Revue de l'OTAN
Mise à jour: 08-Sep-2002 Revue de l'OTAN

Edition Web
Vol. 39- No. 5
Octobre 1991
p. 27-31

La nouvelle Europe et la Méditerranée occidentale

Alvaro de Vasconcelos,
Directeur de l'Institut pour les études stratégiques
et internationales, Lisbonne

La guerre du Golfe nous a brutalement rappelé que l'hémisphère sud souffre non seulement de problèmes économiques et sociaux de plus en plus graves, mais aussi de rivalités pour l'hégémonie régionale et de la tendance au surarmement qui en découle. Ces questions ne peuvent laisser indifférentes les puissances européennes et occidentales. En dépit de l'importance incontestable de l'Europe centrale et orientale, les grands problèmes de la sécurité et de la responsabilité européennes et occidentales ne se limitent pas à cette seule région. Même si la confrontation Est/Ouest n'est plus un objet de préoccupation quotidien, et même si de nouvelles opportunités de coopération internationale élargie se font jour, le risque considérablement atténué de conflit généralisé est à l'origine d'un phénomène de "décompression" et augmente paradoxalement la probabilité de crises régionales et nationales à l'est et au sud, alimentées par une soif d'hégémonie régionale ou de désintégration.

C'est autour de la Méditerranée que l'on observe une concentration particulièrement explosive de facteurs négatifs. Dans cette région, marquée par une grande diversité culturelle et religieuse, catholiques, musulmans et orthodoxes cohabitent parfois difficilement. Elle a vu s'opposer, puis disparaître, de véritables empires et a été le théâtre de vastes exodes de populations. Tous ces événements ont laissé derrière eux des tensions nationalistes et ethniques persistantes. La crise yougoslave illustre tragiquement la complexité de la situation qui prévaut dans la région méditerranéenne, plus encore peut-être que la guerre du Golfe, elle-même exemple dramatique du genre de problèmes auxquels nous pouvons être confrontés dans l'après-guerre froide. Les combats en Yougoslavie nous rappellent aussi, cruellement, les difficultés auxquelles doivent faire face les institutions de sécurité dans leur recherche de solutions aux conflits ethniques et nationalistes.

Les dimensions sociale, économique et politique des problèmes de la rive sud de la Méditerranée sont bien connues. Elles se caractérisent par une croissance démographique spectaculaire à laquelle le niveau de développement économique et industriel n'est nullement adapté. La population nord-africaine, de l'Egypte à la Mauritanie, passera de 90 millions en 1980 à 153 millions d'ici la fin du siècle et à 241 millions d'habitants d'ici 2025. Cette population, très jeune (43% avaient moins de 15 ans en 1980, contre un peu moins de 23% en Europe du sud) est de plus en plus touchée par le chômage et voit ses chances d'émigration vers l'Europe réduites en raison des prévisions d'immigration massive en provenance d'Europe de l'Est. En France, la communauté d'origine maghrébine dépasse déjà les 3 millions et, fait inquiétant, le racisme revient en force, au point de figurer à l'ordre du jour des débats politiques européens.

Les pays d'Afrique du Nord dépendent fortement du marché européen (qui représente entre 50 et 60% de leur commerce extérieur) et l'intégration économique régionale est très peu développée. Le commerce entre pays voisins ne représente en effet pas plus de 3% de leurs échanges totaux. L'élargissement de la Communauté européenne vers le sud dans les années 80 et la perspective d'associations avec les pays d'Europe centrale, à mesure qu'approche l'échéance du marché unique, laissent penser que le marché européen pourra difficilement continuer à absorber les produits agricoles des pays du Maghreb. Or, l'agriculture représente la principale exportation de ces pays et revêt une importance cruciale en termes d'emploi puisqu'elle fait vivre une grande partie de la main-d'oeuvre active.

La gravité de la crise économique et sociale à laquelle se trouve confrontée l'Afrique du Nord a sapé l'appui des populations aux pouvoirs en place. Ce développement a, à son tour, déclenché un processus de réforme économique et démocratique dans certains de ces pays du fait que, dans la plupart des cas, les forces démocratiques s'identifient à l'expérience gouvernementale au lendemain de l'indépendance, tandis qu'une partie importante de l'opposition ne possède pas de tradition démocratique. En Algérie, où ce processus démocratique est le plus avancé, des procédures électorales ont été établies, même si l'on pense qu'il faudra attendre janvier 1992 au plus tôt pour que soient organisées des élections générales. Les élections municipales de juin 1990, où le Front Islamique du Salut a obtenu près de 55% des voix, ont montré la puissance croissante, en Afrique du Nord, de l'alternative islamique radicale (sunnite), mouvement politiquement fort qui préconise la rupture des relations avec l'Occident. En Tunisie, le Mouvement de Tendance Islamique (devenu ultérieurement le parti Ennadha Islamique et dont la cote de popularité a baissé de 15% lors des élections législatives de 1989) a perdu du terrain lorsque le président Ben Ali a succédé au président Bourguiba en 1987. Il conviendrait cependant de noter que les difficultés rencontrées au départ par les groupes islamiques aux premiers jours de la crise du Golfe, en raison de leur appui à l'Irak, s'expliquent sans doute par le fait qu'ils étaient traditionnellement soutenus par l'Arabie Saoudite - ce qui explique également la position nationaliste arabe des gouvernements du Maghreb pendant le conflit du Golfe.

