Edition Web
Vol. 40- No. 3
Juin1992
p. 3-6
|
La
Communauté des Etats indépendants
Toujours en vie, mais pas très vaillante
Alexei Pushkov,
rédacteur en chef adjoint des Nouvelles de Moscou
Comme on pouvait s'y attendre, Mikhaïl Gorbatchev avait raison lorsqu'il
s'opposait à Boris Yeltsin sur les conséquences de la désintégration
de l'Union soviétique. Les prédictions de Gorbatchev décrivant
un immense territoire ébranlé par les confrontations politiques,
les conflits interethniques et les troubles économiques se sont
avérés beaucoup plus proches de la réalité
que la vision idyllique de Yeltsin, décrivant une communauté
pastorale de nouveaux Etats indépendants. Toutefois, même
s'il avait raison, Gorbatchev n'en représentait pas moins le passé,
alors que Yeltsin incarnait l'avenir. Les tentatives désespérées
de Gorbatchev pour conser ver l'Union soviétique sous la forme
d'une fédéra don de républiques étaient inévitablement
condam nées d'avance et, après l'échec du coup d'Etat
au mois d'août, plus rien ne pouvait vraiment empêcher l'éclatement
d'une union déjà moribonde.
La création en décembre 1991 de la Communauté des
Etats indépendants (CEI) constitua surtout pour ses instigateurs
- les présidents de la Russie, de l'Ukraine et du Bé-larus
- un moyen de se débarrasser de l'ancien centralisme de Moscou,
dont la seule survie mettait en question leur pouvoir nouvellement acquis.
En même temps, la CEI apparaissait comme un instrument pour démanteler
méthodiquement l'URSS et un cadre pour résoudre les multiples
problèmes entraînés par sa désintégration
et la nécessité de partager son héritage complexe.
Aujourd'hui, un an et demi à peine après sa création,
la CEI semble de plus en plus faible et de moins en moins justifiée
aux yeux des Etats qui la composent. Cette perception s'explique principalement
par la contradiction initiale sur laquelle repose la CEI. Parmi les objectifs
déclarés de la Communauté, figuraient le maintien
d'un contrôle centralisé des forces nucléaires et
d'une partie de l'armée, une certaine coordination de la politique
étrangère et une coopération de l'économie,
afin de conserver un seul espace économique. Mais l'essence même
des nouveaux Etats, qui luttent pour leur indépendance et leur
souveraineté totales, pousse au moins certains d'entre eux - et
surtout l'Ukraine - à remettre en question presque tous les objectifs
de la CEI. Afin d'affirmer leur pouvoir, les nouvelles élites politiques
nationales s'appuyent sur le nationalisme, qui leur semble le seul moyen
de parvenir à l'indépendance complète et à
la rupture des liens avec Moscou en matière militaire notamment,
la Russie apparaissant à leurs yeux comme l'héritière
de l'ancien centralisme impérial. Il est fort probable que cette
contradiction entre les objectifs de la CEI et ceux des nouvelles autorités
nationales décide, en fin de compte, du sort de la Communauté.
La Russie et l'Ukraine
Cette situation est aggravée par les contradictions et les litiges
issus des conséquences très complexes de la désintégration
de l'URSS. Plusieurs facteurs minent la CEI - les conflits interethniques,
la question de l'avenir des forces armées soviétiques, les
différends territoriaux potentiels et les perspectives divergentes
des nouveaux Etats en matière de politique étrangère.
Il faut reconnaître que certains de ces conflits ont été
légués à la CEI par l'Union soviétique, et
Gorbatchev s'est avéré aussi incapable de les résoudre
que semblent l'être les présidents des onze Etats de la CEI.
L'évolution de ces conflits a d'ores et déjà abouti
à une véritable guerre entre deux Etats membres de la CEI,
l'Arménie et F Azerbaïdjan, dans le Haut Karabakh et à
des affrontements sanglants en Moldavie. Jusqu'à présent,
la CEI s'est avérée totalement incapable de résoudre
ces crises, ce qui a amené les nouveaux élus du Front populaire
de l'Azerbaïdjan à déclarer que leur pays ne tarderait
pas à quitter la Communauté. La Moldavie envisage elle aussi
de suivre la même voie. Mais le facteur de dislocation définitive
de la CEI pourrait bien être la montée des tensions entre
la Russie et l'Ukraine. A ce jour, Moscou et Kiev se considèrent
davantage comme des rivaux que comme des partenaires, tant au sein de
la CEI que vis-à-vis du reste du monde.
