Revue de l'OTAN
Mise à jour: 29-Sep-2002 Revue de l'OTAN

Edition Web
Vol. 40- No. 3
Juin1992
p. 3-6

La Communauté des Etats indépendants
Toujours en vie, mais pas très vaillante

Alexei Pushkov,
rédacteur en chef adjoint des Nouvelles de Moscou

Comme on pouvait s'y attendre, Mikhaïl Gorbatchev avait raison lorsqu'il s'opposait à Boris Yeltsin sur les conséquences de la désintégration de l'Union soviétique. Les prédictions de Gorbatchev décrivant un immense territoire ébranlé par les confrontations politiques, les conflits interethniques et les troubles économiques se sont avérés beaucoup plus proches de la réalité que la vision idyllique de Yeltsin, décrivant une communauté pastorale de nouveaux Etats indépendants. Toutefois, même s'il avait raison, Gorbatchev n'en représentait pas moins le passé, alors que Yeltsin incarnait l'avenir. Les tentatives désespérées de Gorbatchev pour conser ver l'Union soviétique sous la forme d'une fédéra don de républiques étaient inévitablement condam nées d'avance et, après l'échec du coup d'Etat au mois d'août, plus rien ne pouvait vraiment empêcher l'éclatement d'une union déjà moribonde.

La création en décembre 1991 de la Communauté des Etats indépendants (CEI) constitua surtout pour ses instigateurs - les présidents de la Russie, de l'Ukraine et du Bé-larus - un moyen de se débarrasser de l'ancien centralisme de Moscou, dont la seule survie mettait en question leur pouvoir nouvellement acquis. En même temps, la CEI apparaissait comme un instrument pour démanteler méthodiquement l'URSS et un cadre pour résoudre les multiples problèmes entraînés par sa désintégration et la nécessité de partager son héritage complexe.

Aujourd'hui, un an et demi à peine après sa création, la CEI semble de plus en plus faible et de moins en moins justifiée aux yeux des Etats qui la composent. Cette perception s'explique principalement par la contradiction initiale sur laquelle repose la CEI. Parmi les objectifs déclarés de la Communauté, figuraient le maintien d'un contrôle centralisé des forces nucléaires et d'une partie de l'armée, une certaine coordination de la politique étrangère et une coopération de l'économie, afin de conserver un seul espace économique. Mais l'essence même des nouveaux Etats, qui luttent pour leur indépendance et leur souveraineté totales, pousse au moins certains d'entre eux - et surtout l'Ukraine - à remettre en question presque tous les objectifs de la CEI. Afin d'affirmer leur pouvoir, les nouvelles élites politiques nationales s'appuyent sur le nationalisme, qui leur semble le seul moyen de parvenir à l'indépendance complète et à la rupture des liens avec Moscou en matière militaire notamment, la Russie apparaissant à leurs yeux comme l'héritière de l'ancien centralisme impérial. Il est fort probable que cette contradiction entre les objectifs de la CEI et ceux des nouvelles autorités nationales décide, en fin de compte, du sort de la Communauté.

La Russie et l'Ukraine

Cette situation est aggravée par les contradictions et les litiges issus des conséquences très complexes de la désintégration de l'URSS. Plusieurs facteurs minent la CEI - les conflits interethniques, la question de l'avenir des forces armées soviétiques, les différends territoriaux potentiels et les perspectives divergentes des nouveaux Etats en matière de politique étrangère. Il faut reconnaître que certains de ces conflits ont été légués à la CEI par l'Union soviétique, et Gorbatchev s'est avéré aussi incapable de les résoudre que semblent l'être les présidents des onze Etats de la CEI. L'évolution de ces conflits a d'ores et déjà abouti à une véritable guerre entre deux Etats membres de la CEI, l'Arménie et F Azerbaïdjan, dans le Haut Karabakh et à des affrontements sanglants en Moldavie. Jusqu'à présent, la CEI s'est avérée totalement incapable de résoudre ces crises, ce qui a amené les nouveaux élus du Front populaire de l'Azerbaïdjan à déclarer que leur pays ne tarderait pas à quitter la Communauté. La Moldavie envisage elle aussi de suivre la même voie. Mais le facteur de dislocation définitive de la CEI pourrait bien être la montée des tensions entre la Russie et l'Ukraine. A ce jour, Moscou et Kiev se considèrent davantage comme des rivaux que comme des partenaires, tant au sein de la CEI que vis-à-vis du reste du monde.

