Edition Web
Vol. 39- No. 5
Octobre 1991
p. 27-31
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La
nouvelle Europe et la Méditerranée occidentale
Alvaro de Vasconcelos,
Directeur de l'Institut pour les études stratégiques
et internationales, Lisbonne
La guerre du Golfe nous a brutalement rappelé que l'hémisphère
sud souffre non seulement de problèmes économiques et sociaux
de plus en plus graves, mais aussi de rivalités pour l'hégémonie
régionale et de la tendance au surarmement qui en découle.
Ces questions ne peuvent laisser indifférentes les puissances européennes
et occidentales. En dépit de l'importance incontestable de l'Europe
centrale et orientale, les grands problèmes de la sécurité
et de la responsabilité européennes et occidentales ne se
limitent pas à cette seule région. Même si la confrontation
Est/Ouest n'est plus un objet de préoccupation quotidien, et même
si de nouvelles opportunités de coopération internationale
élargie se font jour, le risque considérablement atténué
de conflit généralisé est à l'origine d'un
phénomène de "décompression" et augmente
paradoxalement la probabilité de crises régionales et nationales
à l'est et au sud, alimentées par une soif d'hégémonie
régionale ou de désintégration.
C'est autour de la Méditerranée que l'on observe une concentration
particulièrement explosive de facteurs négatifs. Dans cette
région, marquée par une grande diversité culturelle
et religieuse, catholiques, musulmans et orthodoxes cohabitent parfois
difficilement. Elle a vu s'opposer, puis disparaître, de véritables
empires et a été le théâtre de vastes exodes
de populations. Tous ces événements ont laissé derrière
eux des tensions nationalistes et ethniques persistantes. La crise yougoslave
illustre tragiquement la complexité de la situation qui prévaut
dans la région méditerranéenne, plus encore peut-être
que la guerre du Golfe, elle-même exemple dramatique du genre de
problèmes auxquels nous pouvons être confrontés dans
l'après-guerre froide. Les combats en Yougoslavie nous rappellent
aussi, cruellement, les difficultés auxquelles doivent faire face
les institutions de sécurité dans leur recherche de solutions
aux conflits ethniques et nationalistes.
Les dimensions sociale, économique et politique des problèmes
de la rive sud de la Méditerranée sont bien connues. Elles
se caractérisent par une croissance démographique spectaculaire
à laquelle le niveau de développement économique
et industriel n'est nullement adapté. La population nord-africaine,
de l'Egypte à la Mauritanie, passera de 90 millions en 1980 à
153 millions d'ici la fin du siècle et à 241 millions d'habitants
d'ici 2025. Cette population, très jeune (43% avaient moins de
15 ans en 1980, contre un peu moins de 23% en Europe du sud) est de plus
en plus touchée par le chômage et voit ses chances d'émigration
vers l'Europe réduites en raison des prévisions d'immigration
massive en provenance d'Europe de l'Est. En France, la communauté
d'origine maghrébine dépasse déjà les 3 millions
et, fait inquiétant, le racisme revient en force, au point de figurer
à l'ordre du jour des débats politiques européens.
Les pays d'Afrique du Nord dépendent fortement du marché
européen (qui représente entre 50 et 60% de leur commerce
extérieur) et l'intégration économique régionale
est très peu développée. Le commerce entre pays voisins
ne représente en effet pas plus de 3% de leurs échanges
totaux. L'élargissement de la Communauté européenne
vers le sud dans les années 80 et la perspective d'associations
avec les pays d'Europe centrale, à mesure qu'approche l'échéance
du marché unique, laissent penser que le marché européen
pourra difficilement continuer à absorber les produits agricoles
des pays du Maghreb. Or, l'agriculture représente la principale
exportation de ces pays et revêt une importance cruciale en termes
d'emploi puisqu'elle fait vivre une grande partie de la main-d'oeuvre
active.