Pareil développement était déjà prévisible
au lendemain de la création de la CEI. L'Ukraine a été
la première république à décider de former
une armée indépendante. Son exemple a été
très vite suivi par d'autres républiques: le Bélarus,
l'Azerbaïdjan, la Moldavie, l'Ouzbékistan et plus récemment
le Kazakhstan. Mais c'est le président ukrainien Leonid Kravtchouk
qui a été le premier à passer à l'action de
manière concrète. Dès le mois de mars, Kiev a en
effet décidé de placer un certain nombre d'unités
militaires stationnées en Ukraine sous sa juridiction. Cela a incité
la Russie à accélérer sa décision de créer
ses propres forces militaires - une décision à l'encontre
de laquelle Yeltsin avait depuis longtemps exprimé des réticences.
Le 4 avril était signé un décret présidentiel
portant création de l'armée russe, tandis que le 6 avril,
Leonid Kravtchouk signait son propre décret plaçant la flotte
de la Mer Noire et toutes les forces navales et militaires présentes
sur le territoire ukrainien sous le contrôle de son gouvernement.
Moscou et Kiev se trouvaient ainsi impliquées dans une confrontation
politique majeure.
Après quelques jours de vives tensions, Yeltsin et Kravtchouk estimèrent
avoir été trop loin et suspendirent leur décision
respective concernant la flotte. Ils mirent sur pied une commission interparlementaire
chargée de trouver une solution au problème. Cela n'a toutefois
entraîné qu'un gel de la situation, étant donné
l'importance des implications du différend pour les deux pays -
statut politique, fierté nationale et facteurs géostratégiques.
Ces implications ne doivent en outre pas faire oublier l'importance du
problème en tant que tel. Basée à Sébastopol,
la flotte se compose de 345 navires de surface, de 28 sous-marins, de
300 avions et hélicoptères et de 900.000 hommes, et sa valeur
est estimée à 80 milliards de roubles. Cette flotte n'est
pas sans rapport avec un autre facteur d'exacerbation des tensions entre
l'Ukraine et la Russie: le sort de la Crimée - une péninsule
de la Mer Noire couvrant un territoire de 27.000 kilomètres carrés
et dont la population est à forte majorité russe (70%).
La Crimée appartint à la Russie jusqu'en 1954, puis fut
rattachée à l'Ukraine par Nikita Khrouchtchev.
Les revendications de la Russie sur la Crimée étaient à
l'origine de vives discussions lors du Congrès des députés
du peuple à Moscou en avril dernier. Le 21 mai, le parlement russe
a adopté une position politique extrêmement controversée,
en déclarant que le passage de la péninsule sous le contrôle
de l'Ukraine en 1954 ne reposait sur aucun fondement légal. Cette
décision a déchaîné la colère des dirigeants
de Kiev. Le parlement ukrainien n'a pas accordé la moindre attention
aux promesses des législateurs russes, ceux-ci ayant déclaré
qu'ils n'avaient aucune revendication territoriale sur la Crimée.
Pour Kiev, la position russe représente une tentative de remettre
en question l'intégrité territoriale de l'Ukraine. Kravtchouk
a écarté toute possibilité de discussions avec la
Russie sur la "question territoriale" et a souligné que
la Crimée faisait partie intégrante de l'Ukraine. Il a en
la matière le soutien total du parlement ukrainien et du mouvement
nationaliste Rukh.
Au départ, les dirigeants de la Crimée avaient proposé
que la péninsule devienne indépendante et décidé
d'organiser un référendum sur la sécession le 2 août.
Cependant, face à la fermeté de la position ukrainienne
ils sont revenus sur leur déclaration, préférant
entamer des pourparlers avec Kiev sur le statut de la péninsule.
Il est fort probable que la Crimée obtienne un degré d'autonomie
important à l'intérieur même de l'Ukraine, ce qui,
provisoirement du moins, mettrait fin à la bataille qu'elle livre
avec Kiev. Mais cette question restera potentiellement explosive dans
les relations entre la Russie et l'Ukraine, car personne ne peut exclure
d'emblée l'éventualité de nouvelles tensions politiques
sur le sort de la Crimée.
