Revue de l'OTAN
Mise à jour: 08-Sep-2002 Revue de l'OTAN

Edition Web
Vol. 39- No. 4
Aout 1991
p. 15-20

Le rôle du CEIP

Guy Coëme,
Ministre de la Défense

Les débats sur la sécurité européenne en cours dans le cadre de la Conférence intergouvernementale sur l'Union politique (CIG(P)) et au sein de l'Union de l'Europe occidentale (UEO) ont été particulièrement animés, démontrant le caractère très délicat du sujet. Lors du Conseil européen de Rome en décembre 1990, les chefs de gouvernement ont commencé de débattre sur la possibilité d'étendre le rôle de l'Union politique aux questions de sécurité et, notamment, à la coopération économique et technologique dans le domaine des armements.

Or, depuis sa fondation en 1976, le Groupe européen indépendant de programmes (GEIP) a affirmé sa volonté de promouvoir la coopération européenne dans le domaine des armements conventionnels. Il est donc tout naturel que les ministres du GEIP, lors de la réunion du 3 juillet dernier à Bruxelles, se soient concertés sur le rôle à tenir au vu des développements survenus dans les diverses enceintes européennes intéressées par les questions de défense.

Origines du GEIP

L'acte de naissance du GEIP est constitué par la Résolution de Rome dans laquelle onze pays européens de l'Alliance atlantique - le Portugal et l'Espagne ont rejoint le groupe ultérieurement - se sont fixé les objectifs suivants:

  • rendre possible une utilisation efficace des crédits de recherche, développement et acquisition;
  • augmenter la standardisation et l'interopérabili-té des équipements;
  • maintenir une base industrielle et technologique adéquate en Europe;
  • renforcer le facteur européen dans les relations transatlantique.

Jusqu'en 1984, les secrétaires d'Etat à la Défense et les Directeurs Nationaux des Armements (DNA) ont soutenu par leur action toutes les démarches techniques pour faciliter les coopérations bilatérales et multilatérales dans de nombreux programmes d'équipements de défense. Mais étant donné la nécessité d'une dimension politique au sein du GEIP, une première réunion de cette organisation au niveau des ministres de la Défense nationale a été tenue en 1984. A la suite des conclusions d'une étude sur l'industrie européenne, les ministres ont décidé d'établir un "Plan d'action". Ce Plan, après approbation en 1988, a donné lieu à une restructuration du GEIP suivant les trois axes (voir l'organigramme) qui forment encore aujourd'hui la base des trois commissions du GEIP:

  • la planification des développements et acquisitions d'équipements de défense, ainsi que la coopération sur les programmes déterminés;
  • la recherche technologique;
  • toutes les questions relatives à l'ouverture des marchés nationaux et à la création du marché européen des équipements de défense.

Un autre changement structurel, qui offre davantage de continuité à l'organisation, concerne l'établissement d'un Secrétariat permanent à Lisbonne dont le rôle principal est de constituer l'appui administratif de la Présidence.

Bilan des activités du GEIP

La définition et l'harmonisation aussi larges que possible des besoins opérationnels constituent la clé de voûte de toute coopération en matière d'équipements. Ceci présuppose une planification militaire à long terme des programmes d'équipements, planification difficile à réaliser malgré l'existence, au cœur de l'Alliance, de nombreuses enceintes au sein desquelles les questions de planification peuvent être abordées.

II faut noter, par ailleurs, que l'époque n'est pas très propice au lancement de nouveaux programmes. Les récentes incertitudes ainsi que les évolutions politiques, tant en Europe centrale que dans d'autres régions plus éloignées, compliquent sérieusement la redéfinition de la position stratégique pour la plupart des nations. Les contraintes budgétaires constituent un autre facteur important: elles continueront en effet d'exercer des pressions à la baisse sur le niveau global de dépenses militaires.

Néanmoins, le GEIP s'efforce avec pragmatisme d'identifier et de mettre au point un maximum de programmes pouvant aboutir à la coopération, tout en veillant à éviter toute duplication du travail avec d'autres enceintes telles que l'Eurogroupe ou FINA-BEL (l), auprès desquelles il faudra rechercher une meilleure voie vers une collaboration harmonieuse.