Pareil développement était déjà prévisible au lendemain de la création de la CEI. L'Ukraine a été la première république à décider de former une armée indépendante. Son exemple a été très vite suivi par d'autres républiques: le Bélarus, l'Azerbaïdjan, la Moldavie, l'Ouzbékistan et plus récemment le Kazakhstan. Mais c'est le président ukrainien Leonid Kravtchouk qui a été le premier à passer à l'action de manière concrète. Dès le mois de mars, Kiev a en effet décidé de placer un certain nombre d'unités militaires stationnées en Ukraine sous sa juridiction. Cela a incité la Russie à accélérer sa décision de créer ses propres forces militaires - une décision à l'encontre de laquelle Yeltsin avait depuis longtemps exprimé des réticences. Le 4 avril était signé un décret présidentiel portant création de l'armée russe, tandis que le 6 avril, Leonid Kravtchouk signait son propre décret plaçant la flotte de la Mer Noire et toutes les forces navales et militaires présentes sur le territoire ukrainien sous le contrôle de son gouvernement. Moscou et Kiev se trouvaient ainsi impliquées dans une confrontation politique majeure.

Après quelques jours de vives tensions, Yeltsin et Kravtchouk estimèrent avoir été trop loin et suspendirent leur décision respective concernant la flotte. Ils mirent sur pied une commission interparlementaire chargée de trouver une solution au problème. Cela n'a toutefois entraîné qu'un gel de la situation, étant donné l'importance des implications du différend pour les deux pays - statut politique, fierté nationale et facteurs géostratégiques. Ces implications ne doivent en outre pas faire oublier l'importance du problème en tant que tel. Basée à Sébastopol, la flotte se compose de 345 navires de surface, de 28 sous-marins, de 300 avions et hélicoptères et de 900.000 hommes, et sa valeur est estimée à 80 milliards de roubles. Cette flotte n'est pas sans rapport avec un autre facteur d'exacerbation des tensions entre l'Ukraine et la Russie: le sort de la Crimée - une péninsule de la Mer Noire couvrant un territoire de 27.000 kilomètres carrés et dont la population est à forte majorité russe (70%). La Crimée appartint à la Russie jusqu'en 1954, puis fut rattachée à l'Ukraine par Nikita Khrouchtchev.

Les revendications de la Russie sur la Crimée étaient à l'origine de vives discussions lors du Congrès des députés du peuple à Moscou en avril dernier. Le 21 mai, le parlement russe a adopté une position politique extrêmement controversée, en déclarant que le passage de la péninsule sous le contrôle de l'Ukraine en 1954 ne reposait sur aucun fondement légal. Cette décision a déchaîné la colère des dirigeants de Kiev. Le parlement ukrainien n'a pas accordé la moindre attention aux promesses des législateurs russes, ceux-ci ayant déclaré qu'ils n'avaient aucune revendication territoriale sur la Crimée. Pour Kiev, la position russe représente une tentative de remettre en question l'intégrité territoriale de l'Ukraine. Kravtchouk a écarté toute possibilité de discussions avec la Russie sur la "question territoriale" et a souligné que la Crimée faisait partie intégrante de l'Ukraine. Il a en la matière le soutien total du parlement ukrainien et du mouvement nationaliste Rukh.

Au départ, les dirigeants de la Crimée avaient proposé que la péninsule devienne indépendante et décidé d'organiser un référendum sur la sécession le 2 août. Cependant, face à la fermeté de la position ukrainienne ils sont revenus sur leur déclaration, préférant entamer des pourparlers avec Kiev sur le statut de la péninsule. Il est fort probable que la Crimée obtienne un degré d'autonomie important à l'intérieur même de l'Ukraine, ce qui, provisoirement du moins, mettrait fin à la bataille qu'elle livre avec Kiev. Mais cette question restera potentiellement explosive dans les relations entre la Russie et l'Ukraine, car personne ne peut exclure d'emblée l'éventualité de nouvelles tensions politiques sur le sort de la Crimée.