Coopération avec la Méditerranée occidentale

Depuis la fin de la guerre du Golfe, l'attention se porte sur des initiatives et conférences internationales visant à résoudre certains des problèmes qui entravent les progrès vers la stabilité au Moyen-Orient et en Méditerranée, initiatives qui confirment que l'Occident ne ne contente pas de deux poids, deux mesures. Je pense ici plus particulièrement au projet de conférence internationale sur le Moyen-Orient, axé sur le problème israélo-arabe; à la conférence sur la sécurité et la coopération en Méditerranée (CSCM); et au Groupe 4+5 qui rassemble les neuf pays de la Méditerranée occidentale. Compte tenu de la contiguïté de ces régions et de l'interdépendance des objectifs de ces conférences, voire de leur chevauchement, on a parfois tendance à confondre ces initiatives ou à supposer qu'elles s'excluent mutuellement.

L'initiative dans laquelle les progrès sont les plus marqués concerne la coopération en Méditerranée occidentale entre l'Europe méridionale (Portugal, Espagne, France et Italie et, depuis peu, Malte) et les pays arabes du Maghreb (Mauritanie, Maroc, Algérie, Tunisie et Libye), qui composent ce que l'on appelle le Groupe 4+5. Ce Groupe a été créé suite à une proposition faite par le président Mitterrand à Marrakech et a été officiellement constitué à Rome le 10 octobre 1990.

Assurer la stabilité de la région maghrébine est une préoccupation majeure pour l'Italie, la France, l'Espagne et le Portugal, notamment en raison de la proximité géographique. Le Maghreb commence à la pointe de la péninsule ibérique et une crise grave dans la région ne manquerait pas d'avoir de profondes répercussions sur les pays européens voisins. Cette préoccupation revêt également un aspect politique car, si l'Europe ne reconnaît pas toute l'importance des problèmes qui se posent dans le sud et se replie sur elle-même, les Etats membres qui jouissent d'un certain statut international en raison de leurs relations avec des pays non-européens, verraient leur pouvoir politique s'éroder.

La coopération avec la Méditerranée occidentale est importante en elle-même et pas uniquement en fonction du contexte plus large du bassin méditerranéen et de son extension à l'Est, au Proche et au Moyen-Orient et, plus particulièrement, à la région du Golfe. Le cadre de cette coopération repose essentiellement sur les relations entre la Communauté européenne et l'Union du maghreb arabe, créée le 17 février 1989 à Marrakech. Parmi les points prioritaires, figurent les problèmes économiques, politiques et sociaux, ainsi que les mesures de sécurité et de confiance.

Il faut accorder une attention particulière aux affaires économiques, politiques et sociales, car elles sont à l'origine des principaux problèmes des pays du Maghreb. Il convient également de prendre des mesures pour formuler une stratégie préventive pour éviter que la Méditerranée occidentale ne soit contaminée par l'instabilité traditionnelle des pays du Moyen-Orient. Pour cela, il faudrait appliquer des politiques économiques de co-développement qui permettraient d'enrayer la croissance démographique et la dispersion des populations, et encourageraient une gestion plus efficace des ressources. La toute première priorité devrait être un soutien au développement de l'Union du maghreb arabe comme moyen de renforcer l'interdépendance régionale et le développement régional. Telle est, à mon avis, la principale contribution de l'Europe à la stabilité dans toute la région méditerranéenne. La création du Club financier méditerranéen va dans ce sens.

Causes du conflit régional

Pour ce qui a trait à la sécurité, il va de soi que le principal problème réside dans les relations sud-sud, c'est-à-dire dans les relations entre les pays du Maghreb eux-mêmes. Ce problème s'identifie essentiellement à la question fondamentale de l'inviolabilité des frontières héritées de l'ère coloniale, et à la manière dont chaque pays envisage l'équilibre des forces dans la région. Ce sont les divergences de vue à propos de cet équilibre qui ont abouti à la guerre dans le Sahara occidental et, auparavant, au conflit entre le Maroc et l'Algérie -tant au Sahara occidental que dans la Guerre du désert de 1963. Ce sont ces mêmes divergences qui sont à l'origine du litige entre la Libye et la Tunisie, litige qui a dégénéré en conflit armé en 1983, lorsque la Libye a attaqué Gafsa.

