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Mise à jour: 08-Sep-2002 | Revue de l'OTAN |
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Union soviétique: l'après-coup d'EtatChristopher Donnelly, Spécialiste des affaires soviétiquesLes événements dramatiques qui se sont déroulés entre le 19 et le 22 août ont marqué le paroxysme du conflit qui fait rage, en URSS, entre les tenants de l'ordre ancien, qu'il soit politique, social ou économique, et ceux d'un ordre nouveau depuis que Gorbatchev, en 1985, a entrepris de réformer l'ancien régime communiste. Le programme qu'il a tenté d'appliquer a mis en branle des forces qui étaient vouées tôt ou tard à se heurter, en dépit des efforts déployés par Gorbatchev lui-même pour éviter cette collision afin de préserver l'essence de ce qui constitue sa conviction personnelle : l'idéal communiste. L'échec du coup d'Etat sonne le glas de la tentative de Gorbatchev, dont le but était la mise en place d'une réforme progressive et, en fin de compte, limitée; cet échec marque aussi l'amorce d'un programme beaucoup plus radical, que la presse occidentale a qualifié de révolution. Tel sera peut-être le cas, mais il est prématuré d'acclamer l'avènement de changements révolutionnaires et démocratiques; nous n'en sommes, pour l'instant, qu ' aux prémisses d' un processus dont la poursuite est rien moins qu'assurée, et dont le cap est pour le moins incertain. Il ne fait aucun doute, en revanche, qu'une page est tournée dans les relations avec Moscou. D'un côté, nous allons devoir nous habituer à une réalité de plus en plus incertaine, de plus en plus imprévisible et, peut-être, de plus en plus instable; de l'autre, cette accessibilité, cette ouverture nouvelles de la société soviétique offre d'immenses possibilités d'accroissement et d'approfondissement de la coopération à tous les niveaux - et ce, dans le but d'aider l'ancienne Union soviétique, ou du moins celles de ses composantes qui le souhaiteront, à s'intégrer pleinement dans la famille des nations nord-atlantiques/européennes. Cette tâche ne sera pas aisée pour les dirigeants occidentaux; elle leur posera maints problèmes et exigera d'eux des décisions et des actions pénibles et difficiles. Mais l'instabilité n'est-elle pas un ingrédient essentiel du changement? Après tout, les démocraties doivent, elles aussi, s'accommoder de l'instabilité et de l'incertitude et elles ont appris, dans une mesure variable, à institutionnaliser ces facteurs afin de canaliser le progrès. C'est justement ce que l'ancienne URSS doit apprendre à faire aujourd'hui et c'est là, précisément, que réside notre principale chance de lui offrir l'aide dont elle a besoin. L'Union soviétique est un pays riche, qui dispose de vastes ressources alimentaires et matérielles, mais il lui manque un système politique et économique moderne et viable. En cas de crise, l'aide humanitaire peut, certes, contribuer à sauver des vies humaines à court terme mais l'assistance occidentale, pour être efficace à plus long terme, doit avant tout permettre à l'Union soviétique de se doter d'un système nouveau, basé sur l'économie de marché et sur une forme de gouvernement bénéficiant du soutien enthousiaste de la population. Tout le monde s'accorde plus ou moins en ce qui concerne le premier de ces postulats. Mais, s'agissant du régime politique, il serait illusoire de s'attendre à ce que tous les peuples qui formaient l'ancienne URSS optent, du jour au lendemain, pour un régime de démocratie libérale calqué sur le modèle occidental, comme beaucoup 1' avaient cru ici au lendemain du coup d'Etat. Il est très difficile de prévoir l'évolution politique d'un pays, quel qu 'il soit; mais ce constat s'applique tout particulièrement à la Russie. Les bouleversements révolutionnaires sont bien souvent longs et douloureux pour les pays qui les traversent, et les Etats voisins ne se réjouissent pas toujours du résultat. Nous assistons aujourd'hui, dans l'ancienne URSS, à une bataille gigantesque entre des forces politiques qui, pour être très dissemblables par leur nature, n ' en sont pas moins d ' une puissance comparable; si bien qu'en voulant tendre une main secourable, on risque de se faire accuser d'ingérence par l'un ou l'autre camp. Il faudra donc savoir faire preuve de patience et d'attention, mais aussi de bonne volonté, pour faire face aux crises qui pourraient accompagner cette révolution, à supposer qu'elle se poursuive. La tentative de coup d'Etat reste entourée de mystère; les questions sans réponse abondent. Il est clair, en revanche, que ce putsch avorté a tellement précipité le processus de mutation politique et sociale que personne, aujourd' hui, ne maîtrise encore entièrement la situation. Le premier changement qui, à l'évidence, affecte les pays occidentaux et les institutions en relation avec l'ancienne Union soviétique est qu'il n'existe plus d'autorité centrale avec laquelle traiter. En outre, nous ne savons pas dans quelle mesure chacune des anciennes républiques de l'Union se rendra autonome et jusqu'où certaines d'entre elles souhaitent aller dans l'abandon de leur autonomie au profit d'un organe central. Avant le coup d'Etat, l'enjeu principal de la lutte pour le pouvoir était le rôle des organes centraux; tel est encore le facteur crucial