La controverse entre la Russie et l'Ukraine est l'exemple le plus frappant du genre de conflit susceptible d'éclater entre les Etats membres de la CEI. Il existe un risque d'aggravation des relations entre la Russie et le Kazakhstan si Moscou devait remettre en question les frontières existantes entre les deux pays en revendiquant les provinces septentrionales du Kazakhstan dont la majorité de la population parle le russe. Le fait que 25 millions de Russes vivent en dehors de la Russie pourrait, lui aussi, aboutir à de nouvelles tensions, surtout si les autorités des nouveaux Etats tendent à appliquer une discrimination à rencontre de ces citoyens, comme cela a déjà été le cas en Estonie. (Dans ce pays, tous les citoyens de langue russe, soit 40 pour-cent de la population, se sont vu refuser la citoyenneté et les droits qui en découlent.)

La situation est encore compliquée par l'affaiblissement progressif des liens économiques au sein de la CEI. L'existence d'un espace économique unique est remise en question par l'Ukraine, qui entend disposer dans un proche avenir de sa propre devise - la gri vna. Cela ne pourra qu' aggraver encore la situation déjà chaotique de l'économie de la CEI. D'ores et déjà, les salaires ukrainiens sont payés en coupons - une mesure temporaire instaurant une monnaie locale qui constitue la première étape vers un abandon de la "zone du rouble".

Finalement les Etats de la CEI montrent tous les signes d'un désir de poursuivre des objectifs différents en matière de politique étrangère. Si la Russie, l'Ukraine et le Bélarus se tournent vers l'Occident, la Moldavie vers la Roumanie, les républiques islamiques sont attirées par des pays du Sud, tels que la Turquie, l'Iran, l'Arabie Saoudite et le Pakistan, tandis que l'Arménie essaie de rester ouverte à l'Ouest comme au Sud. A la fin février, l'Azerbaïdjan et les républiques d'Asie centrale d'Ouzbékistan, du Kirghizistan, du Tadjikistan et du Turkmé-nistan sont devenus membres à part entière de l'Organisation de coopération économique (OCE) incluant la Turquie, l'Iran et le Pakistan, considérée comme une étape importante vers une coalition régionale.

Ce qui est plus inquiétant encore, c ' est la montée de la rivalité entre Russes et Ukrainiens en matière de politique étrangère. Au cours de sa visite au Etats Unis début mai, le président Kravtchouk a demandé aux Américains des garanties de sécurité contre la Russie. Bien que les Etats-Unis n'aient pas accédé à sa requête, le président Kravtchouk est néanmoins parvenu à porter sur la scène internationale les contradictions qui existent entre son pays et la Russie. Kiev est favorable à la création d'une alliance Mer Baltique-Mer Noire qui comprendrait l'Ukraine, les trois républiques baltes, et le Bélarus, et cela en vue de contrebalancer la puissance russe. L'Ukraine tente actuellement d'établir des liens militaires particuliers avec la Pologne, la Tchécoslovaquie et la Hongrie et de s'attirer les faveurs de l'Occident - concurrençant en cela les efforts déployés par la Russie.

Cet état de choses entrave naturellement toute coordination réelle des politiques militaire, économique ou étrangère au sein de la CEI, ou à tout le moins entre les deux Etats les plus puissants. Les rencontres mensuelles des présidents de la CEI ne peuvent oeuvrer à cette coordination, tant elles sont axées sur les problèmes les plus aigus auxquels se trouve confrontée la Communauté, sans pouvoir y apporter des solutions. On ne sera donc pas étonné d'apprendre que, lors de la dernière réunion du 12 mai à Tashkent par exemple, quatre présidents sur onze (dont ceux d'Ukraine et de Moldavie) étaient absents.