La gravité de la crise économique et sociale à laquelle
se trouve confrontée l'Afrique du Nord a sapé l'appui des
populations aux pouvoirs en place. Ce développement a, à
son tour, déclenché un processus de réforme économique
et démocratique dans certains de ces pays du fait que, dans la
plupart des cas, les forces démocratiques s'identifient à
l'expérience gouvernementale au lendemain de l'indépendance,
tandis qu'une partie importante de l'opposition ne possède pas
de tradition démocratique. En Algérie, où ce processus
démocratique est le plus avancé, des procédures électorales
ont été établies, même si l'on pense qu'il
faudra attendre janvier 1992 au plus tôt pour que soient organisées
des élections générales. Les élections municipales
de juin 1990, où le Front Islamique du Salut a obtenu près
de 55% des voix, ont montré la puissance croissante, en Afrique
du Nord, de l'alternative islamique radicale (sunnite), mouvement politiquement
fort qui préconise la rupture des relations avec l'Occident. En
Tunisie, le Mouvement de Tendance Islamique (devenu ultérieurement
le parti Ennadha Islamique et dont la cote de popularité a baissé
de 15% lors des élections législatives de 1989) a perdu
du terrain lorsque le président Ben Ali a succédé
au président Bourguiba en 1987. Il conviendrait cependant de noter
que les difficultés rencontrées au départ par les
groupes islamiques aux premiers jours de la crise du Golfe, en raison
de leur appui à l'Irak, s'expliquent sans doute par le fait qu'ils
étaient traditionnellement soutenus par l'Arabie Saoudite - ce
qui explique également la position nationaliste arabe des gouvernements
du Maghreb pendant le conflit du Golfe.
Coopération avec la Méditerranée occidentale
Depuis la fin de la guerre du Golfe, l'attention se porte sur des initiatives
et conférences internationales visant à résoudre
certains des problèmes qui entravent les progrès vers la
stabilité au Moyen-Orient et en Méditerranée, initiatives
qui confirment que l'Occident ne ne contente pas de deux poids, deux mesures.
Je pense ici plus particulièrement au projet de conférence
internationale sur le Moyen-Orient, axé sur le problème
israélo-arabe; à la conférence sur la sécurité
et la coopération en Méditerranée (CSCM); et au Groupe
4+5 qui rassemble les neuf pays de la Méditerranée occidentale.
Compte tenu de la contiguïté de ces régions et de l'interdépendance
des objectifs de ces conférences, voire de leur chevauchement,
on a parfois tendance à confondre ces initiatives ou à supposer
qu'elles s'excluent mutuellement.
L'initiative dans laquelle les progrès sont les plus marqués
concerne la coopération en Méditerranée occidentale
entre l'Europe méridionale (Portugal, Espagne, France et Italie
et, depuis peu, Malte) et les pays arabes du Maghreb (Mauritanie, Maroc,
Algérie, Tunisie et Libye), qui composent ce que l'on appelle le
Groupe 4+5. Ce Groupe a été créé suite à
une proposition faite par le président Mitterrand à Marrakech
et a été officiellement constitué à Rome le
10 octobre 1990.
Assurer la stabilité de la région maghrébine est
une préoccupation majeure pour l'Italie, la France, l'Espagne et
le Portugal, notamment en raison de la proximité géographique.
Le Maghreb commence à la pointe de la péninsule ibérique
et une crise grave dans la région ne manquerait pas d'avoir de
profondes répercussions sur les pays européens voisins.
Cette préoccupation revêt également un aspect politique
car, si l'Europe ne reconnaît pas toute l'importance des problèmes
qui se posent dans le sud et se replie sur elle-même, les Etats
membres qui jouissent d'un certain statut international en raison de leurs
relations avec des pays non-européens, verraient leur pouvoir politique
s'éroder.