Le bilan de l'action du GEIP dans le domaine de la recherche technologique pour la défense peut être qualifié de particulièrement positif. Dès 1984, les ministres ont approuvé des "Common Technology Programmes" dans différents domaines technologiques auxquels participent des industriels de plusieurs pays, mais des résultats beaucoup plus importants sont attendus dans le cadre du programme EUCLID (European Coopération for thé Long-Term in Defen-ce). Ce programme est caractérisé, d'une part, par le très large éventail des domaines technologiques couverts et, d'autre part, par un cadre contractuel unique. Il est conjointement financé par les gouvernements et l'industrie. La participation des gouvernements pourrait atteindre 360 millions d'Ecus (2) répartis sur plusieurs années.

Depuis la signature à Copenhague, le 16 novembre 1990, du protocole d'accord entre les treize pays membres, vingt-neuf Projets de recherche et de technologie (PRT) ont été approuvés et deux Arrangements de mise en œuvre ont été signés par des gouvernements. On espère la signature d'autres Arrangements de mise en œuvre dans un proche avenir, ainsi que la conclusion des premiers contrats avec l'industrie avant la fin de l'année 1991.
Il serait très exagéré de dire que 1' action du GEIP a déjà débouché sur la création d'un Marché ouvert européen des équipements de défense (MEED). On peut toutefois considérer que des progrès sensibles ont été réalisés vers une concurrence à l'échelle européenne dont les principes ont été incorporés dans le "Policy Document" approuvé par les ministres à Copenhague en 1990.
Les pays du GEIP publient régulièrement des bulletins recensant les possibilités de contrat pour les matériels de défense. Chaque pays membre a désigné et rendu publics les points de contact de son organisation. Ce réseau de points de contact permet aux nouveaux soumissionnaires potentiels d'être signalés aux autorités chargées des achats de sorte qu'aucune société ne puisse pâtir d'un manque de connaissance de la politique et des procédures d ' achat dans les autres pays.

En ce qui concerne la compatibilité des procédures contractuelles, quelques critères fondamentaux d'attribution des contrats ont été identifiés. Afin de garantir une application uniforme et correcte du "Policy Document", le principe de désignation d'autorités nationales d'acquisition chargées de résoudre les litiges et plaintes éventuels a été entériné. En attendant la création de telles autorités, une procédure dotée d'une base bilatérale est mise au point pour résoudre les difficultés qui pourraient surgir entre les industries et les autorités contractantes.

Enfin, des progrès ont été réalisés dans l'identification du problème épineux du juste retour économique des commandes passées à l'étranger.

Relations avec d'autres institutions européennes

II ressort de cette analyse du bilan des activités du GEIP que celui-ci constitue le forum européen pour une approche approfondie des sujets liés aux acquisitions et à la coopération en matière d'équipements de défense. Les connaissances techniques du GEIP en ce domaine pourraient donc être utiles dans les débats qui ont lieu au sein de la Conférence intergouvernementale sur l'Union politique, de la Communauté européenne et de l'Union de l'Europe occidentale au sujet de la future architecture de sécurité en Europe. Conscients de l'impact important de ces décisions en cours sur les activités du GEIP, les ministres sont convenus, lors de la réunion ministérielle du 3 juillet à Bruxelles, qu'il était indispensable d'entretenir des contacts appropriés avec ces instances européennes. L'objectif de ces contacts est double: il faut, en premier lieu, que le GEIP soit informé de façon à ce que son action interne tienne dûment compte des développements dans les autres enceintes; en second lieu, le GEIP doit s'interroger quant aux modalités pour entamer un échange de vues avec les autres organisations, afin de faire valoir ses opinions en leur sein. Dans ce but, un nouveau Groupe ad hoc traitant des questions de la CE et de l'UEO a été créé pour assister la présidence dans ces contacts et formuler des recommandations.

Le GEIP et les actions de la CE

En ce qui concerne les relations avec la CE, la question de la compétence de la Commission sur le marché de défense repose sur l'interprétation de l'article 223 du Traité de Rome, lequel autorise tout Etat membre à prendre les mesures qu'il estime nécessaires à la protection de ses intérêts essentiels de sécurité. De fait, la Commission s'est abstenue d'intervenir directement dans le domaine des marchés publics relatifs à des équipements spécifiquement militaires. D'autre part, différentes raisons avancées par la Commission l'incitent à prendre des initiatives touchant de près le marché européen des équipements de défense.