de l'équation. Le pouvoir relatif des organes centraux Sous l'ancien régime dominé par le Parti communiste, les autorités centrales contrôlaientl'essentiel des richesses de la nation et ne rendaient de comptes à aucune instance subalterne. C'était là une source de ressentiment aigu et, en fait, l'un des principaux facteurs qui, au sein même du Parti, ont incité les directions régionales à tenter des réformes : le mot réforme est ainsi devenu synonyme de réduction du pouvoir des organes eentraux et de transfert de ce pouvoir aux régions. Le mouvement démocratique s'est efforcé de parvenir à ce résultat en militant pour une réforme constitutionnelle à deux niveaux : en premier lieu, pour la création de parlements authentiquement démocratiques dans chacune des républiques et d'instances tout aussi démocratiques au niveau local - à l'heure actuelle, les assemblées locales comme celles des républiques sont trop grandes pour fonctionner correctement et le pourcentage de députés élus y est trop faible pour qu'elles soient démocratiques; en second lieu, les organes parlementaires centraux, à savoir le Soviet suprême et le Congrès des députés du peuple, devaient être réformés selon le modèle américain, non seulement par une représentation vraiment démocratique mais aussi par l'instauration d'une Chambre haute composée de représentants des républiques. Ainsi, les républiques pourraient s'en remettre aux organes centraux pour la représentation de leurs intérêts, et la voie serait ouverte à une confédération basée sur l'adhésion authentique des républiques. Celles-ci abandonneraient au pouvoir central l'autorité en matière de défense et d'affaires étrangères, la charge de faire fonctionner les transports et d'affronter les problèmes épineux tels que ceux posés par l'énergie nucléaire, mais aussi la responsabilité d'administrer un espace économique d'une conception analogue à celle de la Communauté européenne. Tel est encore l'idéal, mais sa réalisation est maintenant très incertaine. Toutes les républiques de l'ancienne Union ne souhaitent pas 1 ' introduction de vraies réformes démocratiques, qui compromettraient la position des élites dirigeantes. L'accord qui se dessinait quant à la nature du pouvoir central et à 1 ' étendue de ses compétences n'existe plus, et il faut s'attendre à ce que ce problème se trouve une fois de plus au centre d'âpres affrontements dont l'enjeu sera le pouvoir. Il apparaît de plus en plus clairement que chacune des républiques de l'ancienne Union a sa propre conception de son avenir. Il est déjà difficile de savoir quand il faut traiter avec une autorité centrale et quand il convient plutôt de s'adresser au gouvernement ou à une instance d'une des républiques; mais chacune de ces républiques, de surcroît, s'apprête à suivre son propre chemin. Avant même le coup d'Etat, le mouvement favorable à la réforme envisageait l'indépendance de ce que nous avons pris l'habitude d'amalgamer sous le nom "d'Etats baltes". Or, tout indique que ces nouveaux pays empruntent des chemins divergents, et qu'il nous faudra donc traiter avec trois entités distinctes. La plupart des pays et des institutions occidentales ont infiniment de mal à s'adapter à une situation dont la complexité va croissant - et la carence en linguistes et spécialistes de la région ne leur simplifie pas la tâche. Plusieurs facteurs compliquent encore l'équation : l'interdépendance économique de toutes les républiques, fruit de l'ancien système de planification centralisée; la discorde montante à propos des frontières des républiques arbitrairement tracées par Lénine ou Staline, souvent au mépris des affinités ethniques ou de l'histoire; les catastrophes écologiques de grande envergure, qui ont frappé tout particulièrement les républiques de l'Asie centrale et suscitent d'âpres querelles autour des problèmes de pollution, d'approvisionnement en eau et de dégradation de l'environnement - celle-ci ayant atteint des proportions telles que cette région ne saurait y faire face par ses seuls moyens; enfin, et surtout, le maintien en poste de millions de fonctionnaires nommés parle Parti, dont le soutien aux idéaux de changement est d'autant plus douteux que la mise en oeuvre des réformes signifie, àbrève échéance, la perte de leur situation. En d'autres termes, le Parti communiste a été décapité et son idéologie désavouée, mais sa structure demeure et peut encore constituer un obstacle redoutable au changement. Le processus de réforme risque encore de s'enliser dans l'apathie et la résistance passive. Les nouveaux dirigeants, s'ils veulent préserver l'élan du progrès, devront accélérer la cadence des transformations. La carte nationaliste La dissolution brutale des liens tissés de longue date par le Parti communiste a contraint les dirigeants des républiques à jouer la carte nationaliste afin de créer, dans leurs républiques respectives, un ciment de cohésion. Ceci a eu pour résultat de créer de fortes tensions, même entre les républiques slaves. Moscou s'inquiète tout particulièrement des réticences de l'Ukraine, pour laquelle toute forme d'union doit se limiter à des relations bilatérales avec ses voisins slaves. En dernière instance, il se peut que les idées indépendantistes - actuellement fortement prédominantes - cèdent le pas à un sentiment panslave qui conduirait à accepter la notion d'une nouvelle union, dont les républiques-noyaux slaves constitueraient la base. Si le rôle de l'autorité centrale de P "union" déclinait au point que celle-ci perdrait tout véritable pouvoir, les conditions seraient alors remplies pour que la Russie s'arroge le rôle central. Quoi qu'il en soit, avec ou sans autorité centrale séparée, le décor est vraisemblablementplanté pour une résurgence de la Russie en tant que grande puissance. Quant à l'URSS telle que nous l'avons connue, elle appartient désormais au passé. Mais alors, à quoi ressemblera cette nouvelle Russie ? Aura-t-elle