Des facteurs d'intégration résiduels

II existe assurément toujours d'importants facteurs d'intégration entre les républiques de l'ancienne Union soviétique. Soixante-quinze millions de gens, soit un quart de la population de l'URSS, vivent en dehors de leurs régions nationales et un mariage sur huit est mixte. L'économie de la CEI, englobant 11 Etats, demeure essentiellement monolithique. Il existe encore une monnaie commune, et la majorité des républiques n'a pas l'intention de quitter la zone du rouble dans un proche avenir. L'imposant héritage légué par l'URSS (transports, énergie, recherche spatiale, ...) est extrêmement difficile à diviser et un niveau élevé d'interdépendance subsiste. C'est ainsi par exemple que l'Ouzbékistan importe d'autres républiques de la CEI 100 pour-cent de son sucre, 67 pour-cent de son poisson, 66 pour-cent de ses pommes de terre et 53 pour-cent de sa viande et de son lait (par rapport au volume total de consommation). D'un certain point de vue, les nouveaux Etats sont également voués à occuper un espace économique unique en raison de leur retard économique et technologique, et ce au moins jusqu'à ce qu'ils soient capables de vendre leurs marchandises de qualité inférieure en dehors des Etats membres de la CEI.

Il faut en outre tenir compte de la nécessité pour toutes les républiques de disposer d'une défense adéquate. Elles ne se considèrent pas toutes capables d'avoir des forces armées indépendantes et même celles qui ont opté pour de telles forces (comme le Kazakhstan) sont attirées par une coopération plus étroite dans le domaine militaire. Cette tendance, alliée au souci des anciennes républiques soviétiques d'Asie centrale de ne pas devenir dépendantes de l'Iran ou d'autres voisins du sud, a récemment conduit le ministre des Affaires étrangères russe, Andrei Kozyrev, à envisager la possibilité d'une union politique et militaire entre la Russie, le Kazakhstan, le Bélarus et le Kirghizistan. Dans la mouvance accélérée de la politique de la CEI cependant, le Bélarus et le Kirghizistan n'ont pas signé l'accord sur l'alliance militaire avec la Russie et quatre autres républiques d'Asie centrale pendant le sommet de Tashkent. L'Arménie a pour sa part adhéré au traité, une décision dont il est difficile de déjà mesurer toutes les conséquences.

Un autre facteur très important concerne l'intérêt très marqué que tous les Etats membres manifestent pour l'Occident. Ils désirent tous être acceptés le plus rapidement possible comme membres à part entière de la communauté mondiale et de bénéficier de 1 ' appui financier de 1 ' Occident. Ils ne peuvent dès lors négliger l'inquiétude occidentale face à la possibilité de nouveaux conflits et de développements incontrôlés au sein de la CEI qui pourraient déboucher sur toute une nouvelle gamme de dangers.

Une communauté en perte de vitesse

II n'en demeure pas moins que les tendances à la désintégration prennent clairement le dessus sur les éléments d'intégration, les premières ayant acquis leur propre dynamique, alors que les seconds demeurent statiques ou s'estompent progressivement. A ce niveau, le rôle essentiel est dévolu aux élites politiques nationales. Comme nous l'avons déjà souligné, la logique même de la formation de ces élites, ainsi que leur désir de consolider leur pouvoir, les incitent à limiter la participation de leur pays respectif à des institutions communes à la CEI et, dans bien des cas, à négliger leurs intérêts communs à long terme avec d'autres républiques. Dans certaines républiques, l'on considère en outre généralement que des institutions telles que le commandement conjoint des forces militaires de la CEI serviraient principalement, voire uniquement, les intérêts de Moscou.

Les experts de la Fondation Gorbatchev à Moscou avaient raison de souligner dans l'une de leurs études que "la Communauté résulte de la désintégration d'un Etat unitaire miné par des tensions accumulées au fil des années. Elle ne résulte pas du désir des Etats nouvellement indépendants de former une union. En conséquence, les facteurs en faveur de l'intégration sont faibles, sujets à controverse et peu fiables, et qu'ils ne peuvent fonctionner automatiquement."
L'Ukraine et certains autres Etats-membres de la CEI resteront dans la Communauté aussi longtemps - mais pas plus longtemps - qu'ils seront obligés de le faire en raison des facteurs multiples qui les lient à la Russie et à d'autres républiques. Cette "communauté par nécessité" n'est manifestement pas viable et, comme n'a cessé de le souligner Krav-chouk, la CEI ne représente, à ses yeux, qu'une simple procédure de divorce.

En fait, la CEI n'a atteint aucun des principaux objectifs qu'elle s'était fixés, pas même celui d'instaurer un tribunal des faillites efficace. Elle n'a pas pu empêcher le conflit entre Moscou et Kiev et n'est pas parvenue à coordonner les politiques économique et étrangère de ses Etats-membres, ni àpréserver une position commune dans le domaine militaire et de la défense. Elle a échoué dans ses tentatives d'arrêter ou de prévenir des guerres civiles sur le territoire de l'ancienne Union soviétique et n'a pas pu résoudre le problème de l'héritage nucléaire soviétique.