Tout d'abord, la Commission n'a cessé d'affirmer sa compétence en matière de contrats publics conclus par les ministres de la Défense pour les produits qui ne sont pas exclusivement militaires, ce qui implique une application restrictive de l'article 223. La Commission note d'autre part la pression exercée par le Parlement européen pour que la CE mène une action dans le domaine de l'industrie et du commerce des matériels de défense. Elle fait ensuite remarquer qu'une exclusion continue du commerce des matériels de défense est difficilement conciliable avec sa responsabilité des relations commerciales dans les autres secteurs, vu le caractère dual de la plupart des industries de défense qui travaillent à la fois pour le secteur civil et des forces armées. Il est d'ailleurs sans cesse plus difficile de faire la distinction entre les industries civiles et militaires et les applications de la technologie.

D'autre part, des questions se posent en ce qui concerne la restructuration des industries de défense de la CE remises en question par la diminution des dépenses d'armement et le recul du commerce mondial des armes. Le GEIP peut contribuer au bon fonctionnement d'une industrie bien adaptée au volume des marchés, mais il n'a ni la vocation, ni les moyens d'intervenir dans la solution des problèmes que posera l'adaptation de la capacité de production.

Un autre problème dans les relations avec la CE, qui ne peut être ignoré mais ne semble pas devoir poser de difficultés majeures, concerne la question de l'appartenance. Il existe déjà, en effet, des relations entre la CE et la Turquie, membre associé, et la Norvège, membre de l'Association européenne de libre échange.

Le GEIP et la Conférence intergouvemementale

Les développements survenus lors de la Conférence intergouvernementale sur l'Union politique et ailleurs pourraient affecter le point de vue actuellement adopté dans la Communauté européenne sur l'achat et le commerce de matériels de défense et les contrôles sur l'exportation de ces matériels. En particulier, les propositions suivantes ont été faites:

  • la Commission, dans sa proposition visant à une politique extérieure commune publiée le 27 février 1991, a déclaré que la mise en œuvre d'une telle politique impliquerait l'annulation des articles 223 et 224 du Traité de Rome dont les domaines d'application seraient couverts par la nouvelle politique;

  • l'Allemagne et la France ont élaboré, en février 1991, un document de travail à propos de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) qui, en particulier, demandait "l'incorporation de la coopération en matière d'armements" dans les limites de la dimension de sécurité de la PESC, cette dimension de sécurité étant progressivement contrôlée par l'intermédiaire de l'UEO;

  • la délégation des Pays-Bas à la CIG(P) du 13 mars 1991 a proposé un amendement à l'article 223 du traité de Rome visant à supprimer progressivement la liste des produits concernés d'ici le 31 décembre 1997. Les Pays-Bas ont proposé qu'un règlement approprié soit mis sur pied pour rendre le Traité entièrement applicable au développement, à la production et au commerce des armes, des munitions et des matériels de guerre d'ici le 31 décembre 1997;

  • le texte provisoire du Traité élaboré sous la présidence du Luxembourg par la Communauté européenne le 17 avril 1991 n'a proposé aucun amendement aux articles 223 et 224, mais il a proposé "une coopération industrielle et technologique dans le domaine des armements" faisant l'objet d'"une action prioritaire commune" dans le cadre de la PESC, et l'inclusion dans le Traité de Rome d'un nouvel article (sur la base de l'article 27 du Traité existant) engageant les Etats membres à harmoniser leurs législations sur les exportations d'armement.


Il apparaît donc clairement que des développements potentiellement majeurs sont à l'examen dans la CIG(P) qui, s'ils réunissaient un consensus, pourraient avoir de profondes implications pour le rôle du GEIP.

Les relations du GEIP avec l'UEO

Bien que le rôle de l'Union de l'Europe occidentale dans la future architecture de sécurité européenne reste controversé (partenariat transatlantique ou intégration européenne), il faut surtout noter que l'UEO, à l'heure actuelle, ne joue aucun rôle général en matière de coopération dans le domaine des armements et qu'elle n'a pas manifesté son intention de changer d'attitude à cet égard. Bien sûr, l'UEO s'est déjà intéressée à certains aspects de la coopération en matière d'armements qui pourraient faire double emploi avec les travaux du GEIP, tels que le transport aérien stratégique et les satellites de renseignement et de surveillance. Les réunions entre ministres et les contacts au niveau du président des DNA du GEIP devraient suffire à s'assurer que le GEIP en tient compte dans son action.