La controverse entre la Russie et l'Ukraine est l'exemple le plus frappant
du genre de conflit susceptible d'éclater entre les Etats membres
de la CEI. Il existe un risque d'aggravation des relations entre la Russie
et le Kazakhstan si Moscou devait remettre en question les frontières
existantes entre les deux pays en revendiquant les provinces septentrionales
du Kazakhstan dont la majorité de la population parle le russe.
Le fait que 25 millions de Russes vivent en dehors de la Russie pourrait,
lui aussi, aboutir à de nouvelles tensions, surtout si les autorités
des nouveaux Etats tendent à appliquer une discrimination à
rencontre de ces citoyens, comme cela a déjà été
le cas en Estonie. (Dans ce pays, tous les citoyens de langue russe, soit
40 pour-cent de la population, se sont vu refuser la citoyenneté
et les droits qui en découlent.)
La situation est encore compliquée par l'affaiblissement progressif
des liens économiques au sein de la CEI. L'existence d'un espace
économique unique est remise en question par l'Ukraine, qui entend
disposer dans un proche avenir de sa propre devise - la gri vna. Cela
ne pourra qu' aggraver encore la situation déjà chaotique
de l'économie de la CEI. D'ores et déjà, les salaires
ukrainiens sont payés en coupons - une mesure temporaire instaurant
une monnaie locale qui constitue la première étape vers
un abandon de la "zone du rouble".
Finalement les Etats de la CEI montrent tous les signes d'un désir
de poursuivre des objectifs différents en matière de politique
étrangère. Si la Russie, l'Ukraine et le Bélarus
se tournent vers l'Occident, la Moldavie vers la Roumanie, les républiques
islamiques sont attirées par des pays du Sud, tels que la Turquie,
l'Iran, l'Arabie Saoudite et le Pakistan, tandis que l'Arménie
essaie de rester ouverte à l'Ouest comme au Sud. A la fin février,
l'Azerbaïdjan et les républiques d'Asie centrale d'Ouzbékistan,
du Kirghizistan, du Tadjikistan et du Turkmé-nistan sont devenus
membres à part entière de l'Organisation de coopération
économique (OCE) incluant la Turquie, l'Iran et le Pakistan, considérée
comme une étape importante vers une coalition régionale.
Ce qui est plus inquiétant encore, c ' est la montée de
la rivalité entre Russes et Ukrainiens en matière de politique
étrangère. Au cours de sa visite au Etats Unis début
mai, le président Kravtchouk a demandé aux Américains
des garanties de sécurité contre la Russie. Bien que les
Etats-Unis n'aient pas accédé à sa requête,
le président Kravtchouk est néanmoins parvenu à porter
sur la scène internationale les contradictions qui existent entre
son pays et la Russie. Kiev est favorable à la création
d'une alliance Mer Baltique-Mer Noire qui comprendrait l'Ukraine, les
trois républiques baltes, et le Bélarus, et cela en vue
de contrebalancer la puissance russe. L'Ukraine tente actuellement d'établir
des liens militaires particuliers avec la Pologne, la Tchécoslovaquie
et la Hongrie et de s'attirer les faveurs de l'Occident - concurrençant
en cela les efforts déployés par la Russie.
Cet état de choses entrave naturellement toute coordination réelle
des politiques militaire, économique ou étrangère
au sein de la CEI, ou à tout le moins entre les deux Etats les
plus puissants. Les rencontres mensuelles des présidents de la
CEI ne peuvent oeuvrer à cette coordination, tant elles sont axées
sur les problèmes les plus aigus auxquels se trouve confrontée
la Communauté, sans pouvoir y apporter des solutions. On ne sera
donc pas étonné d'apprendre que, lors de la dernière
réunion du 12 mai à Tashkent par exemple, quatre présidents
sur onze (dont ceux d'Ukraine et de Moldavie) étaient absents.
Des facteurs d'intégration résiduels
II existe assurément toujours d'importants facteurs d'intégration
entre les républiques de l'ancienne Union soviétique. Soixante-quinze
millions de gens, soit un quart de la population de l'URSS, vivent en
dehors de leurs régions nationales et un mariage sur huit est mixte.
L'économie de la CEI, englobant 11 Etats, demeure essentiellement
monolithique. Il existe encore une monnaie commune, et la majorité
des républiques n'a pas l'intention de quitter la zone du rouble
dans un proche avenir. L'imposant héritage légué
par l'URSS (transports, énergie, recherche spatiale, ...) est extrêmement
difficile à diviser et un niveau élevé d'interdépendance
subsiste. C'est ainsi par exemple que l'Ouzbékistan importe d'autres
républiques de la CEI 100 pour-cent de son sucre, 67 pour-cent
de son poisson, 66 pour-cent de ses pommes de terre et 53 pour-cent de
sa viande et de son lait (par rapport au volume total de consommation).