Le commandement conjoint de Moscou et de la CEI affirme naturellement conserver le contrôle et l'accès aux armes nucléaires stationnées en Ukraine et au Kazakhstan, et il n'existe aucune raison d'en douter. Mais la CEI a révélé son impuissance lorsque, en mars dernier, Leonid Kravtchouk a décidé de suspendre le retrait de l'Ukraine des 2390 ogives nucléaires tactiques toujours stationnées sur son territoire et cela, en dépit de ses engagements officiels et des accords passés avec les dirigeants de la CEI lors des sommets d'Alma Ata et de Minsk. Le démantèlement de ces armes n'a repris qu'un mois plus tard lorsque Kiev a rencontré une forte opposition de la part des Etats-Unis à ces "jeux nucléaires". C'est pendant leurs séjours à Wahsington que L. Kravtchouk et le président du Kazakhstan, Nazar-bayev, ont été persuadés d'arrêter de jouer avec l'idée de garder des missiles stratégiques sur leur territoire.

La question n'en est pas résolue pour autant. Comme l'Ukraine s'est engagée à dénucléariser son territoire d'ici sept ans seulement, ne pourrait-elle pas être tentée de revenir sur son engagement, surtout en cas de conflit aigu avec la Russie? On estime à quelque 176 le nombre de missiles balistiques porteurs de 1514 ogives sur son territoire.

En l'état actuel des choses, les chances de survie de la CEI apparaissent bien minces. Sans doute faut-il s'attendre à ce que la Communauté se vide progressivement de sa substance. A court terme, il y a tout lieu de croire que des Etats membres comme l'Ukraine, la Moldavie et l'Azerbaïdjan quitteront bientôt ses rangs, ce qui mettrait un point final à sa courte histoire. Autre scénario possible: la formation, au sein de la CEI, d'un noyau d'Etats toujours intéressés par une coopération, et la marginalisation des "autres".
L'apparition d'une nouvelle communauté, de taille réduite, n'est pas à exclure. Elle adoptera sans doute la forme d'une association plus ou moins souple d'Etats, articulée autour de la Russie et du Kazakhstan comme entité relativement stable. Ses fonctions se limiteront alors à des domaines d'intérêt commun, dans les secteurs mlitaire, économique, du transport, de l'énergie et de l'information.

La Russie et l'Occident


Dans le triangle Moscou-Kiev-Alma Ata qui définit la structure de la CEI, Moscou revêt, pour des raisons évidentes, une priorité pour l'Occident. Or la Russie est actuellement confrontée à trois dangers importants: la désintégration ou la perte d'importants territoires, un effondrement économique, et la possibilité de résurgence d'un régime dictatorial. Alors que tous les regards étaient braqués sur la désintégration de l'Union soviétique, certains ont perçu le risque d'une désintégration de la Fédération de Russie. Les récentes tentatives de sécession du Nord Caucase et du Tatarstan ne sont que des exemples limités d'un problème dont les retombées pourraient être beaucoup plus vastes.

Tout semble confirmer que la Russie a déjà dépassé le point de non retour sur la route de l'économie de marché. L'on peut toutefois s'interroger sur l'avenir des institutions démocratiques dans le pays. De novembre à avril, le niveau de l'ensemble des prix des produits industriels a progressé de 940 pour-cent et de 1.218 pour-cent pour les produits alimentaires (2.100% pour le poisson, 1.600% pour le lait, 4.900% pour le beurre, 3.200% pour le fromage et 1.400% pour les oeufs). La libéralisation prévue des prix des produits pétroliers et du gaz devrait provoquer une nouvelle hausse spectaculaire des prix.