La coopération avec la Méditerranée occidentale est
importante en elle-même et pas uniquement en fonction du contexte
plus large du bassin méditerranéen et de son extension à
l'Est, au Proche et au Moyen-Orient et, plus particulièrement,
à la région du Golfe. Le cadre de cette coopération
repose essentiellement sur les relations entre la Communauté européenne
et l'Union du maghreb arabe, créée le 17 février
1989 à Marrakech. Parmi les points prioritaires, figurent les problèmes
économiques, politiques et sociaux, ainsi que les mesures de sécurité
et de confiance.
Il faut accorder une attention particulière aux affaires économiques,
politiques et sociales, car elles sont à l'origine des principaux
problèmes des pays du Maghreb. Il convient également de
prendre des mesures pour formuler une stratégie préventive
pour éviter que la Méditerranée occidentale ne soit
contaminée par l'instabilité traditionnelle des pays du
Moyen-Orient. Pour cela, il faudrait appliquer des politiques économiques
de co-développement qui permettraient d'enrayer la croissance démographique
et la dispersion des populations, et encourageraient une gestion plus
efficace des ressources. La toute première priorité devrait
être un soutien au développement de l'Union du maghreb arabe
comme moyen de renforcer l'interdépendance régionale et
le développement régional. Telle est, à mon avis,
la principale contribution de l'Europe à la stabilité dans
toute la région méditerranéenne. La création
du Club financier méditerranéen va dans ce sens.
Causes du conflit régional
Pour ce qui a trait à la sécurité, il va de soi que
le principal problème réside dans les relations sud-sud,
c'est-à-dire dans les relations entre les pays du Maghreb eux-mêmes.
Ce problème s'identifie essentiellement à la question fondamentale
de l'inviolabilité des frontières héritées
de l'ère coloniale, et à la manière dont chaque pays
envisage l'équilibre des forces dans la région. Ce sont
les divergences de vue à propos de cet équilibre qui ont
abouti à la guerre dans le Sahara occidental et, auparavant, au
conflit entre le Maroc et l'Algérie -tant au Sahara occidental
que dans la Guerre du désert de 1963. Ce sont ces mêmes divergences
qui sont à l'origine du litige entre la Libye et la Tunisie, litige
qui a dégénéré en conflit armé en 1983,
lorsque la Libye a attaqué Gafsa.
Cette tendance permanente au conflit entre pays du Maghreb et leur désir
de suprématie sur la région expliquent l'accroissement considérable
des dépenses militaires de ces pays au cours des dix dernières
années. En 1989, les dépenses militaires représentaient
12% du PIB en Libye, 5,2% au Maroc, 5,6% en Tunisie et 1,9% en Algérie
(les dépenses militaires de la plupart des pays européens
avoisinent les 3% du PIB, et le même pourcentage était consacré
à ces dépenses pendant la période de guerre froide).
Ces dix dernières années ont également vu s'accroître,
de manière considérable, l'importance des forces armées
du Maghreb: en Algérie et au Maroc, les chiffres sont passés
respectivement de 111.000 et 116.000 à 125.000 et 192.000. Comme
le soulignait récemment Jacques Delors, président de la
Commission européenne, les pays producteurs de pétrole du
Golfe et de la Méditerranée consacrent 45% de leurs revenus
pétroliers à l'achat d'armements et 25% à peine au
développement.
La création de l'Union du maghreb arabe a marqué un pas
important dans la recherche de solutions aux conflits locaux par le biais
de négociations basées sur la confiance mutuelle. Selon
un expert marocain, Mustapha Sehimi, le fait que le Traité de Marrakech
stipule que l'Union a pour objectif "la sauvegarde de l'indépendance
de chacun des Etats membres", rappelle que "tout n'est pas réglé
dans ce domaine au Maghreb" (1). Il n'en demeure
pas moins que des progrès spectaculaires ont été
enregistrés, comme en témoigne la réconciliation
entre l'Algérie et le Maroc qui a ouvert la voie à un référendum
dans le Sahara occidental.