D'un certain point de vue, les nouveaux Etats sont également voués
à occuper un espace économique unique en raison de leur
retard économique et technologique, et ce au moins jusqu'à
ce qu'ils soient capables de vendre leurs marchandises de qualité
inférieure en dehors des Etats membres de la CEI.
Il faut en outre tenir compte de la nécessité pour toutes
les républiques de disposer d'une défense adéquate.
Elles ne se considèrent pas toutes capables d'avoir des forces
armées indépendantes et même celles qui ont opté
pour de telles forces (comme le Kazakhstan) sont attirées par une
coopération plus étroite dans le domaine militaire. Cette
tendance, alliée au souci des anciennes républiques soviétiques
d'Asie centrale de ne pas devenir dépendantes de l'Iran ou d'autres
voisins du sud, a récemment conduit le ministre des Affaires étrangères
russe, Andrei Kozyrev, à envisager la possibilité d'une
union politique et militaire entre la Russie, le Kazakhstan, le Bélarus
et le Kirghizistan. Dans la mouvance accélérée de
la politique de la CEI cependant, le Bélarus et le Kirghizistan
n'ont pas signé l'accord sur l'alliance militaire avec la Russie
et quatre autres républiques d'Asie centrale pendant le sommet
de Tashkent. L'Arménie a pour sa part adhéré au traité,
une décision dont il est difficile de déjà mesurer
toutes les conséquences.
Un autre facteur très important concerne l'intérêt
très marqué que tous les Etats membres manifestent pour
l'Occident. Ils désirent tous être acceptés le plus
rapidement possible comme membres à part entière de la communauté
mondiale et de bénéficier de 1 ' appui financier de 1 '
Occident. Ils ne peuvent dès lors négliger l'inquiétude
occidentale face à la possibilité de nouveaux conflits et
de développements incontrôlés au sein de la CEI qui
pourraient déboucher sur toute une nouvelle gamme de dangers.
Une communauté en perte de vitesse
II n'en demeure pas moins que les tendances à la désintégration
prennent clairement le dessus sur les éléments d'intégration,
les premières ayant acquis leur propre dynamique, alors que les
seconds demeurent statiques ou s'estompent progressivement. A ce niveau,
le rôle essentiel est dévolu aux élites politiques
nationales. Comme nous l'avons déjà souligné, la
logique même de la formation de ces élites, ainsi que leur
désir de consolider leur pouvoir, les incitent à limiter
la participation de leur pays respectif à des institutions communes
à la CEI et, dans bien des cas, à négliger leurs
intérêts communs à long terme avec d'autres républiques.
Dans certaines républiques, l'on considère en outre généralement
que des institutions telles que le commandement conjoint des forces militaires
de la CEI serviraient principalement, voire uniquement, les intérêts
de Moscou.
Les experts de la Fondation Gorbatchev à Moscou avaient raison
de souligner dans l'une de leurs études que "la Communauté
résulte de la désintégration d'un Etat unitaire miné
par des tensions accumulées au fil des années. Elle ne résulte
pas du désir des Etats nouvellement indépendants de former
une union. En conséquence, les facteurs en faveur de l'intégration
sont faibles, sujets à controverse et peu fiables, et qu'ils ne
peuvent fonctionner automatiquement."
L'Ukraine et certains autres Etats-membres de la CEI resteront dans la
Communauté aussi longtemps - mais pas plus longtemps - qu'ils seront
obligés de le faire en raison des facteurs multiples qui les lient
à la Russie et à d'autres républiques. Cette "communauté
par nécessité" n'est manifestement pas viable et, comme
n'a cessé de le souligner Krav-chouk, la CEI ne représente,
à ses yeux, qu'une simple procédure de divorce.
En fait, la CEI n'a atteint aucun des principaux objectifs qu'elle s'était
fixés, pas même celui d'instaurer un tribunal des faillites
efficace. Elle n'a pas pu empêcher le conflit entre Moscou et Kiev
et n'est pas parvenue à coordonner les politiques économique
et étrangère de ses Etats-membres, ni àpréserver
une position commune dans le domaine militaire et de la défense.