La population est terrorisée par un taux de criminalité extrêmement élevé. Il est de plus en plus fréquent que les Russes décrivent la situation actuelle par le terme "bespredel", qui signifie "pas de limites" dans un sens négatif. Une blague fait recette à Moscou: "Quelle est la différence entre un pessimiste et un optimiste? Le pessimiste déclare: "Les choses ne peuvent empirer!" L'optimiste lui répond: "Oh si, elles le peuvent!" Les optimistes semblent avoir raison en cette occasion. En 1992, le niveau de la production industrielle, qui est tombé de 14 pour-cent l'année dernière, enregistrera probablement un nouveau recul de 30 pour-cent, tandis que le chômage pourrait atteindre 10 à 15 pour-cent, notamment dans les zones à forte concentration d'industries militaires.

Dans de telles conditions, on ne peut exclure la possibilité d'un retour à l'une ou l'autre forme de dictature à Moscou avec le soutien du complexe militaro-industriel, des patrons des grandes entreprises d'Etat, des dirigeants de l'armée et de la bureaucratie étatique. On n'en reviendrait pas à la version classique d'économie dirigée et conserverait l'orientation vers une économie de marché. On n' opterait cependant pas vraiment pour le libre marché et le développement de la libre entreprise, mais pour une version de capitalisme d'Etat assortie de méthodes de commandement, beaucoup plus proche de la tradition russe que le capitalisme libéral. Un tel scénario n'entraînerait pas nécessairement des changements profonds dans la politique étrangère russe, ni une nouvelle confrontation avec l'Occident. Une telle confrontation est d'ailleurs très improbable, Moscou ne disposant pas des ressources requises pour se le permettre. Par ailleurs, la plupart des forces politiques en Russie comprennent aujourd'hui que le pays ne peut se passer de l'aide occidentale ni des investissements étrangers. L'économie de type communiste est trop profondément discréditée pour pouvoir être ressuscitée. L'on pourrait toutefois prévoir le renforcement des tendances conservatrices et patriotiques, susceptibles d'une certaine rudesse à rencontre des pays occidentaux et de la CEI s'ils passent pour menacer les intérêts nationaux russes.

Il est évident que l'aide occidentale ne peut jouer un rôle décisif dans le redressement de l'économie russe. Mais d'un point de vue politique et psychologique, elle revêt une grande importance pour la Russie qui, grâce à elle, ne se sent pas délaissée. Les appels lancés récemment en Occident en vue de suspendre toute aide à la Russie en attendant que des réformes majeures y soient introduites sont totalement erronés et ne peuvent que renforcer les tendances isolationnistes et anti-occidentales dans ce pays.
Le FMI peut bien sûr insister pour que la Russie veille à ne pas s'écarter de son programme de réforme économique radicale. Mais il faut bien comprendre que le processus de réforme en Russie ne peut qu'être extrêmement contradictoire, chaotique et marqué par de considérables pressions. Il n'est pas dans l'intérêt occidental d'ajouter des pressions extérieures à celles qui existent déjà au sein du pays, au risque de faire échouer tout le processus passé un certain stade. La Russie essaie péniblement de s'aligner sur l'Ouest. Pour qu'elle réussisse, il faut que l'Ouest s'accommode, lui aussi, de la nouvelle Russie.

L'annonce de l'enveloppe globale de 24 milliards de dollars pour la Russie a déjà aidé Boris Yeltsin et son équipe de réformateurs d'un point de vue politique. Cette enveloppe globale ne doit toutefois pas constituer la fin, mais le commencement d'un effort économique et financier à long terme de l'Occident pour sortir la Russie de ses graves difficultés économiques. Des investissement s'avèrent absolument essentiels pour assurer, outre le développement du secteur privé, la restructuration de l'économie russe et en particulier sa reconversion.

Il existe également d'importantes opportunités pour les pays de l'OTAN, et surtout les Etats-Unis, de limiter les risques inhérents à l'état actuel de la CEI. Ils peuvent s'engager par exemple dans un dialogue politique actif avec l'Ukraine afin de l'obliger à respecter ses engagements dans le domaine nucléaire et contribuer à minimiser les désaccords politiques avec Moscou pour empêcher toute détérioration des relations entre les deux Etats, comme celle à laquelle on a assisté en Yougoslavie.

Le penseur russe du XIXème siècle Petr Tschaa-dayev déclarait que la Russie avait été conçue par Dieu pour servir de leçon au reste de l'humanité. La Russie a d'ores et déjà rempli son rôle. Ne lui donnons pas une autre chance d'imposer, de même qu'au monde, de nouvelles leçons tragiques.