Une éventuelle décision des chefs d'état-major des pays de l'UEO de lui confier la planification à long terme des besoins opérationnels des forces, en vue d'améliorer la normalisation et Finteropé-rabilité, aurait de profondes implications pour les quatre membres du GEIP qui n'appartiennent pas à l'UEO. Cette question est évidemment difficile, mais un élargissement accéléré de l'UEO et la grande souplesse interne du GEIP devraient permettre d'éviter des difficultés majeures.

Le marché de défense de l'OTAN

Dès le début, le GEIP a affirmé son intention de travailler dans le cadre de l'Alliance atlantique. Dans chacun de leurs plus récents communiqués, les ministres ont réaffirmé leur attachement à la solidarité atlantique et leur refus de voir le GEIP prendre des mesures protectionnistes visant à construire cette "forteresse Europe" à propos de laquelle tant de craintes ont été exprimées. Celles-ci sont apparemment dissipées, mais une question fondamentale a été posée à la suite des initiatives liées à l'ouverture transatlantique des marchés d'armements. Les pays du GEIP ont donc été amenés à réfléchir aux avantages et à la faisabilité des approches suivantes: ou bien se concentrer désormais, et exclusivement, sur l'ouverture du marché des armements dans l'ensemble des pays de l'OTAN, ou poursuivre les efforts du GEIP pour créer un Marché européen des équipements de défense tout en restant ouvert à toutes formes de collaboration transatlantique.

L'aspect politique du choix à opérer est évident, et doit sans doute être mis en relation avec les évolutions qui se dessinent au sein de la Communauté européenne vers une identité et une architecture de sécurité et de défense, ainsi qu'au sein de l'OTAN vers la concrétisation d'un pilier européen dont la raison d'être a été reconnue par le Conseil de l'Atlantique Nord réuni en session ministérielle à Copenhague en juin dernier (3).

Les opinions dans les treize pays du GEIP convergent vers une attitude pragmatique: la volonté de promouvoir la coopération transatlantique en matière d'armements est affirmée avec la même force que précédemment, mais on insiste sur la progressivité de la démarche et la réciprocité qui est une condition indispensable. Le langage est nouveau sur cette condition car il ne s'agit plus du besoin d'un retour économique, mais bien d'un partenariat entre partenaires aussi égaux que possible, s'achetant l'un à l'autre leurs équipements et échangeant librement les technologies nécessaires. Dans cette optique, il est donc indispensable que les pays du GEIP poursuivent leur action selon ces trois axes, en particulier en ce qui concerne la recherche technologique, car elle seule peut faire de l'industrie européenne un partenaire adéquat, sur un pied d'égalité, pour l'industrie américaine. Il faut d'ailleurs souligner que cette vue est aussi celle du NATO INDUSTRIAL ADVISORY GROUP qui rassemble des industriels nord-américains et européens.

Les ministres du GEIP sont donc convenus de mener en parallèle l'approfondissement de l'action du GEIP en Europe et l'établissement de l'inventaire des obstacles à un marché transatlantique des équipements de défense. L'objectif poursuivi est de progresser dans l'élimination de ces obstacles en vue d'une ouverture des marchés lorsque l'ensemble des pays du GEIP sera devenu suffisamment fort économiquement, industriellement et politiquement, construisant de ce fait un véritable pilier européen de l'Alliance atlantique.

Conclusions

Au-delà des difficultés et des objectifs à court terme, l'objectif du GEIP reste de construire, dans le domaine des équipements de défense, une Europe plus forte, partenaire de l'Amérique du Nord, et expression, dans le domaine des équipements de défense, de l'identité européenne qui se construit au niveau politique. Si les développements dramatiques de la crise du Golfe ont plus que jamais fait ressentir le besoin de l'identité européenne, sa réalisation supposera à bref délai la persévérance et le succès dans l'action du GEIP qu'elle semble d'ailleurs devoir promouvoir. Les débats et les conclusions de la réunion du Conseil de l'Atlantique Nord de Copenhague en juin dernier donnent toute son importance à cette action de renforcement du pilier européen de l'OTAN.

(1) Comité France, Italie, Pays-Bas, Allemagne, Belgique, Luxembourg -comprend également le Royaume-Uni.
(2) UnEcu=l,2$ environ.
(3) Pour les textes du Communiqué, voir Revue de l'OTAN, N°3,juin 1991, p.28