Elle a échoué dans ses tentatives d'arrêter ou de
prévenir des guerres civiles sur le territoire de l'ancienne Union
soviétique et n'a pas pu résoudre le problème de
l'héritage nucléaire soviétique.
Le commandement conjoint de Moscou et de la CEI affirme naturellement
conserver le contrôle et l'accès aux armes nucléaires
stationnées en Ukraine et au Kazakhstan, et il n'existe aucune
raison d'en douter. Mais la CEI a révélé son impuissance
lorsque, en mars dernier, Leonid Kravtchouk a décidé de
suspendre le retrait de l'Ukraine des 2390 ogives nucléaires tactiques
toujours stationnées sur son territoire et cela, en dépit
de ses engagements officiels et des accords passés avec les dirigeants
de la CEI lors des sommets d'Alma Ata et de Minsk. Le démantèlement
de ces armes n'a repris qu'un mois plus tard lorsque Kiev a rencontré
une forte opposition de la part des Etats-Unis à ces "jeux
nucléaires". C'est pendant leurs séjours à Wahsington
que L. Kravtchouk et le président du Kazakhstan, Nazar-bayev, ont
été persuadés d'arrêter de jouer avec l'idée
de garder des missiles stratégiques sur leur territoire.
La question n'en est pas résolue pour autant. Comme l'Ukraine s'est
engagée à dénucléariser son territoire d'ici
sept ans seulement, ne pourrait-elle pas être tentée de revenir
sur son engagement, surtout en cas de conflit aigu avec la Russie? On
estime à quelque 176 le nombre de missiles balistiques porteurs
de 1514 ogives sur son territoire.
En l'état actuel des choses, les chances de survie de la CEI apparaissent
bien minces. Sans doute faut-il s'attendre à ce que la Communauté
se vide progressivement de sa substance. A court terme, il y a tout lieu
de croire que des Etats membres comme l'Ukraine, la Moldavie et l'Azerbaïdjan
quitteront bientôt ses rangs, ce qui mettrait un point final à
sa courte histoire. Autre scénario possible: la formation, au sein
de la CEI, d'un noyau d'Etats toujours intéressés par une
coopération, et la marginalisation des "autres".
L'apparition d'une nouvelle communauté, de taille réduite,
n'est pas à exclure. Elle adoptera sans doute la forme d'une association
plus ou moins souple d'Etats, articulée autour de la Russie et
du Kazakhstan comme entité relativement stable. Ses fonctions se
limiteront alors à des domaines d'intérêt commun,
dans les secteurs mlitaire, économique, du transport, de l'énergie
et de l'information.
La Russie et l'Occident
Dans le triangle Moscou-Kiev-Alma Ata qui définit la structure
de la CEI, Moscou revêt, pour des raisons évidentes, une
priorité pour l'Occident. Or la Russie est actuellement confrontée
à trois dangers importants: la désintégration ou
la perte d'importants territoires, un effondrement économique,
et la possibilité de résurgence d'un régime dictatorial.
Alors que tous les regards étaient braqués sur la désintégration
de l'Union soviétique, certains ont perçu le risque d'une
désintégration de la Fédération de Russie.
Les récentes tentatives de sécession du Nord Caucase et
du Tatarstan ne sont que des exemples limités d'un problème
dont les retombées pourraient être beaucoup plus vastes.
Tout semble confirmer que la Russie a déjà dépassé
le point de non retour sur la route de l'économie de marché.
L'on peut toutefois s'interroger sur l'avenir des institutions démocratiques
dans le pays. De novembre à avril, le niveau de l'ensemble des
prix des produits industriels a progressé de 940 pour-cent et de
1.218 pour-cent pour les produits alimentaires (2.100% pour le poisson,
1.600% pour le lait, 4.900% pour le beurre, 3.200% pour le fromage et
1.400% pour les oeufs). La libéralisation prévue des prix
des produits pétroliers et du gaz devrait provoquer une nouvelle
hausse spectaculaire des prix.