une économie de marché ? Sera-t-elle démocratique
? Constituera-t-elle une menace ? Sur le premier point, guère de
controverse : c'est à la quasi-unanimité des tendances politiques
que l'on s'accorde, dans l'ancienne URSS, pour dire qu'il faut passer
à l'économie de marché. Là où les avis
divergent, c'est sur les modalités de ce passage et sur le temps
qu'il nécessitera. L'école Gorbatchev préconise une
réforme progressive et sans douleur, encadrée par un système
de freins et de contrepoids destiné à préserver la
justice sociale. Les tenants d'Eltsine, quant à eux, sont convaincus
que seule une transition rapide a des chances d'aboutir et que le pays
est capable d'en supporter les conséquences. C'est aujourd'hui
cette dernière tendance qui l'emporte, mais elle laisse entier
le principal problème : le manque de formation et de compétence
des dirigeants, qui ne comprennent pas véritablement les rouages
complexes de l'économie de marché à l'occidentale,
non plus que les restrictions imposées par les constitutions afin
de préserver l'équilibre social. Le concept même de révolution implique le renversement pur et simple de la société, si bien que les élites d'aujourd'hui, chefs de partis, directeurs d'usines, diplomates, généraux, risquent à plus ou moins brève échéance de se retrouver tout en bas de l'échelle sociale pour être remplacés par ceux qui occupaient les derniers échelons, c'est-à-dire la nouvelle classe d'entrepreneurs. Les tensions sociales liées à une telle mutation économique seront tout simplement phénoménales. Peut-être le changement s'opérera-t-il de façon pacifique et graduelle, peut-être un compromis permettra-t-il aux directeurs d'usines et aux administrateurs capables de faire valoir leurs compétences de devenir propriétaires d'usines ou experts en administration dans le nouveau système -au demeurant, cela s'observe déjà. Mais on risque alors de parler, non plus de révolution, mais d'un avatar permettant à la classe privilégiée de conserver son pouvoir. Si tel devait être le cas, il faut s'attendre à ce que le processus de transformation perde de son élan et que le pays retombe dans la stagnation. Pour qu'il y ait un changement réel et que la Russie bénéficie d'un afflux de sang réellement neuf, la révolution économique et sociale doit effectivement permettre à la nouvelle élite, celle des dirigeants d'entreprises, de se hisser jusqu'au sommet, quel que puisse être le conflit social généré par ce processus. Voici un peu plus de deux ans, d'éminents sociologues russes affirmaient que seule une période intermédiaire de dictature permettrait de passer du totalitarisme à la démocratie. S'ils disent vrai, la tâche des dirigeants occidentaux sera ardue : il leur faudra s'adapter à une Russie apparemment engagée dans la voie de la régression et du retour à l'état de menace. Dans une telle hypothèse, les Etats d'Europe centrale en particulier pourraient affronter une pression populaire pour que des barrières soient érigées contre cette nouvelle entité. Apparaîtrait alors une dangereuse tendance à laisser -voire à encourager - la Russie à se refermer sur elle-même, à s'isoler à nouveau du courant principal de l'évolution européenne. L'armée et la société Il est de notre intérêt direct que l'ancienne Union soviétique
avance, dans la stabilité, sur la voie de l'efficacité économique
et, par-dessus tout, de la démocratie. Nous ne pouvons nous permettre
une immixtion dans ses affaires intérieures - pas uniquement par
respect de la morale ou des convenances, mais aussi parce que cela aurait
des effets pervers et déstabilisants. Il ne faut pas pour autant
en conclure que nous sommes impuissants : bien au contraire. Nous pouvons
aider l'ancienne Union soviétique en lui offrant ce dont les pays
membres de l'OTAN disposent partout en abondance et qui, dans tous les
domaines, manque le plus cruellement à ce pays, à savoir
l'expertise - politique, économique, sociale et militaire. Les
richesses ne manquent pas en Russie. Même aujourd'hui, l'ensemble
du pays ne souffre pas de la pénurie alimentaire, seules les villes
ont des difficultés, par suite des tensions provoquées par
le changement social et l'effondrement de l'ancien système. Ce
dont ce pays a vraiment besoin, c'est de contacts - à tous les
niveaux de la société et particulièrement dans le
domaine de la sécurité et des forces années - afin
de prendre conscience des méthodes occidentales, de devenir partie
prenante dans l'évolution sociale de l'Ouest et de repousser la
tentation de se replier sur lui-même, face à la perspective
d'une transformation sociale douloureuse.
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