures
diverses. L'un des contrastes marquants par rapport à l'Europe,
où la préoccupation majeure pour de nombreux pays a longtemps
été la réduction de la tension militaire impliquant
une possibilité de conflit nucléaire, est que celle des
pays d'Asie et du Pacifique était et demeure centrée sur
le développement économique chez eux. A la différence
de l'Europe, les relations Est-Ouest n'ont jamais eu qu'une incidence
limitée sur la sécurité régionale: la Chine
s'est tenue en marge du contexte Est-Ouest et de nombreux pays de la région,
méfi ants par nature à rencontre des grandes puissances,
restaient enclins à éviter toute implication dans ce qu'ils
considéraient comme une rivalité entre superpuis sances.
Ajoutons que les menaces perçues varient très sensiblement
d'un pays à 1 ' autre dans une région où la structure
des alliances est essentiellement bilatérale et où la stratégie
américaine de déploiement en avant constitue le principal
élément stabilisateur, voire le seul.
Des conflits et des différends sous-régionaux réclament
en outre d'urgence l'attention du monde politique. La paix au Cambodge
demeure fragile. Les soupçons à 1 ' encontre de la Corée
du Nord quant à ses intentions de posséder une capacité
nucléaire jettent une ombre sur les perspectives plus prometteuses
de réconciliation entre le nord et le sud de la péninsule
coréenne, et des conflits territoriaux larvés perdurent
dans le sud de la Mer de Chine.
La réticence de Moscou à admettre les prétentions
japonaises sur les Territoires septentrionaux reste un obstacle à
la normalisation complète des relations entre le Japon et la Russie.
L'occupation soviétique de ces Territoires résulte de l'expansionnisme
stalinien, comme l'ont reconnu les dirigeants du G-7 lors du Sommet économique
de Londres, en juillet 1991, lorsqu'ils ont exprimé le souhait
que le nouvel esprit de coopération internationale (ce que l'on
appelle le "nouveau mode de pensée" de la politique soviétique)
se reflète aussi pleinement en Asie qu'en Europe. Lors de ce même
sommet, le président souligna dans sa déclaration que "la
normalisation totale des relations soviético-japonaises, y compris
le règlement de la question des Territoires septentrionaux, contribuerait
grandement" à ce nouvel esprit. L'approche russe du problème
est apparemment plus réaliste et conciliante que la position soviétique
traditionnelle. Le problème reste toutefois entier, et les pays
européens contribueraient sans aucun doute à faire évoluer
encore l'attitude russe à cet égard en continuant de soutenir
la position japonaise.
En outre, il reste encore à assimiler pleinement toutes les implications
de l'effondrement de l'Union soviétique pour la sécurité
de la région Asie-Pacifique. Et, à l'exception du Japon,
les pays asiatiques peuvent les percevoir différemment par rapport
à l'opinion qu'en ont les Américains et les Européens.
La détérioration de la situation économique en Russie
et dans les autres républiques, le climat politique confus dans
ces nouveaux Etats, les rivalités et les affrontements entre républiques
et ethnies sont autant de facteurs inquiétants pour les pays d'Asie
et du Pacifique. Pour nombre d'entre eux cependant, l'aggravation des
conditions dans l'ex-Union soviétique est quelque peu éloignée
de leurs préoccupations quotidiennes, la distance géographique
qui les sépare de cette région troublée réduisant
pour eux l'importance de la question.
La possibilité d'un relâchement du contrôle central
sur les armes de destruction massive, de même que la possibilité
d'afflux vers certains pays agressifs tels que la Corée du Nord,
des technologies et des spécialistes liés à ces armes,
constituent également un sujet de préoccupation pour de
nombreux pays d'Asie et du Pacifique, bien que, une fois encore, ces préoccupations
ne fassent pas l'unanimité parmi tous les Etats de la région.
La perspective de réductions des forces américaines dans
la région constitue d'autre part une inquiétude commune
pour de nombreux Asiatiques. Les préoccupations des Américains
et des Européens au sujet des problèmes de l'ex-Union soviétique
inquiètent en outre les pays d'Asie et du Pacifique, et la baisse
de l'attention politique américaine se fait déjà
sentir de manière aiguë dans la région.
Au moment d'envisager toute coopération en matière de sécurité
internationale impliquant le Japon, il faut tenir compte de ces différences
entre les conditions de la sécurité en Europe et dans la
région de l'Asie et du Pacifique, car la sécurité
dans
cette dernière est essentielle pour le Japon. Bien que le pays
se préoccupe des questions globales, il lui a toujours été
difficile de concilier les exigences propres à deux identités
souvent antagonistes - l'appartenance au groupe des démocraties
industrielles occidentales d'une part, et à la communauté
paci-fico-asiatique d'autre part, mais cet aspect garde son importance.
Et le dilemme lié à cette double identité subsistera
jusqu'à ce que d'autres pays asiatiques accèdent à
leur tour à plus d'industrialisation et de démocratie.
Dans le monde de l'après-guerre froide, la coopération internationale
sera indispensable pour que s'installent la paix et la stabilité,
la reconstruction et le développement à tous les niveaux
- mondial, régional ou local. Parmi tous ces efforts, la coopération
trilatérale entre les Etats-Unis, l'Europe et le Japon sera assurément
importante, et le dialogue politique entre le Japon et l'OTAN doit en
tout cas y avoir sa place. Il contribuerait à élargir les
perspectives de sécurité des partenaires de la coopération
trilatérale et le cadre de leurs actions concertées vis-à-vis
de leurs préoccupations et intérêts communs en matière
de sécurité. Il est inutile de dire qu'il faciliterait également
l'échange d'informations concernant ces sujets d'intérêt
commun.
Avec la fin de la guerre froide, le danger d'un conflit global s'est éloigné,
mais de nombreux éléments d'instabilité et d'incertitude
demeurent. Il est dès lors important que les pays industrialisés
prennent résolument des initiatives au niveau politique afin d'élargir
encore les perspectives de paix globale. Le moment est donc bien choisi
pour approfondir le dialogue politique entre le Japon et l'OTAN par le
biais de réunions plus régulières, réunions
qui pourraient avoir lieu au niveau des ministres des Affaires étrangères.
(1) James Baker, "America in Asia: Emerging Architecture
for a Pacific Commu-nity", Foreign Affairs, Vol.70, No.5 Hiver 199l/
92 p. 1 -40
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