La population est terrorisée par un taux de criminalité
extrêmement élevé. Il est de plus en plus fréquent
que les Russes décrivent la situation actuelle par le terme "bespredel",
qui signifie "pas de limites" dans un sens négatif. Une
blague fait recette à Moscou: "Quelle est la différence
entre un pessimiste et un optimiste? Le pessimiste déclare: "Les
choses ne peuvent empirer!" L'optimiste lui répond: "Oh
si, elles le peuvent!" Les optimistes semblent avoir raison en cette
occasion. En 1992, le niveau de la production industrielle, qui est tombé
de 14 pour-cent l'année dernière, enregistrera probablement
un nouveau recul de 30 pour-cent, tandis que le chômage pourrait
atteindre 10 à 15 pour-cent, notamment dans les zones à
forte concentration d'industries militaires.
Dans de telles conditions, on ne peut exclure la possibilité d'un
retour à l'une ou l'autre forme de dictature à Moscou avec
le soutien du complexe militaro-industriel, des patrons des grandes entreprises
d'Etat, des dirigeants de l'armée et de la bureaucratie étatique.
On n'en reviendrait pas à la version classique d'économie
dirigée et conserverait l'orientation vers une économie
de marché. On n' opterait cependant pas vraiment pour le libre
marché et le développement de la libre entreprise, mais
pour une version de capitalisme d'Etat assortie de méthodes de
commandement, beaucoup plus proche de la tradition russe que le capitalisme
libéral. Un tel scénario n'entraînerait pas nécessairement
des changements profonds dans la politique étrangère russe,
ni une nouvelle confrontation avec l'Occident. Une telle confrontation
est d'ailleurs très improbable, Moscou ne disposant pas des ressources
requises pour se le permettre. Par ailleurs, la plupart des forces politiques
en Russie comprennent aujourd'hui que le pays ne peut se passer de l'aide
occidentale ni des investissements étrangers. L'économie
de type communiste est trop profondément discréditée
pour pouvoir être ressuscitée. L'on pourrait toutefois prévoir
le renforcement des tendances conservatrices et patriotiques, susceptibles
d'une certaine rudesse à rencontre des pays occidentaux et de la
CEI s'ils passent pour menacer les intérêts nationaux russes.
Il est évident que l'aide occidentale ne peut jouer un rôle
décisif dans le redressement de l'économie russe. Mais d'un
point de vue politique et psychologique, elle revêt une grande importance
pour la Russie qui, grâce à elle, ne se sent pas délaissée.
Les appels lancés récemment en Occident en vue de suspendre
toute aide à la Russie en attendant que des réformes majeures
y soient introduites sont totalement erronés et ne peuvent que
renforcer les tendances isolationnistes et anti-occidentales dans ce pays.
Le FMI peut bien sûr insister pour que la Russie veille à
ne pas s'écarter de son programme de réforme économique
radicale. Mais il faut bien comprendre que le processus de réforme
en Russie ne peut qu'être extrêmement contradictoire, chaotique
et marqué par de considérables pressions. Il n'est pas dans
l'intérêt occidental d'ajouter des pressions extérieures
à celles qui existent déjà au sein du pays, au risque
de faire échouer tout le processus passé un certain stade.
La Russie essaie péniblement de s'aligner sur l'Ouest. Pour qu'elle
réussisse, il faut que l'Ouest s'accommode, lui aussi, de la nouvelle
Russie.
L'annonce de l'enveloppe globale de 24 milliards de dollars pour la Russie
a déjà aidé Boris Yeltsin et son équipe de
réformateurs d'un point de vue politique. Cette enveloppe globale
ne doit toutefois pas constituer la fin, mais le commencement d'un effort
économique et financier à long terme de l'Occident pour
sortir la Russie de ses graves difficultés économiques.
Des investissement s'avèrent absolument essentiels pour assurer,
outre le développement du secteur privé, la restructuration
de l'économie russe et en particulier sa reconversion.
Il existe également d'importantes opportunités pour les
pays de l'OTAN, et surtout les Etats-Unis, de limiter les risques inhérents
à l'état actuel de la CEI. Ils peuvent s'engager par exemple
dans un dialogue politique actif avec l'Ukraine afin de l'obliger à
respecter ses engagements dans le domaine nucléaire et contribuer
à minimiser les désaccords politiques avec Moscou pour empêcher
toute détérioration des relations entre les deux Etats,
comme celle à laquelle on a assisté en Yougoslavie.
Le penseur russe du XIXème siècle Petr Tschaa-dayev déclarait
que la Russie avait été conçue par Dieu pour servir
de leçon au reste de l'humanité. La Russie a d'ores et déjà
rempli son rôle. Ne lui donnons pas une autre chance d'imposer,
de même qu'au monde, de nouvelles leçons tragiques.
|