Cette tendance permanente au conflit entre pays du Maghreb et leur désir de suprématie sur la région expliquent l'accroissement considérable des dépenses militaires de ces pays au cours des dix dernières années. En 1989, les dépenses militaires représentaient 12% du PIB en Libye, 5,2% au Maroc, 5,6% en Tunisie et 1,9% en Algérie (les dépenses militaires de la plupart des pays européens avoisinent les 3% du PIB, et le même pourcentage était consacré à ces dépenses pendant la période de guerre froide). Ces dix dernières années ont également vu s'accroître, de manière considérable, l'importance des forces armées du Maghreb: en Algérie et au Maroc, les chiffres sont passés respectivement de 111.000 et 116.000 à 125.000 et 192.000. Comme le soulignait récemment Jacques Delors, président de la Commission européenne, les pays producteurs de pétrole du Golfe et de la Méditerranée consacrent 45% de leurs revenus pétroliers à l'achat d'armements et 25% à peine au développement.

La création de l'Union du maghreb arabe a marqué un pas important dans la recherche de solutions aux conflits locaux par le biais de négociations basées sur la confiance mutuelle. Selon un expert marocain, Mustapha Sehimi, le fait que le Traité de Marrakech stipule que l'Union a pour objectif "la sauvegarde de l'indépendance de chacun des Etats membres", rappelle que "tout n'est pas réglé dans ce domaine au Maghreb" (1). Il n'en demeure pas moins que des progrès spectaculaires ont été enregistrés, comme en témoigne la réconciliation entre l'Algérie et le Maroc qui a ouvert la voie à un référendum dans le Sahara occidental.

Parallèlement au développement de la coopération sous l'impulsion du Groupe 4+5, l'Italie et l'Espagne ont proposé une conférence sur la sécurité et la coopération en Méditerranée qui comprendrait les pays islamiques (de la Mauritanie à l'Iran), les pays d'Europe méridionale (du Portugal à la Turquie), les Etats-Unis et l'URSS. La convocation de cette conférence se heurte toutefois à plusieurs problèmes majeurs, notamment la portée considérable de cette initiative et, bien sûr, le conflit israélo-arabe - les deux parties devant nécessairement y être représentées.

Pour le ministre italien des Affaires étrangères, Gianni de Michelis, la conférence sur la sécurité et la coopération en Méditerranée (CSCM) s'inscrit dans un processus à long terme vers le développement d'une confiance mutuelle entre le monde occidental et le monde islamique. Toutefois, ni le projet de conférence internationale sur le Moyen-Orient, ni la CSCM, n'élimine le besoin d'une coopération plus intense en Méditerranée occidentale, besoin dont l'urgence a encore été soulignée par les événements du Golfe.

Le Maghreb est une sous-région stratégique distincte du Moyen-Orient et du Golfe. Le niveau de conflit au Maghreb y est actuellement inférieur à celui des deux autres régions et devrait le rester. Il continuera manifestement à être fortement affecté par les événements du Moyen-Orient (notamment du fait de la solidarité arabe et musulmane, c'est-à-dire avec les Palestiniens), mais les causes du climat d'instabilité actuel au Maghreb doivent être recherchées dans la région même. Elles proviennent essentiellement de la tension entre modernité et fondamentalisme, tension encore exacerbée par l'accumulation des arsenaux militaires dans les pays du Maghreb.

Le programme euro-maghrébin

Le programme des relations entre l'Europe et le Maghreb est très vaste, même si les difficultés à résoudre restent des points délicats dans l'après-guerre du Golfe. Malgré leur condamnation unanime de l'invasion du Koweït - soulignée par la participation du Maroc aux forces de la coalition - les pays du Maghreb ont considéré la guerre du Golfe comme la première étape vers un nouvel ordre international où ils ne joueraient qu'un rôle très marginal.

En dépit de leur importance, les problèmes relatifs aux rives méridionales de la Méditerranée ne passeront pas avant ceux de l'Europe de l'Est aux yeux des décideurs occidentaux. Ce que les pays d'Europe méridionale essayent de faire, c'est d'amorcer, au sein des politiques européennes, une démarche équilibrée envers les deux régions. En ce qui concerne l'Afrique du Nord (et les pays à l'Est), les pays occidentaux accordent la priorité à la coopération, y compris dans le domaine militaire. Plusieurs Etats membres de l'Alliance ont déjà passé des accords de coopération militaire avec des pays du Maghreb. C'est conformément à de tels accords, par exemple, que les Etats-Unis ont pu utiliser des bases au Maroc.

La confiance mutuelle et la stabilité dépendront d'une combinaison de facteurs qui, outre la promotion du développement, doit comprendre une plus grande compréhension mutuelle dans tous les domaines, notamment la sécurité, pour éviter les malentendus qui pourraient résulter d'un dialogue insuffisant entre des cultures et des civilisations différentes. La restructuration de l'Europe ne doit pas mener à la création d'une forteresse Europe qui marginaliserait le Sud, et le Proche-Sud en particulier. La nouvelle Europe doit englober la sous-région de la Méditerranée occidentale. Nous devons construire un modèle de sécurité européenne qui prévoit les niveaux sous-régionaux de coopération pour résoudre des problèmes spécifiques à certaines parties de ces régions.

(1) Mustapha Sehimi, "Le Maghreb, la sécurité et la stabilité en Méditerranée occidentale", document présenté au séminaire conjoint IEEI/ UEO-ISS sur la sécurité et la stabilité en Méditerranée occidentale, Lisbonne, 10-12 juillet 1991.