Parallèlement au développement de la coopération
sous l'impulsion du Groupe 4+5, l'Italie et l'Espagne ont proposé
une conférence sur la sécurité et la coopération
en Méditerranée qui comprendrait les pays islamiques (de
la Mauritanie à l'Iran), les pays d'Europe méridionale (du
Portugal à la Turquie), les Etats-Unis et l'URSS. La convocation
de cette conférence se heurte toutefois à plusieurs problèmes
majeurs, notamment la portée considérable de cette initiative
et, bien sûr, le conflit israélo-arabe - les deux parties
devant nécessairement y être représentées.
Pour le ministre italien des Affaires étrangères, Gianni
de Michelis, la conférence sur la sécurité et la
coopération en Méditerranée (CSCM) s'inscrit dans
un processus à long terme vers le développement d'une confiance
mutuelle entre le monde occidental et le monde islamique. Toutefois, ni
le projet de conférence internationale sur le Moyen-Orient, ni
la CSCM, n'élimine le besoin d'une coopération plus intense
en Méditerranée occidentale, besoin dont l'urgence a encore
été soulignée par les événements du
Golfe.
Le Maghreb est une sous-région stratégique distincte du
Moyen-Orient et du Golfe. Le niveau de conflit au Maghreb y est actuellement
inférieur à celui des deux autres régions et devrait
le rester. Il continuera manifestement à être fortement affecté
par les événements du Moyen-Orient (notamment du fait de
la solidarité arabe et musulmane, c'est-à-dire avec les
Palestiniens), mais les causes du climat d'instabilité actuel au
Maghreb doivent être recherchées dans la région même.
Elles proviennent essentiellement de la tension entre modernité
et fondamentalisme, tension encore exacerbée par l'accumulation
des arsenaux militaires dans les pays du Maghreb.
Le programme euro-maghrébin
Le programme des relations entre l'Europe et le Maghreb est très
vaste, même si les difficultés à résoudre restent
des points délicats dans l'après-guerre du Golfe. Malgré
leur condamnation unanime de l'invasion du Koweït - soulignée
par la participation du Maroc aux forces de la coalition - les pays du
Maghreb ont considéré la guerre du Golfe comme la première
étape vers un nouvel ordre international où ils ne joueraient
qu'un rôle très marginal.
En dépit de leur importance, les problèmes relatifs aux
rives méridionales de la Méditerranée ne passeront
pas avant ceux de l'Europe de l'Est aux yeux des décideurs occidentaux.
Ce que les pays d'Europe méridionale essayent de faire, c'est d'amorcer,
au sein des politiques européennes, une démarche équilibrée
envers les deux régions. En ce qui concerne l'Afrique du Nord (et
les pays à l'Est), les pays occidentaux accordent la priorité
à la coopération, y compris dans le domaine militaire. Plusieurs
Etats membres de l'Alliance ont déjà passé des accords
de coopération militaire avec des pays du Maghreb. C'est conformément
à de tels accords, par exemple, que les Etats-Unis ont pu utiliser
des bases au Maroc.
La confiance mutuelle et la stabilité dépendront d'une combinaison
de facteurs qui, outre la promotion du développement, doit comprendre
une plus grande compréhension mutuelle dans tous les domaines,
notamment la sécurité, pour éviter les malentendus
qui pourraient résulter d'un dialogue insuffisant entre des cultures
et des civilisations différentes. La restructuration de l'Europe
ne doit pas mener à la création d'une forteresse Europe
qui marginaliserait le Sud, et le Proche-Sud en particulier. La nouvelle
Europe doit englober la sous-région de la Méditerranée
occidentale. Nous devons construire un modèle de sécurité
européenne qui prévoit les niveaux sous-régionaux
de coopération pour résoudre des problèmes spécifiques
à certaines parties de ces régions.
(1) Mustapha Sehimi, "Le Maghreb, la sécurité
et la stabilité en Méditerranée occidentale",
document présenté au séminaire conjoint IEEI/ UEO-ISS
sur la sécurité et la stabilité en Méditerranée
occidentale, Lisbonne, 10-12 juillet 1991.
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